16 mai 2020

Le Coin de la Conjoncture

L’indépendance des banques centrales a-t-elle encore un sens ?

Depuis le début la crise sanitaire, les banques centrales sont à la manœuvre pour assurer leur rôle de gardiennes de la sphère monétaire et financière. Par leurs politiques, elles jouent également un rôle économique indéniable comme l’a souligné de manière négative la Cour constitutionnelle allemande. En maintenant ou en abaissant leurs taux d’intérêts et en opérant de vastes programmes de rachats, elles permettent aux États de s’endetter pour atténuer les effets du confinement. Elles sont, en outre, des acheteurs des dettes des entreprises contribuant, de ce fait, au financement de l’économie réelle. Leur bilan est de plus en plus constitué de titres obligataires privés et publics.

L’orthodoxie monétaire des années 1980/1990 a été abandonnée. Les banques centrales ont dépassé leur mission de contrôle de l’inflation pour devenir des acteurs de la vie économique. La crise des subprimes avait déjà battu en brèche les règles monétaristes.

L’encours d’actifs détenu par la Réserve Fédérale (FED) était ainsi passé de 500 à plus de 1 000 milliards de dollars entre 2007 et 2010. Pour la zone euro, la mutation a été plus tardive. La mise en œuvre de la politique monétaire non conventionnelle date de 2015. En cinq ans, l’encours de dettes publiques détenu par la BCE est passé de 200 à plus de 2 000 milliards d’euros. Les nouveaux objectifs des banques centrales sont d’éviter la perte de solvabilité des États qui serait provoquée par la hausse des taux d’intérêt à long terme. Depuis 2009, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, les taux à 10 ans des titres publics sont en baisse constante. Les banques centrales veillent également à faciliter le financement des entreprises dans les périodes de restriction du crédit. Avec la crise du Covid-19 qui se traduit par un assèchement des ressources et un accroissement pour les États ainsi que par le recul de l’activité pour les entreprises, les banques centrales sont, de ce fait, sollicitées, sur des montants sans précédent, 2 000 milliards de dollars pour la FED et 1 000 milliards d’euros pour la zone euro. Ces montants sont à mettre en parallèle avec le montant potentiel des déficits publics pour 2020, plus de 17 % du PIB pour les États-Unis, plus de 8 % pour la zone euro en lien avec de possibles reculs du PIB de 6 à 10 points.

Directement ou indirectement, les banques centrales et les États sont interdépendants. Le processus de monétisation des dettes publiques qui s’est accéléré avec la crise sanitaire a fait voler en éclat l’ancien cadre. Ce cadre était déjà une illusion. A preuve le ralentissement économique de 2019 qui s’était traduit par des injonctions de Donald Trump sur la FED afin qu’elle baisse ses taux directeurs et par les pressions amicales des États européens sur la BCE pour engager de nouveaux programmes de rachats d’obligations. L’indépendance des banques centrales semble donc avoir vécu. Elles sont désormais obligées d’assurer la solvabilité budgétaire des États. Si les États augmentent leurs dépenses, elles sont contraintes de prendre part à cette politique, signifiant de la sorte qu’elles sont dépendantes du ou des gouvernements. Cette situation est à l’opposé des principes allemands de banque centrale indépendante qui avaient été inscrits dans le marbre du Traité de Maastricht. Lors de son élaboration, les Allemands avaient imposé notamment aux Français le principe d’une indépendance stricte avec l’impossibilité pour les gouvernements ou la Commission européenne d’adresser toute injonction ou pour la Banque centrale d’intervenir dans le champ économique des Etats. C’était alors le prix à payer pour la disparition du deutschemark. Aux Etats-Unis, l’indépendance de la banque centrale n’est pas inscrite dans les tables de la loi. C’était une pratique qui avait, en outre, comme limite que la FED prend en compte l’emploi parmi ses indicateurs pour établir sa politique monétaire.

La question de l’officialisation du nouveau rôle des banques centrales ne posera guère de problèmes aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. En revanche, au sein de la zone euro, ce sujet est un facteur de divisions. Ne disposant pas d’un réel budget d’intervention conjoncturel, la zone euro ne dépend, pour le moment, que de la banque centrale, pour atténuer les effets de la crise sanitaire, en particulier pour les pays les plus fragiles. La remise en cause des mécanismes de soutien monétaire constituerait une véritable menace. Angela Merkel a affirmé devant le Bundestag, mercredi 13 mai, qu’une plus grande intégration de la zone euro était indispensable. La Chancelière estime que les États membres doivent prendre plus de responsabilités et ne pas s’en remettre seulement à la Banque centrale européenne et à son programme de rachat de dettes publiques. Elle répond aux juges constitutionnelles de Karlsruhe par le haut. Devant assurer la Présidence de l’Union européenne, à compter du 1er juillet, elle a fait référence à Jacques Delors pour préciser ses intentions « nous ne devons pas oublier ce que Jacques Delors disait avant l’introduction de l’euro : il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas ».

La crise économique en Europe ne pourra être surmontée que si l’Allemagne assume son rôle de leader, ce qui suppose a contrario que les autres Etats membres l’acceptent. Pour des raisons historiques liées à la Seconde Guerre mondiale et à la réunification, l’Allemagne n’a jamais souhaité occuper la place qui est la sienne en raison de son poids économique et de son histoire. Pour de nombreux experts non français, l’Union européenne, surtout depuis le départ du Royaume-Uni, est sur le plan économique, la zone d’influence allemande. Jusqu’à maintenant, les autorités de Berlin ont privilégié une diplomatie en creux jouant sur les rivalités ou les antagonismes des uns et des autres. Quand Emmanuel Macron s’était lancé dans un projet de refondation de l’Europe, la Chancellerie avait appuyé en sous-mains la démarche de plusieurs États d’Europe du Nord et de l’Est qui demandaient à la France de régler en premier lieu ses déficits. Le passage de l’ombre à la lumière n’est pas, en diplomatie, un acte facile surtout après une longue période de discrétion. Les évènements en cours et la nécessité des européens à s’entendre peuvent y contribuer.

Pourquoi l’économie française a-t-elle ralenti plus vite que celle de ses partenaires ?

La France est plus durement touchée sur le plan économique que l’Allemagne, les pays d’Europe du Nord ou ceux d’Europe de l’Est. Elle figure avec l’Espagne, l’Italie et la Grèce parmi les pays connaissant le plus fort recul du PIB. Jusqu’à cette crise, les récessions en France, grâce au poids de ses dépenses publiques et le niveau élevé des prestations sociales, étaient moins fortes que celle subies par ses principaux voisins. Cette spécificité ne joue pas avec la crise du Covid-19. La mise en place d’un confinement strict et la structure de son économie ont, cette fois ci, accentué la récession. Le confinement a duré deux mois et s’est accompagné de l’arrêt de très nombreuses entreprises. La France, premier pays d’accueil des touristes étrangers, a durement ressenti l’arrêt total de cette activité. Les secteurs des transports, des loisirs et de la construction qui occupent une place importante au sein du PIB ont été les plus concernés par le confinement. L’industrie automobile, un des autres piliers de l’économie française, a été presque totalement arrêtée. Le nombre important des TPE joue également dans la chute de la production. Elles ont préféré fermer d’autant plus qu’elles pouvaient rencontrer des problèmes d’approvisionnement. Par ailleurs, la croissance française qui repose, plus qu’en Allemagne, sur la consommation des ménages s’est contractée d’un tiers. Le moindre recours aux services en ligne que dans les pays anglo-saxons a également pénalisé la France. Les difficultés d’acheminement ont, en outre, compliqué la distribution des achats réalisés sur Internet.

Les derniers résultats de l’enquête de conjoncture de la Banque de France du 12 mai 2020 confirment que l’économie française a subi, ces dernières semaines, un choc historique. Les pertes d’activité dans l’industrie et dans le bâtiment, évaluées en fonction des réponses faites par les dirigeants d’entreprise (échantillon de 8500 personnes interrogées), auraient été un peu moins importantes en avril que durant les premières semaines de confinement fin mars. Dans les services marchands, ceux destinés aux entreprises sont moins touchés que ceux davantage tournés vers les ménages.

Dans l’industrie, le taux d’ouverture des établissements a été de 75 % en avril contre 50 % en mars. Le nombre de jours de fermeture varie néanmoins de 1 jour dans l’industrie pharmaceutique à 11 jours dans le matériel de transport. Pour le deuxième mois consécutif, l’activité se replie dans tous les secteurs industriels ; ce repli est dans l’ensemble moins marqué qu’au mois de mars, si l’on tient compte du fait que la durée du confinement y a été deux fois plus longue. Les plus forts reculs concernent l’industrie automobile, la plasturgie, les fabrications d’équipement ou la métallurgie. Pour l’ensemble de l’industrie, le taux d’utilisation des capacités de production est passé de 77 % en février à 56 % en mars, et 46 % en avril, soit le plus bas niveau jamais enregistré par la Banque de France.

La perte d’activité dans la construction serait restée très importante, de l’ordre de -75 % contre -80 % en mars. En avril, l’activité de services marchands est en baisse de 27 % par rapport à l’année dernière, contre -37 % en mars. Le nombre de jours de fermeture exceptionnelle pour les services est de 9 jours en moyenne en avril, après 6 jours en mars, avec des écarts très importants de 1 jour dans l’informatique à 24 jours dans l’hébergement restauration. Le secteur de l’hébergement et la restauration est, en raison des fermetures, le plus touché. L’intérim a connu un mois d’avril sans précédent dû à la fermeture de nombreux établissements qui y ont fortement recours (automobile, restauration, hébergement). Les entreprises de services dont les salariés ont pu être mis en télétravail ont mieux résisté que les autres. Trois secteurs des services utilisent le télétravail à plus de 70 % : l’édition, l’informatique ainsi que les activités juridiques et comptables. Pour ce dernier secteur, 39 % des chefs d’entreprise interrogés déclarent avoir eu recours au télétravail, contre 16 % dans l’industrie et 14 % dans le bâtiment.

50 % des entreprises auraient demandé un PGE

Près de la moitié des entreprises interrogées déclare avoir demandé un Prêt Garanti par l’État (PGE) et 10 % des entreprises envisagent une telle demande au cours des prochaines semaines. Dans l’hébergement-restauration, près de 60 % des entreprises interrogées déclarent avoir demandé un PGE. Dans le secteur des transports, la part des entreprises exprimant une intention de demander un PGE au cours des prochaines semaines est particulièrement importante (20 %).

Une reprise en demi-teinte à partir de mai

La reprise de l’activité attendue en mai (par rapport au mois précédent) devrait être, selon la Banque de France, assez nette mais elle ne permettrait pas de compenser les baisses des deux mois précédents. Le retour à la normale devrait être étalé dans le temps. Selon le Gouverneur de la Banque de France, « un retour à une meilleure fortune économique devra passer par […] un « triangle des réassurances » […] reposant sur la confiance des ménages, la solvabilité des entreprises et la soutenabilité de la dette publique ».

Si les ménages disposent d’importantes liquidités en raison du confinement, la réinjection de la soixantaine de milliards épargnés nécessite la restauration d’un minimum de confiance économique. Pour le moment, le stockage sur les comptes courants et le Livret A est de rigueur. La crainte du chômage incite, sans nul doute, les ménages à accroître leur épargne de précaution. Au niveau des entreprises, la crainte d’une chute brutale de l’investissement est avancée. La Banque de France s’inquiète par ailleurs des conséquences d’un surendettement des entreprises. Elle préconise le développement des fonds propres avec une sélectivité des dossiers. Elle craint des effets d’aubaine ou des comportements amoraux. Pour l’aide aux PME, des prêts participatifs permettraient un meilleur suivi des sommes allouées. Plusieurs économistes proposent la mise en place d’un fonds européen de recapitalisation temporaire des entreprises, qui pourrait être lié à la BEI. Ce fond offrirait, selon le Gouverneur de la Banque de France, l’avantage d’assurer une meilleure égalité de concurrence entre pays, en évitant que les moins endettés aujourd’hui puissent aider davantage leurs entreprises.