9 mai 2025

Tendances – droits de douanes – Taiwan

Dans l’œil du cyclone

Depuis la décision du 9 avril dernier de Donald Trump  de suspendre durant 90 jours les majorations des droits de douane, l’économie mondiale est dans l’œil du cyclone. Tout semble calme mais la menace est tout à la fois derrière et devant. Les marchés financiers se sont assagis. Les entreprises de la haute technologie ont réussi à se faire entendre de la part de l’administration républicaine. Les alliés des Etats-Unis comme la Corée du Sud, le Japon voire l’Europe compte sur les négociations pour obtenir des droits acceptables. Même pour la Chine, tout ne semble pas irrémédiable. Le statu quo, avec un tarif de 145 % sur de nombreux produits chiniois n’est « pas soutenable », a souligné le 22 avril dernier le secrétaire au Trésor, Scott Bessent. Donald Trump a lui-même admis que de taux « baissera de manière substantielle ».Plusieurs produits électroniques, notamment les smartphones, ont déjà été exemptés des surtaxes. Quand Amazon annoncé qu’elle  envisageait d’afficher le coût des droits de douane à côté des prix des produits vendus, l’administration américaine a pris conscience des effets délétères de sa politique.

L’équipe du Président américain a sous-estimé la réaction de la Chine lors de l’annonce du 2 avril dernier d’une taxe de 34 % sur les importations en provenance de ce pays. Elle a imaginé que les autorités chinoises allaient s’engager immédiatement sur la voie de la négociation. Or, les Chinois n’entendent pas céder au diktat américain et négocier en position de faiblesse. Ils considèrent que les entreprises américaines ne supporteront pas longtemps des produits chinois hors de prix. Les Chinois ont, par ailleurs, la mémoire longue. Ils ne veulent en aucun cas revivre les humiliations du XIXe et du début du XXe siècle quand les Occidentaux ont imposé, lors des guerres de l’Opium, leurs règles. Les autorités chinoises n’ont de leur côté certainement pas imaginé que Washington entrerait dans une spirale de droits douaniers mortifères. Le Président américain est aussi fier que le Président chinois. Il ne veut pas perdre la face et demande que les Chinois commencent à abaisser leurs droits pour le cas échéant diminuer les siens.

Renouant avec de vieilles pratiques, la nouvelle vidéo du ministère des Affaires étrangères chinois présente les États-Unis comme un « tigre de papier ». Cette vidéo indique que  l’obtention d’un compromis ne débouchera sur aucune clémence de la part des Américains et que « s’agenouiller ne fait qu’inviter à davantage de brutalité ». Reprenant des maximes de Mao Zedong, les grands quotidiens chinois invitent à une guerre commerciale de longue durée. Le Grand Timonier aimait ainsi à répéter que la « victoire rapide n’est bien souvent qu’une  illusion »

La Chine peut-elle tenir le choc d’un quasi-embargo commercial avec les Etats-Unis. Elle est confrontée à un ralentissement de sa croissance ; elle est menacée de déflation sur fond de crise immobilière. Une enquête mensuelle publiée le 30 avril sur l’industrie manufacturière montre que les commandes à l’exportation sont en chute libre. Pour tenir dans cette guerre commerciale, la Chine a besoin d’une reprise de la demande intérieure. Un plan de relance est prévu mais les consommateurs chinois restent prudents. Le bras de fer entre les deux superpuissances économiques nuit aux deux parties, les économistes évoquent un jeu à somme négative. Mais sur le plan géopolitique, il est perçu comme un jeu à somme nulle, ce qui affaiblit les Etats-Unis renforce la Chine. La perte de crédibilité américaine se traduit par un gain d’influence pour Pékin à l’échelle mondiale. Les autorités chinoises défendent une ligne libre échangiste sur fond du respect des traités internationaux. Elle se veulent le porte-parole des Etats pénalisés par la politique protectionniste américaine. Le ministère des Affaires étrangères chinois a ainsi appelé les autres nations à se dresser contre Washington, qui ne représente « qu’une fraction » du commerce mondial. La Chine, en revanche, est le premier partenaire commercial de plus d’une centaine de pays, et occupe une position centrale dans les chaînes d’approvisionnement asiatiques. En 2022, elle représentait plus de 19 % des importations japonaises de biens intermédiaires, plus d’un tiers de celles de la Corée du Sud, et plus de 38 % pour le Vietnam. La Chine est incontournable. Ses partenaires asiatiques ne peuvent pas l’évincer de leurs chaînes de valeur comme le souhaiteraient les États-Unis. L’influence chinoise n’est pas sans limite, le Japon et la Corée du Sud dépendent des garanties de sécurité américaines. Les pays d’Asie du Sud-Est souhaitent rester le plus neutre possible. Contrairement à la Chine, ces pays rivalisent d’imagination pour amadouer Washington. Ils proposent d’acheter davantage d’énergie, de produits agricoles ou d’armement américains, et de lever certains obstacles commerciaux. Le Vietnam s’est engagé à lutter contre la fraude douanière, notamment le faux étiquetage de produits chinois présentés comme « fabriqués au Vietnam » pour échapper aux droits de douane. Ces nations, tributaires du commerce international, ne souhaitent qu’une seule chose, éviter la guerre commerciale quand la trêve de 90 jours expirera, le 9 juillet. Certaines d’entre eux espèrent même tirer avantage de la situation. La Thaïlande, par exemple, entend gagner des parts de marché aux États-Unis sur les segments de la nourriture pour animaux, du maquereau en conserve ou du calmar surgelé. De nombreux pays redoutent avant tout un effet de débordement : les produits chinois détournés du marché américain étant susceptibles d’innonder leurs marchés et fragiliser leur industrie. La vigilance est de mise. Le président indonésien Prabowo Subianto a menacé de couler les navires transportant des textiles chinois à bas prix. En février, la Corée du Sud a imposé des droits antidumping sur certains aciers chinois. Le mois suivant, le Japon a appliqué des taxes similaires sur les électrodes en graphite importées de Chine.

L’ambition des États-Unis de marginaliser la Chine et de l’évincer des chaînes d’approvisionnement asiatiques est illusoire. Tout comme l’espoir chinois de rallier ses voisins dans un front de défi envers l’hégémon américain. La Chine, insiste sa diplomatie, « ne s’agenouillera pas ». Mais ses voisins, eux, font tout pour aider Donald Trump à redescendre de son piédestal.

Taïwan : l’ambiguïté en sursis

Dans les années 1960, les points de crispation entre les deux grandes puissances de l’époque, les États-Unis et l’URSS, s’appelaient Berlin — avec le fameux blocus — et Cuba — avec la crise des missiles. Aujourd’hui, la Chine a pris la place de l’URSS comme principal rival de l’Oncle Sam ; leur point de tension pourrait être Taïwan.

Pékin revendique Taïwan comme une province chinoise. À ses yeux, cette île a toujours été une partie intégrante du territoire national. Elle aurait fait sécession de manière illégale en 1949. C’est un problème de sécurité intérieure devenu une affaire internationale. Les autorités chinoises se sont fixé pour objectif de mettre un terme à cette sécession d’ici 2049, année du centenaire de la prise du pouvoir par les communistes. Elles n’excluent pas une invasion si l’île venait à proclamer son indépendance, même si l’étouffement progressif ou la négociation restent leurs voies privilégiées. Taïwan, de son côté, souhaite préserver son statut de démocratie autonome. Les États-Unis ont adopté, depuis la visite officielle de Nixon à Pékin en 1972 et la reconnaissance de la Chine populaire en 1979, une stratégie d’ambiguïté délibérée. Ils s’efforcent d’empêcher une déclaration formelle d’indépendance tout en s’opposant à toute intervention militaire, avec à la clé des livraisons régulières d’armes à Taïwan, sans pour autant garantir explicitement sa sécurité ultime.

Ces dernières années, les tensions entre la Chine et Taïwan se sont accrues. Lors des trois dernières élections présidentielles, les Taïwanais ont choisi le Parti démocrate progressiste (DPP), favorable à l’indépendance. Depuis 2010, l’importance stratégique de l’île s’est renforcée, notamment grâce à l’essor du premier producteur mondial de semi-conducteurs, TSMC. Cette entreprise est devenue incontournable dans la production de puces avancées, y compris celles destinées à l’intelligence artificielle. Parallèlement, les dépenses militaires chinoises ont triplé, au point de remettre en cause la suprématie des États-Unis en Asie. À Washington, le Département d’État continue de miser sur l’effet dissuasif d’une éventuelle intervention américaine. Une guerre pour Taïwan serait potentiellement un désastre pour la Chine, qui pourrait faire l’objet de sanctions internationales.

Le rapport de force entre la Chine et les États-Unis est en pleine évolution, ce qui pourrait avoir des conséquences importantes pour Taïwan.

Premièrement, la capacité dissuasive américaine s’effrite. Le président américain actuel est isolationniste. Il s’est prononcé contre l’interventionnisme : la seule guerre qu’il entend mener est commerciale. En 2024, Donald Trump a déclaré que si la Chine tentait d’envahir Taïwan, il riposterait par des droits de douane : « Je vous imposerai des taxes entre 150 et 200 %. » Aujourd’hui, ces droits atteignent déjà 145 %. La Chine a décidé de résister en répliquant par une hausse des droits de douane sur les produits américains. Elle joue sur le temps long, convaincue que les États-Unis finiront par reculer. La guerre commerciale distend les relations des États-Unis avec leurs alliés traditionnels en Asie : non seulement l’Australie, le Japon et la Corée du Sud, mais aussi Taïwan, dont les droits à l’export pourraient passer, faute d’accord, à 32 %. TSMC est fortement incité à délocaliser certaines de ses usines sur le sol américain. Le Japon et la Corée du Sud ont quant à eux décidé de signer un accord commercial avec la Chine afin de favoriser les échanges entre ces trois pays.

Deuxièmement, la Chine élabore de nouveaux scénarios concernant Taïwan, évitant le pari risqué d’une invasion totale. Elle continue de se préparer à une conquête militaire, comme l’illustrent les récentes manœuvres Foudre du Détroit, mobilisant 38 navires de guerre autour de l’île. Elle expérimente aussi des tactiques dites de « zone grise » : quarantaines maritimes temporaires, inspections douanières de navires dans les eaux taïwanaises, intimidations, etc. L’objectif est de saper la souveraineté de Taïwan et de semer le doute parmi sa population quant à la capacité et à la volonté des États-Unis d’intervenir en cas de crise. La Chine cherche à faire reconnaître ses droits sur l’île au niveau international. Sur ce sujet, elle a déjà reçu le soutien d’environ 70 pays.

Troisièmement, Pékin cherche à tirer parti du dysfonctionnement chronique de la démocratie taïwanaise. Peu de Taïwanais souhaitent vivre sous le joug communiste, mais la vie politique de l’île est minée par la polarisation et l’inertie. Depuis les dernières élections, le président Lai Ching-te doit composer avec un parlement dominé par le Kuomintang (KMT), favorable à un apaisement avec Pékin, et un tiers parti soutenu par une jeunesse désillusionnée par le DPP. Ce blocage institutionnel empêche toute avancée sérieuse sur l’augmentation du budget de défense, la réduction de la dépendance énergétique ou la préparation à une crise majeure. Les initiatives du président Lai pour contrer les infiltrations chinoises ont accentué la polarisation. Si les États-Unis donnent le sentiment de se désengager, les Taïwanais pourraient douter de leur propre capacité à se défendre. Le risque d’un basculement progressif de l’île dans l’orbite chinoise — sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré — n’est pas à exclure à long terme.

Le retour de Taïwan dans le giron de la Chine continentale ne signifierait pas nécessairement la fin de la prééminence militaire américaine dans le Pacifique, mais un effort important serait nécessaire pour la restaurer. Le Japon, la Corée du Sud ou les Philippines seraient évidemment les plus menacés par une telle évolution. L’Armée populaire de libération de la Chine pourrait redéployer ses forces vers d’autres objectifs. L’armée américaine pourrait être amenée à se retirer de la « première chaîne d’îles », proche des côtes chinoises, pour se repositionner sur la « deuxième chaîne », entre le Japon et Guam. Les alliés asiatiques exigeraient de nouveaux traités économiques et militaires pour être rassurés. Faute de quoi, certains pourraient envisager l’option nucléaire. Cette réflexion est déjà engagée, notamment en Corée du Sud.

Dans le grand désordre stratégique du XXIe siècle, Taïwan concentre plus qu’un contentieux territorial : elle incarne la ligne de faille entre deux modèles de puissance. Pékin veut faire plier l’histoire ; Washington tente d’en contenir le cours sans le brusquer. Mais au-delà des discours diplomatiques, c’est l’économie mondiale qui vacille sur ce rocher de 36 000 km². Dans ses usines, TSMC grave les circuits les plus fins du globe, indispensables à nos smartphones, à nos armes intelligentes, à nos véhicules électriques. Le moindre coup de semonce dans le détroit de Formose menace la fluidité des chaînes d’approvisionnement d’un grand nombre d’entreprises.  Ce n’est donc pas seulement la souveraineté d’une démocratie insulaire qui est en jeu, mais l’équilibre d’un capitalisme mondialisé qui repose sur quelques points névralgiques.