23 mai 2020

Le Coin de la Conjoncture

L’adaptabilité du capitalisme en question

Avec la crise sanitaire et économique, la réorientation du capitalisme est appelée de ses vœux par une partie de l’opinion publique et des dirigeants publics. La mise en place d’un capitalisme plus inclusif, plus social, plus respectueux de l’environnement revient fréquemment. Ces attentes, présentes avant la survenue de la crise, se renforcent en lien avec le rôle accru des pouvoirs publics. L’idée que le Covid-19 peut créer une rupture sur le modèle de ce qui c’était passé en 1945 est partagée par de nombreux acteurs.

Pour un nouveau partage des fruits de la croissance ?

Au sein de l’OCDE, lors de ces vingt dernières années, la progression des salaires réels a été inférieure à celle de la productivité (à l’exception de la France). Le partage des fruits de la croissance s’est effectué au détriment des salariés. Cette situation est la conséquence de l’accroissement de la concurrence et des faibles gains de productivité. Pour attirer les capitaux nécessaires à leur essor, les entreprises ont été contraintes d’améliorer la rémunération des actionnaires qui sont tout à la fois de plus en plus volatils et de plus en plus averses aux risques.

Depuis la crise de 2008/2009, le niveau de vie des ménages tend à stagner dans de nombreux pays (Italie et France en particulier au sein de la zone euro). Cette stagnation a mis fin à un processus d’augmentation quasi ininterrompu depuis les années 1950. Cette rupture a été d’autant plus durement ressentie que les dépenses de logement sont en hausse au sein des métropoles qui concentrent une part croissante des populations. Le poids des dépenses pré-engagées, dépenses que les ménages ne peuvent pas facilement annuler (logement, abonnements, assurances, etc.), progresse depuis une vingtaine d’années accentuant l’impression de baisse de pouvoir d’achat.

La déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés s’est accompagnée, dans certains pays de l’OCDE, d’une augmentation de la précarité. Elle pèserait sur la demande qui est entravée également par la progression de l’épargne de précaution. Même aux États-Unis, le taux d’épargne des ménages est en hausse depuis la crise financière de 2008/2009. La crainte dans l’avenir est accentuée par le vieillissement des populations occidentales. Les politiques de relance ont, de ce fait, tendance à échouer en raison de la thésaurisation des ménages. En France, en 2019, le plan de sortie de crise des « gilets jaunes » portant sur 17 milliards d’euros n’a eu aucun effet sur la consommation. En revanche, il a provoqué une augmentation de la collecte du Livret A.

Cette déformation du partage de la valeur ajoutée est intervenue dans un contexte de diminution des gains de productivité par tête. Ils sont passés de 2 à 0,5 % entre les années 1990 et 2010 au sein de l’OCDE. Ce déclin est assez mal expliqué. La tertiarisation des économies, l’augmentation des coûts sociaux, l’épuisement du progrès technique ou son rejet croissant sont autant d’explications mises en avant. Le processus de désinflation peut expliquer cette évolution. Des années 60 aux années 80, l’inflation a permis de masquer et d’effacer certains coûts comme ceux de l’endettement.

Les moindres gains salariaux accompagnent la désindustrialisation. L’industrie servait de référent en matière de partage de la valeur ajoutée du fait des rapports de force qui se sont développés entre les syndicats et les dirigeants d’entreprise à partir du XIXe siècle et des importants gains de productivité qu’elle générait. Le déclin de l’industrie sur fond de compétition internationale et d’évolution de la demande a changé la donne. Au sein de l’OCDE, de 1990 à 2020, l’emploi manufacturier a diminué de 27 % au profit du secteur tertiaire. Au sein de ce dernier, la part des emplois de services à faible valeur ajoutée a augmenté pesant sur le montant des rémunérations. L’essor de l’intérim et du travail à temps partiel a accentué cette tendance. De même, le recours croissant au travail indépendant accentue la précarité ou son ressenti. De nombreuses emplois de service se caractérisent par des salaires faibles même quand ils sont occupés par des personnes ayant un niveau de qualification relativement élevé. Le secteur de la santé est, depuis des années, confronté à ce problème de rémunération. Malgré l’importance des dépenses publiques qui y sont consacrées, le personnel soignant demande de manière récurrente une revalorisation de sa rémunération. La protection sociale qui est une activité de services à la personne est consommatrice de main d’œuvre. En France, la mise en œuvre des 35 heures a, au début du XXIe siècle, prouvé les rigidités d’adaptation au sein des hôpitaux. Le ralentissement de la croissance depuis plus de dix ans a réduit les marges de manœuvre financière des États en ce qui concerne la rémunération des fonctionnaires qui, en France, sont plus de 5,5 millions régis par des statuts relativement rigides.

Un changement de la répartition de la valeur ajoutée est-il aisé à conduire ?

La nécessité de revaloriser certains métiers, certaines fonctions passe par un changement de la répartition de la valeur ajoutée ou des gains de productivité. Pour certains économistes, l’augmentation des profits, ces dernières années, génèrent des marges de manœuvre. Ainsi, au sein de l’OCDE, le poids des profits avant dividendes est certes passé de 1995 à 2020 de 13 à 16 % du PIB mais cette augmentation doit être relativisée car elle fait suite à un cycle de baisse qui est intervenu entre les 1970 et 1990. Par ailleurs, elle est la conséquence de la forte aversion aux risques. Les investisseurs exigent d’être mieux rémunérés pour acquérir des actions. Par ailleurs, avec la crise actuelle, les profits diminueront avec en parallèle une forte montée de l’endettement des entreprises. La rentabilité des entreprises sera donc atteinte et mettra plusieurs années pour se rétablir.

La voie étroite des impôts

Depuis les années 1990, les impôts sur les bénéfices tendent, au niveau mondial, à diminuer. La concurrence fiscale que se mènent les États les conduit à réduire le poids de l’impôt sur les sociétés. Le taux moyen de celui-ci est passé de 41 à 27 % de 1995 à 2019. Avant même la crise, de plus en plus de voix s’élevaient pour mettre un terme à cette course au dumping fiscal. La lutte contre les paradis fiscaux et les dispositifs d’optimisation fiscale était engagée depuis la crise de 2008.

L’augmentation des prélèvements n’est pas sans limite. Une politique trop contraignante sur les entreprises pourrait provoquer des effets diamétralement opposés à ceux recherchés. La volonté de relocaliser certaines activités dites « stratégiques » suppose un environnement économique et social favorable. À défaut, les entreprises pourraient opter pour des États à faibles coûts en Europe de l’Est ou dans le Maghreb. Une augmentation de la fiscalité sur les entreprises est dans les faits payée soit par les salariés via de moindres augmentations salariales, soit par les actionnaires via de moindres dividendes, soit par les consommateurs via des augmentations de prix. La crise pourrait inciter les États à multiplier les aides pour attirer les investisseurs internationaux et à maintenir des fiscalités attractives.

La bataille contre les oligopoles

La montée en puissance de grands groupes dans le secteur de l’information et de la communication est une des caractéristiques de l’économie mondiale de ces trente dernières années. Les GAFAM occupent des positions monopolistiques qui leur garantissent des effets de rente générant d’importants profits. Ces derniers sont l’expression d’une mauvaise allocation des richesses. La structure même du secteur du digital rend difficile l’arrivée de concurrents. Il en résulte une captation des gains de productivité qui sont peu ou mal redistribués sur l’ensemble des chaînes de production. Grâce à leurs bénéfices, les GAFAM tissent des toiles de plus en plus larges en rachetant de nombreuses entreprises leur permettant de conforter leur position dominante. L’indice de concentration, établi par l’OCDE, n’a jamais été aussi élevé qu’en 2020.

La crise ne devrait malheureusement pas changer la donne. Si certaines entreprises digitales sortent fragilisées de la crise sanitaire comme Airbnb, d’autres ont été plutôt gagnantes (Microsoft avec Teams, Netflix, etc.). Apple si elle a été pénalisée au niveau de ses ventes de smartphones a bien résisté grâce aux applications et à ses différents services en ligne. Disposant d’importantes réserves, les GAFAM poursuivent leurs rachats de start up et renforcent ainsi leurs positions. Au-delà des entreprises de l’Internet, la crise devrait conduire à des regroupements d’entreprises plus ou moins encouragés par les États. Par ailleurs, les faillites éventuelles d’entreprises limiteront la concurrence. Les pouvoirs publics devraient revoir les dispositifs de lutte contre les monopoles ou les oligopoles.

La transition énergétique sera-t-elle au rendez-vous ?

Les appels en faveur d’une prise en considération de l’impérieuse transition énergétique sont nombreux. Le Gouvernement français a ainsi conditionné son aide à Air France à la mise en place de réduction des émissions de CO2 passant par la diminution du nombre de lignes aériennes en France. Le plan de relance de septembre devrait comporter plusieurs mesures en faveur de cette transition. Si l’objectif est louable, il convient également de souligner que le respect des normes climatiques et environnementales est coûteux pour les entreprises. La dégradation de la situation financière de nombreuses entreprises pourrait les amener à reporter des investissements visant à réduire leur empreinte carbone. L’arbitrage entre la compétitivité et la transition énergétique ne sera pas toujours aisé à réaliser. L’industrie automobile très fragilisée par le confinement pourrait demander une pause dans le processus de durcissement des normes environnementales, processus qui l’a déjà éprouvé depuis une dizaine d’années. Au niveau du transport aérien, une diminution de l’offre d’Air France pourrait favoriser ses concurrents directs voire pénaliser l’économie française en rendant plus complexes les déplacements.

La réorientation du capitalisme après la crise sanitaire n’est pas en soi évidente. L’économie de marché obéit à des tendances de long terme. Dans le passé, elle a prouvé sa résilience et sa capacité d’adaptation. Après un siècle d’industrialisation dure, le fordisme a permis tout à la fois la production et la consommation de masse. L’augmentation du pouvoir d’achat des salariés leur permettait de consommer leur production. Ce processus semble être arriver à son terme avec le digital, la mondialisation et le vieillissement, ce qui ne signifie pas pour autant que les États aient les moyens d’inventer à eux-seuls le capitalisme de demain. Ce dernier sera enfanté par ses acteurs, à savoir les entreprises qu’elles soient par actions, mutualistes ou  paritaires, et les salariés.

L’industrie automobile dans l’œil du cyclone

Avec le confinement en vigueur dans un très grand nombre d’État de l’Union européenne, les ventes de véhicules se sont contractées de 76,3 % sur un an au mois d’avril. Les immatriculations de voitures neuves avaient baissé de 55,1 % en mars. Seules 270 682 voitures particulières neuves ont été livrées au sien de l’Union européenne le mois dernier, contre 1,14 million en avril 2019. Les deux groupes français ont été particulièrement touchés du fait de la fermeture des concessions au sein des pays où ils sont bien implantés. Les livraisons du groupe Renault (avec Dacia, Lada et Alpine) ont baissé de 79 % sur le mois d’avril et celles de PSA (Peugeot, Citroën, Opel/Vauxhall, DS) de 81,2 %. Le numéro un européen Volkswagen a subi une chute de 72,7 % de ses livraisons. Parmi les principaux groupes, le plus faible recul a été enregistré par BMW (y compris Mini) à -65,3 %, quand son rival du haut de gamme, Daimler, a perdu 78,8 % de ses immatriculations. Plombé par l’effondrement du marché italien, Fiat Chrysler, en cours de fusion avec PSA, a subi la plus lourde chute (-87,7 %). Les mises en circulation ont baissé de 97,6 % en Italie, de 96,5 % en Espagne et de 88,8 % en France. L’Allemagne a subi un recul un peu moins important (-61,1 %). En cumul, de janvier à avril, le recul du marché européen s’élève à 38,5 %, un retard qui ne sera pas compensé durant l’année, même en cas de forte reprise. La plupart des usines automobiles fonctionnaient encore au ralenti ou étaient à l’arrêt à la mi-mai et les ventes n’ont redémarré que très lentement après la levée des mesures de confinement. Les ménages devraient rester prudents en matière d’achats de biens durables jusqu’à la fin de l’année.

Une crise présente avant le covid-19

Depuis plusieurs années, l’industrie automobile est confrontée à de multiples problèmes liés à l’accentuation de la concurrence, au passage à l’électrique et à la monté en puissance des entreprises du digital dans ce secteur. En 2019, le durcissement des normes avait profondément gêné les entreprises allemandes à l’exportation. La transition énergétique modifie les chaînes de valeurs en donnant, pour le moment, un avantage aux producteurs chinois de batteries. Le développement de l’informatique embarqué et de l’interconnectivité des véhicules, avec à terme leur automatisation, a permis aux GAFAM de rentrer sur le marché et d’en devenir des acteurs incontournables.

Avec la fermeture des concessions et des garages pendant de nombreuses semaines la crise du Covid-19 a fait basculer le secteur de l’automobile dans une crise jugée plus grave que celle de 2008/2009. Cette dernière avait été marquée par un recul de 22 % des ventes. Les risques de fermeture des usines sur le vieux continent sont élevés d’autant plus que le secteur est confronté à la problématique de la transition énergétique. Les gouvernements doivent ainsi trancher entre deux objectifs pouvant apparaître contradictoires : sauver l’industrie automobile et accélérer la transition énergétique. Les demandes d’aides de la part des constructeurs devraient se multiplier dans les prochaines semaines. Le Groupe Fiat a été un des premiers à solliciter un appui public. Le 16 mai, Il a, en effet, officialisé une demande d’aide de 6,3 milliards d’euros déposée en Italie. Il met en avant ses 55 000 emplois dans la péninsule pour justifier son sauvetage par le Gouvernement italien, qui a déjà donné lieu à des tensions dans la coalition au pouvoir. S’il est accepté, ce plan serait le plus important d’Europe, devant les garanties concédées par l’État français à Renault sur un prêt de cinq milliards.

En France, le dossier de l’automobile a toujours été très sensible. De la nationalisation de Renault en 1945 au sauvetage du groupe PSA en 2014, l’État s’est toujours impliqué dans la vie de ce secteur structurant. Dans les années fastes, les entreprises automobiles étaient appelées à participer à l’effort d’aménagement du territoire en installant des usines dans des régions en difficulté. Depuis les années 80, avec la multiplication des crises, l’État a favorisé les regroupements et a été contraint d’épauler les deux grands constructeurs.

Avec 4 000 entreprises et 400 000 emplois, le secteur de l’automobile constitue un des piliers clefs de l’industrie française. Avec les différents services associés, ce sont plus de 900 000 emplois directs et indirects qui sont en jeu. Le chiffre d’affaires de l’industrie automobile français s’est élevé à 155 milliards d’euros en 2018 soit 18 % du chiffre d’affaires de l’industrie manufacturière, et un volume d’exportation de 49 milliards d’euros. La filière automobile est celle qui dépose le plus de brevets en France. Elle a investi plus de 5,8 milliards d’euros en recherche et développement en 2018.

La crise frappe en premier lieu le constructeur Renault qui était fragilisé depuis le durcissement de ses relations avec son partenaire Nissan. Dépendant fortement du marché européen (essentiellement Italie, Espagne et France) et des ventes de voitures de gamme moyenne, Renault a été contraint de demander un PGE (Prêt Garanti par l’État) d’un montant de 5 milliards d’euros, le deuxième le plus élevé fin mai, la première place étant occupée par Air France. Le soutien de l’État qui est actionnaire de Renault à hauteur de 15 % a été validé par l’Union européenne. Renault ne commencera à rembourser ce prêt que dans un an selon un calendrier à définir avec un terme prévu alors de 5 ans. Le taux du prêt est celui du marché auquel s’ajoute une prime de risque pour l’État qui le garantit entre 70 et 80 %. En contrepartie de ce prêt, Renault ne doit verser aucun dividende à ses actionnaires en 2020. Un plan de restructuration de l’entreprise visant à la réalisation d’une économie de 2 milliards d’euros par an est prévu dans les prochains jours.

Renault et le groupe Fiat se distinguent de leurs concurrents par la rapidité et l’ampleur des demandes de soutien. En cette fin de mois de mai, les groupes allemands comme ceux du Japon n’ont pas demandé à leur gouvernement respectif des soutiens particuliers. Compte tenu des besoins de cette industrie, la liste risque de s’étoffer dans les prochaines semaines. Ce secteur est de plus en plus concentré. La fusion à venir entre PSA et le groupe Fiat ne fait que conforter cette tendance. D’autres rapprochements pourraient survenir au fil de mois avec, comme acteurs clefs, les groupes allemands qui apparaissent, en l’état, les plus solides.