5 novembre 2016

Le Coin de la Conjoncture (5 novembre 2016) : l’euro – l’Allemagne

Clin d’œil à Joseph E. Stiglitz, le regard de Jean Tirole sur l’euro

 Dans la Lettre Éco N°203 du 29 octobre 2016, nous avions consacré un article au dernier ouvrage de Stiglitz sur l’euro dans lequel il souligne que la monnaie unique est responsable d’une grande partie des difficultés de l’Europe et qu’elle est même à l’origine de l’appauvrissement d’un certain nombre d’États membres. Sur ce sujet, quelle est la position du Prix Nobel 2014, Jean Tirole ?

 Dans son livre « Économie du bien commun », Jean Tirole est bien moins polémique que le Prix Nobel américains mais formule des critiques similaires. Si sur les solutions, il ne retient pas l’hypothèse de la fin de l’euro, il est convaincu comme son collègue d’outre-Atlantique, qu’une intégration plus poussée est indispensable.

 Une naissance imparfaite mais utile

 Comme Stiglitz, Jean Tirole reconnaît que les conditions pour la réalisation d’une union monétaire en Europe n’étaient pas idéales. Il met en avant l’absence d’union fiscale et de mécanismes de transferts automatiques entre États. Il regrette qu’il n’y ait pas d’assurance des risques économiques et sociaux en Europe. Il souligne que la mobilité des travailleurs demeure limitée pour des raisons culturelles et linguistiques. La mobilité des actifs européens est trois fois inférieure à celles des actifs américains.

 A la différence de Stiglitz, Jean Tirole souligne que la création de la monnaie unique a été utile et qu’elle a facilité la vie de nombreux secteurs d’activité. La suppression de l’aléa de change a renforcé le commerce intra-européen qui représente 60 % du commerce extérieur des pays membres. Les problèmes générés par les dévaluations et les réévaluations des monnaies européennes ont disparu tout comme les fameux montants compensatoires sur les produits agricoles qui donnaient lieu à des négociations interminables entre les États membres.

 Une crise de jeunesse plus qu’une crise fatale  

 Son analyse économique sur la crise européenne est assez proche de celle de Stiglitz mais les erreurs commises sont plutôt liées à la jeunesse de l’euro.

 L’économiste français indique que les pays d’Europe du Sud (France comprise) ont connu de 1998 à 2008 une forte progression de leurs coûts salariaux (+ 40 % en moyenne) quand les gains de productivité s’affaissaient (7 %). Cette divergence s’est produite au moment même où l’Allemagne menait une sévère politique de maîtrise des coûts. La compétitivité relative des produits allemands s’est améliorée. En outre, les augmentations de salaire consenties dans les pays d’Europe du Sud ont conduit à une progression de la consommation et donc des importations. Les exportations de ces pays se sont rétractées en raison de l’augmentation de leur prix. Il en a résulté une envolée des déficits commerciaux. Pour les financer, ces États ont dû sacrifier une partie de leur patrimoine ou/et s’endetter. Ainsi, une partie des entreprises françaises est passée sous contrôle étranger.

 En absence de monnaie unique, les monnaies des pays d’Europe du Sud se seraient dépréciées diminuant le pouvoir d’achat des ménages. A l’inverse, les excédents commerciaux auraient dû provoquer, en Allemagne, l’appréciation de la monnaie et des revalorisations de salaire.

 Du fait de la disparition des ajustements monétaires, les États membres de la zone euro se sont engagés dans des pratiques de déflation salariale et de dévaluation fiscale. A la clef, les États et la population s’appauvrissent.

Un endettement enfanté par l’illusion de la solidarité

 Jean Tirole met l’accent sur la spirale d’endettement que l’Union monétaire a générée en raison de la convergence des taux d’intérêt. Avec l’euro, les taux des pays périphériques se sont alignés sur ceux du Nord. Il a été admis, au début de l’aventure, que la solidarité entre Etats membres de la zone euro s’imposait en tant que telle. Jusqu’en 2009, la Grèce a pu emprunter au même taux ou presque que l’Allemagne. En outre, ces pays connaissant une croissance plus rapide que ceux du Nord, étaient particulièrement attractifs pour des investisseurs. En raison de l’inflation plus forte dans les pays d’Europe Sud que dans ceux de de l’Europe du Nord, les premiers ont bénéficié de taux d’intérêt réels négatifs dès le début de l’euro ce qui a facilité le développement de bulles spéculatives (immobilière en Espagne par exemple).

 Tout a donc concouru au surendettement public et privé des États du Sud. Les institutions n’ont pas pris conscience des dangers de cet emballement de la dette. Il n’y avait pas, alors, de véritable régulateur. Il y a eu une vision macroéconomique qui n’a pas pris en compte le que la zone euro n’était pas un État fédéral structuré. Les Allemands ont longtemps refusé la mise en œuvre d’une surveillance centralisée afin de protéger ses Landesbanken.

 Des garde-fous inefficaces

 Jean Tirole mentionne que le traité de Maastricht comportait des garde-fous mais que ces derniers n’ont pas été respectés par les États membres. Il dénombre 68 manquements avant même la survenue de la crise de 2008. Le fait que des États fondateurs de l’Europe comme l’Allemagne et le France n’ont, très rapidement, pas respecté les critères de Maastricht et qu’aucune sanction ne leur soit appliquée, a été une véritable incitation au relâchement général. Plusieurs États, dont l’Italie, ont abandonné les règles de bonne gestion une fois leur entrée dans la zone euro. Il y a eu une défaillance de la surveillance mutuelle et réciproque.

 La préférence fédérale de Jean Tirole

 L’euro devait déboucher sur une Europe fédérale ou du moins accélérer l’intégration. L’économiste constate, avec regrets que les États membres n’ont pris ni l’une, ni l’autre de ces deux voies. À court et à moyen terme, il n’envisage pas d’avancées en la matière, constatant la montée de l’euroscepticisme au sein de la population et le manque de courage des dirigeants.

 L’économiste souligne que dans une structure fédérale, il n’y a pas d’automaticité du renflouement. Aux États-Unis, le Président Obama a refusé de secourir, en 2009, la Californie. En 1975, New York a été sauvé mais après mise sous tutelle par l’État fédéral. Le Canada a, à plusieurs reprises, décidé de ne pas aider des provinces en en difficulté. En revanche, la Grèce a, malgré tout, obtenu des aides importantes tout en conservant son indépendance. En instaurant une règle de renflouement automatique, l’Europe a créé, sans s’en rendre compte un aléa moral, un État membre sait qu’il sera, de toute façon, sauvé ; il a donc tout intérêt à ne pas respecter les lois de la communauté.

 Jean Tirole regrette que l’Europe n’ait pas été en capacité de régler le problème grec sans faire appel au FMI. Il s’agissait, à ses yeux, d’un problème interne qui pouvait être géré par les États membres de la zone euro. Cette incapacité est une preuve manifeste de faiblesse.

L’économiste constate que la crise grecque a permis des avancées fédérales qui restent néanmoins à confirmer. Ainsi, l’union bancaire constitue un indéniable progrès même si elle est perfectible. Par ailleurs, il considère que pour surmonter les problèmes actuels, des progrès doivent être réalisés en matière d’intégration. Il envisage deux options :

  • L’option Maastricht avancé
  • L’option du fédéralisme

 L’option Maastricht avancé

Avec cette option, le principe du renflouement non automatique des États défaillants resterait la règle. En revanche, Jean Tirole plaide en faveur de la création d’un conseil budgétaire indépendant, composé de professionnels, qui imposerait des objectifs clairs de déficits sans pour autant interférer dans les politiques mises en œuvre par les gouvernements nationaux. Ce conseil pourrait indiquer les hypothèses de croissance que les gouvernements doivent retenir pour élaborer leurs projets de loi de finances. L’économiste doute de la possibilité d’instituer un tel conseil compte tenu du renouveau des thèses souverainistes au sein des États membres.

 L’option fédérale

 Jean Tirole rappelle que, aux États-Unis, le fédéralisme a été la solution pour régler les problèmes financiers de la fin du 18ème siècle. L’approche fédérale suppose un partage des risques avec une co-responsabilité des dettes émises par l’ensemble des États. Il considère que les États devraient émettre en commun des obligations et que les dépôts devraient être assurés par l’ensemble des États. Afin d’opérer des transferts financiers au sein de la zone euro, il propose que l’assurance-chômage relève de l’échelon européen. Toujours dans ce même esprit, l’impôt sur le revenu qui prend en compte la richesse des territoires devrait être transféré à l’Union européenne.

 L’option fédérale repose sur des transferts de souveraineté et de richesses. En Allemagne comme aux États-Unis, des États ou des Länder riches financent leurs homologues plus pauvres. Il faut que l’opinion soit d’accord avec de tels transferts ce qui n’est pas certain au niveau européen. Il n’y pas en l’état actuel de véritable esprit européen.

 Si Jean Tirole est moins sévère que Stiglitz sur l’euro, il est néanmoins convaincu que la monnaie unique provoque des effets négatifs sur les États membres. S’il prône une plus forte intégration économique et financière, il doute de la capacité des dirigeants européens à la réaliser.

 Quand la France a opté pour la mondialisation de la consommation, l’Allemagne a parié sur la mondialisation de la production

 Au mois d’octobre, le chômage outre-Rhin a diminué passant de 6,1 à 6 % de la population active atteignant un nouveau plus bas historique depuis la réunification du pays, selon les données corrigées publiées mercredi par l’Agence pour l’emploi. Par rapport à septembre, le nombre de demandeurs d’emplois a été réduit de 13.000, toujours en données corrigées des variations saisonnières. L’arrivée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés n’a pas pour le moment d’incidence sur la situation de l’emploi.

 Comment expliquer que l’Allemagne, avec des coûts assez proches de ceux de la France, soit en situation de quasi-emploi quand la France connaît un taux de chômage de près de 10 % depuis plusieurs années (9,6 % au deuxième trimestre 2016) ?

 L’Allemagne a conservé une industrie de haut de gamme à très faible élasticité par rapport aux variations des prix. Cela signifie que les acheteurs sont prêts à accepter des majorations de prix. De 1990 à 2014, les produits allemands ont réussi à être, de plus, insensibles aux variations de prix.

 En France, les exportations « haut de gamme » (définies en fonction de coefficients d’élasticité) représentent 22 % du total des exportations contre plus de 45 % pour l’Allemagne. 61 % des exportations françaises sont constituées de produits de gamme moyenne soit la même proportion que la Chine. Notre partenaire Outre-Rhin dégage un excédent commercial de 8 % du PIB reposant sur trois points forts : la machine-outil, l’automobile et la chimie.

 L’Allemagne a su exploiter au mieux un cycle hautement industriel. En un quart de siècle, le poids des pays émergents dans la production industrielle mondiale est passé de 15 à 55 %. Cette mutation a nécessité un effort d’équipement sans précédent dont a bénéficié l’industrie allemande de la machine-outil. Ces dernières années, l’Allemagne a réussi à augmenter sa production industrielle quand celle de la France reste, en 2016, très en-deçà de son niveau atteint en 2008.

Même si depuis quelques années l’Allemagne a maintenu son rang industriel, cela ne l’a pas empêché de perdre des emplois dans ce secteur. En effet, de 1973 à 2013, si l’emploi industriel s’est contracté, en France, de 13 points la chute a été de 15 points  en Allemagne. Les entreprises allemandes ont robotisé leur chaîne de production ; elles possèdent, aujourd’hui, deux fois plus de robots que leurs homologues français.

 Le coût du travail en Allemagne est voisin de celui constaté en France. En ne retenant que l’industrie, le coût du travail y est même supérieur.

Pour compenser leurs coûts de production élevés, les entreprises allemandes importent des biens d’intermédiaires en provenance des pays émergents et des pays d’Europe orientale. L’Allemagne importe 45 % de plus de biens intermédiaires que la France. Quand la France a opté pour la mondialisation de la consommation, l’Allemagne a parié sur la mondialisation de la production….