5 septembre 2025

Horizons – Etats-Unis – Inde –

La Réserve fédérale dans le viseur de Donald Trump

La politique monétaire des États-Unis se joue désormais sur Truth Social, le réseau social du Président. Il n’a suffi que d’un message envoyé après un dîner pour que la passe d’armes entre la Maison-Blanche et la Réserve fédérale prenne une tournure plus inquiétante. Le 25 août dernier, Donald Trump a publié une lettre affirmant avoir révoqué Lisa Cook, membre du Conseil des gouverneurs de la Fed, pour une présumée fraude hypothécaire. Certes, les présidents peuvent révoquer des responsables de la Fed, mais uniquement « pour motif valable », et aucun ne s’était prévalu de ce pouvoir jusqu’ici. Lisa Cook n’est inculpée d’aucun crime et, a fortiori, n’a été reconnue coupable de rien pour le moment. L’allégation — selon laquelle elle aurait déclaré deux logements comme résidence principale — a d’abord été formulée par Bill Pulte, de la Federal Housing Finance Agency (FHFA), qui a avancé des accusations similaires contre d’autres personnes, sans qu’elles n’aient, à ce stade, donné lieu à des poursuites judiciaires. Lisa Cook a promis de contester sa révocation en justice et, dans l’intervalle, de se maintenir en fonctions.

L’initiative du Président marque une escalade remarquable dans la campagne de ce dernier contre l’indépendance de la banque centrale. Durant son premier mandat, la Fed est demeurée en marge, hormis quelques tensions vite contenues. Elle est devenue la bête noire présidentielle depuis le début du second. Le Président exige bruyamment et publiquement des baisses de taux et juge Jerome Powell, qu’il a nommé lors de son premier mandat, en complet décalage par rapport aux besoins du pays. Il impute à la Fed le blocage du marché du logement par des taux trop élevés. Il a caressé l’idée de le révoquer et a, un temps, tenté d’utiliser le coût de la rénovation du siège de la Fed comme prétexte.

Jusqu’à présent, Jerome Powell et la Fed ont largement ignoré le tollé du Président. Aucune baisse de taux n’est intervenue depuis décembre, même si une détente semble probable en septembre. Cette indifférence s’explique par la solidité des protections juridiques dont bénéficie la Fed. Les mandats des gouverneurs sont longs et leur révocation difficile. La Cour suprême a récemment exclu la banque centrale du champ d’un arrêt facilitant le limogeage des patrons d’agences fédérales. L’attaque contre Lisa Cook prouve que le Président n’a pas abandonné l’idée de peser sur le cours de la Fed.

Donald Trump n’est pas assuré de gagner son bras de fer avec la banque centrale américaine. Concernant la bataille judiciaire autour du cas Lisa Cook, il devra prouver que les faits allégués justifient une révocation. Les documents en cause ont été déposés en 2021, alors que Lisa Cook était encore une simple citoyenne. Il faudra, en outre, démontrer l’intentionnalité de la fausse déclaration. Nul n’attend un dénouement rapide. La probabilité de sa révocation d’ici fin septembre, selon les bookmakers, n’est que de 10 %, et de 25 % d’ici la fin de l’année. Concernant les désignations au sein de la Fed, rien n’est certain. Le choix des présidents des Réserves fédérales régionales pourrait donner lieu à des surprises, or cinq d’entre eux complètent le Federal Open Market Committee (FOMC), qui fixe les taux directeurs. Ce vote doit intervenir début 2026. Si Lisa Cook est écartée et si le Sénat confirme le nom de son remplaçant ainsi que celui d’Adriana Kugler, autre gouverneure récemment démissionnaire, alors, en principe, quatre des sept gouverneurs pourraient avoir été nommés par Donald Trump et être en phase avec la ligne de ce dernier. Cependant, même dans ce scénario, une ingérence aussi flagrante paraît peu probable. Christopher Waller et Michelle Bowman, nommés durant le premier mandat Trump, sont reconnus pour leur indépendance et leurs compétences techniques. Le dernier point de pression concerne le remplacement de Jerome Powell au terme de son mandat de Président le 15 mai 2026, sachant que celui de gouverneur court jusqu’au 31 janvier 2028. Après avoir semblé restreindre la liste des candidats, Donald Trump a fait circuler une liste plus longue et parfois fantasque. Parmi les prétendants sérieux, Christopher Waller, qui avait prévu, contre le consensus, que l’inflation pourrait refluer sans récession. Si Donald Trump optait pour un loyaliste tel que Kevin Hassett, l’un de ses conseillers économiques, l’aptitude du FOMC à le mettre en minorité offrirait un garde-fou — à moins que cette capacité ne soit sapée par de nouvelles évictions à la Cook.

Le dernier Président qui a essayé de manipuler la Fed fut Richard Nixon. Il fit pression sur Arthur Burns, alors Président de la Fed, pour abaisser les taux avant l’élection de 1972. L’issue fut calamiteuse. L’inflation s’accrut avant même le choc pétrolier de 1973, et il fallut une décennie pour la juguler. Thomas Drechsel (Université du Maryland) estime qu’un épisode de pression politique de moitié moins intense que celui de l’ère Nixon, appliqué sur six mois, pourrait renchérir les prix de 7 % sur dix ans.

Donald Trump adopte aujourd’hui une posture bien plus décomplexée que Nixon n’osa jamais. Les marchés sont devenus plus sceptiques à l’égard des États-Unis depuis le mois d’avril 2025. Le dollar a reculé de 9 % face aux autres grandes devises. L’or est en forte hausse depuis que les menaces sur la Fed se précisent. Si les rendements des Treasuries de courte maturité ont reculé avec le tassement conjoncturel, ceux de longue maturité demeurent élevés, traduisant l’inquiétude des investisseurs face au fardeau de la dette et aux menaces pesant sur des institutions économiques comme la Fed.

Dans le même temps, les actions démentent la morosité et évoluent à des plus hauts historiques. Actions, Treasuries et dollar ont tous reculé après l’annonce de la « révocation » de Mme Cook, mais à la marge. Prendre au sérieux les menaces visant l’indépendance de la Fed justifierait sans doute une réaction bien plus nette. Pourquoi, alors, ce calme relatif ? En partie parce que M. Trump a encore beaucoup d’obstacles devant lui. Obtenir une majorité accommodante au FOMC supposerait de convaincre les tribunaux de l’autoriser à révoquer Mme Cook, de faire confirmer par le Sénat plusieurs affidés, et d’amener des gouverneurs plus indépendants à exiger une liste docile de présidents régionaux.

Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump provoque en permanence, jusqu’au moment où il rencontre de la résistance, ce qui peut l’amener à édulcorer ses projets. Les investisseurs ont intégré le comportement du Président et font preuve d’une résilience croissante. S’ils considèrent qu’une prise de contrôle totale de la Fed reste peu probable, la guerre menée par le Président contre cette dernière pourrait provoquer de réels dégâts. Il a brisé une norme vieille de plusieurs décennies : l’intangibilité de l’indépendance de la Fed. Si le contrôle politique de la banque centrale devient une revendication récurrente des républicains au fil des cycles électoraux, la polarisation de la politique monétaire deviendra quasi inévitable. Saper la confiance dans les institutions économiques américaines n’est pas sans incidences. La Fed a déjà été ébranlée par son incapacité à anticiper l’inflation post-pandémie. Les taux plus élevés qu’elle a mis en œuvre ont pu juguler la hausse des prix sans récession, en grande partie parce que les agents économiques faisaient confiance à la Fed pour ramener l’inflation vers sa cible de 2 %, évitant une spirale prix-salaires façon années 1970. Une perte de confiance dans la Fed créerait des difficultés sur le marché obligataire. Le déficit budgétaire américain atteint 7 % du PIB, soit trois fois le niveau de l’époque de Richard Nixon. La dette publique nette avoisine 100 % du PIB. Convaincre les investisseurs d’absorber un volume important de titres publics n’a rien d’aisé. Jusqu’ici, les États-Unis sont restés attractifs grâce au statut de valeur refuge du dollar et parce que la plupart des autres économies avancées s’endettent elles aussi davantage. Cette situation n’est pas inscrite dans le marbre.

La bataille engagée entre Donald Trump et la Réserve fédérale dépasse le simple affrontement institutionnel. Elle révèle, en filigrane, des Etats-Unis où l’équilibre fragile entre le pouvoir politique et les contre-pouvoirs économiques se fissure. En s’attaquant à l’indépendance de la Fed, le Président remet en cause l’un des piliers de la stabilité financière mondiale. À court terme, ses coups de boutoir peuvent paraître sans effet, tant les marchés s’accommodent de ses outrances. Mais à long terme, l’idée même qu’une banque centrale puisse être placée sous la coupe d’un exécutif partisan fragilise la crédibilité de l’ensemble du système monétaire international. Si la Fed cède, c’est la confiance dans le dollar, valeur refuge universelle, qui pourrait vaciller. Et avec elle, l’architecture économique mondiale tout entière.

L’Inde face au protectionnisme américain

Sept ans se sont écoulés depuis la dernière visite de Narendra Modi en Chine. Son arrivée le 31 août dernier à Tianjin, port situé à environ deux heures de Pékin, marque son retour. Le Premier ministre indien y a assisté à une réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un groupement de sécurité eurasiatique dont sont membres la Russie et l’Iran. Cette rencontre symbolise la détente entre l’Inde et la Chine, qui s’étaient affrontées en 2020. Cette réconciliation intervient alors que les relations entre l’Inde et les États-Unis se sont considérablement dégradées en raison de la hausse des droits de douane et de la prise de position de Donald Trump en faveur du Pakistan.

Depuis son indépendance en 1947, l’Inde a choisi de n’adhérer pleinement à aucun grand bloc. Elle revendique toujours un « non-alignement » dans les affaires internationales et refuse d’entrer dans des alliances formelles. Pour autant, elle a oscillé entre les différents camps rivaux. Depuis vingt-cinq ans, l’inclinaison indienne a été largement pro-occidentale. En 2001, les États-Unis ont levé les sanctions liées au programme nucléaire indien. En 2005, ils ont entamé des négociations sur un accord de coopération nucléaire signé en 2008. Il y a neuf ans, Washington a fait de l’Inde un « partenaire majeur de défense », statut offrant l’accès à de nombreuses technologies de pointe sans exiger une alliance formelle. Cette convergence était nourrie par l’intérêt partagé de contenir la puissance chinoise. Certes, les deux pays ont souvent voté dans des camps opposés à l’ONU sur les guerres et les sanctions. Mais aux yeux de nombreux Indiens, les États-Unis étaient devenus un allié fiable. Les volte-face récentes semblent avoir changé la donne et donné raison aux sceptiques qui mettaient en garde contre une dépendance excessive vis-à-vis de Washington. Même certains artisans de ce rapprochement expriment aujourd’hui leur désarroi. Navtej Sarna, ex-ambassadeur à Washington, résume à propos de Donald Trump : « Nous ne pouvons pas suivre aveuglément quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il dira demain. »

L’Inde dépend moins de ses exportations de biens que d’autres pays d’Asie : l’équivalent de 11 % du PIB, contre 85 % pour le Vietnam. Plusieurs catégories d’exportations importantes, comme les smartphones ou les produits pharmaceutiques, sont pour le moment exemptées. Mais les tarifs élevés remettent en cause la stratégie industrielle de l’Inde, qui pouvait espérer récupérer une partie des usines chinoises.

Les Indiens évaluent les conséquences de la nouvelle politique économique américaine. Une escalade commerciale pourrait menacer plusieurs piliers clés de leur économie.

Depuis le 27 août 2025, les États-Unis ont imposé des surtaxes allant jusqu’à 25 % en plus des taux de base déjà applicables aux produits importés d’Inde, portant ainsi le taux global à environ 50 % sur de nombreux produits indiens. Avant cette mesure, les droits de douane moyens appliqués étaient plutôt faibles, avec des taux pondérés de 2 à 3 % selon les secteurs. La hausse est présentée comme une réponse aux importations indiennes de pétrole russe, jugées contraires aux intérêts américains.

Les exportations indiennes de vêtements et textiles sont particulièrement exposées, avec des tarifs passant de 12 % à 62 % selon les segments. Celles de pierres précieuses, bijoux et diamants sont également pénalisées, tout comme celles concernant les pièces automobiles et les produits chimiques.

En revanche, les exportations de services (logiciels, centres d’appel, etc.) échappent à l’augmentation des droits. Elles progressent par ailleurs plus vite que celles concernant les biens.

Les Américains n’ont aucun intérêt à entrer en conflit commercial avec les Indiens, et réciproquement. En effet, les États-Unis sont le premier pourvoyeur d’investissements en Inde (en tenant compte des flux transitant par Singapour et l’île Maurice). De nombreuses entreprises américaines ont créé des centres de services mondiaux — dotés de compétences en code et en finance. Ce secteur a généré 65 milliards de dollars l’an dernier et devrait atteindre 100 milliards de chiffre d’affaires d’ici 2030.

Aux frictions commerciales s’ajoute une querelle en matière de défense. Depuis des années, l’Inde accuse le Pakistan de tolérer, voire d’appuyer, des djihadistes opérant depuis son territoire. Washington a longtemps affirmé partager ces préoccupations. Ce consensus s’est fissuré lors du conflit entre l’Inde et le Pakistan en mai, déclenché après l’assassinat de deux dizaines de personnes au Jammu-et-Cachemire administré par l’Inde. Les États-Unis ont d’abord indiqué que l’Inde pouvait gérer seule la situation, avant de faire volte-face, appelant « les deux parties » à cesser le feu — donnant à New Delhi le sentiment d’être désignée comme agresseur. La colère indienne a redoublé quand Donald Trump a affirmé avoir imposé la paix en menaçant les deux camps d’un embargo commercial américain. Le président a ensuite proposé de médiatiser la question explosive du Cachemire. Depuis des décennies, l’Inde rejette vigoureusement toute médiation extérieure avec le Pakistan. Elle a affirmé s’être désengagée parce qu’elle avait atteint ses objectifs. Au fil des mois, Donald Trump semble pencher plus nettement vers les Pakistanais, allant jusqu’à laisser entendre que ceux-ci l’auraient proposé pour le Nobel. La vexation s’est poursuivie avec l’invitation en juin dernier, à déjeuner à la Maison-Blanche, du chef de l’armée pakistanaise, Field-Marshal Asim Munir — honneur rare pour un militaire étranger. À cette occasion, le président américain a annoncé que les États-Unis aideraient le Pakistan à exploiter ses réserves pétrolières et minières, ajoutant qu’« un jour » l’Inde pourrait avoir à acheter de l’énergie à son voisin…

Les relations militaires américano-indiennes pâtiront de cette dispute. Or, au cours des quatre dernières années, l’Inde avait réduit son exposition à la Russie, qui ne fournit plus que 36 % des armes importées par le pays. New Delhi craint un désengagement russe en cas de guerre avec la Chine. L’Inde doute aussi de la qualité d’une partie des équipements militaires russes. Or, la montée en puissance de l’armée pakistanaise équipée par Pékin impose à l’Inde de faire de même. Lors du conflit de mai, cinq avions indiens auraient été abattus par des chasseurs chinois.

À Delhi, les autorités espèrent que la colère de Donald Trump contre l’Inde passera. En cas de paix en Ukraine, la question des achats indiens de pétrole à la Russie s’évanouirait. D’ici là, la réponse de l’Inde combinera sans doute trois axes. Le premier : chercher un accommodement avec Donald Trump. New Delhi s’est gardée, pour le moment, de riposter aux tarifs américains et même de critiquer directement le président. Une rencontre entre les deux chefs d’État est possible en marge de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre. Le deuxième axe consistera à resserrer les liens avec d’autres partenaires. Depuis 2021, le pays a signé une demi-douzaine d’accords commerciaux, dont un avec le Royaume-Uni ; il espère conclure bientôt avec l’Union européenne. Côté armements, il pourrait s’en remettre davantage à la France ou à Israël, qui fournissent déjà plus de 45 % de ses importations. Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, l’Inde se rapproche à nouveau de la Russie. Les deux gouvernements entendent accroître les échanges bilatéraux. Vladimir Poutine pourrait être reçu à New Delhi d’ici la fin de l’année.

Comme l’illustre le récent voyage de Narendra Modi à Tianjin, les relations indochinoises se réchauffent. Pendant des années, aucun touriste ne circulait entre les deux pays. Certes, aucun avion commercial ne relie encore l’Inde et la Chine, mais un arrangement sur le différend frontalier a permis d’organiser une rencontre entre les deux dirigeants. Les discussions se déplacent désormais sur le terrain économique. Depuis les heurts de 2020, l’Inde a refusé de nombreux investissements chinois et bloqué des visas de dirigeants. Pourtant, sur la période, les importations indiennes en provenance de Chine ont augmenté : 114 milliards de dollars sur l’année close en mars, soit 75 % de plus en cinq ans. Les exportations de l’Inde intègrent de nombreux composants chinois, traduisant une intégration croissante des deux économies. Des flux de capitaux et de savoir-faire chinois pourraient soutenir l’industrie indienne, favoriser une montée en gamme manufacturière et réduire la dépendance aux importations. Le gouvernement indien prend son temps pour négocier avec la Chine, de peur de s’aliéner définitivement les Américains. Pour répondre à l’affront infligé par Donald Trump, le gouvernement souhaite accélérer les réformes intérieures longtemps repoussées afin de mieux résister aux pressions externes. S’attaquer aux rigidités domestiques permettrait de gagner en compétitivité et en croissance.