18 août 2018

Le Coin de la Conjoncture du 18 août 2018

La Turquie à la croisée des chemins byzantins

La crise en Turquie, latente depuis plusieurs mois a pris tout son sens après la publication d’un tweet par Donald Trump annonçant le doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium envers ce pays. Cette décision a été notifiée après l’adoption de sanctions par Washington à l’encontre des ministres turcs de la justice et de l’intérieur. Ce conflit est inédit car il met aux prises deux alliés membres de l’OTAN. Il est lié au sort d’Andrew Brunson, un pasteur évangélique américain de 50 ans détenu en Turquie, dont l’administration Trump réclame la libération. Arrêté après le coup d’État manqué de juillet 2016, Andrew Brunson est accusé de complicité avec le réseau de l’imam Fethullah Gülen (à l’origine de la tentative de putsch selon les autorités turques). L’échec des pourparlers entre Washington et Ankara a provoqué l’adoption de sanctions de la part des Américains. La Turquie a refusé de libérer le pasteur du fait du refus des États-Unis d’extrader l’imam Gülen qui réside en territoire américain depuis 1999. Cette crise s’explique également par le fait que la Turquie se soit rapprochée de la Russie. Les deux pays ont trouvé des points de convergence sur le dossier syrien. Après la destruction d’un avion de combat russe par deux chasseurs turcs à la frontière turco-syrienne, le 24 novembre 2015, la tension entre les deux pays était à son paroxysme. Mais face au soutien de Washington aux forces kurdes de Syrie, Ankara a décidé de jouer la carte Assad et la Russie. En 2017, le régime turc a même annoncé être prêt à acquérir des batteries antimissiles russes, ce qui constituerait une première pour un pays de l’OTAN. Cet achat qui s’accompagne de la présence de conseillers militaires russes pose un réel problème à l’OTAN et pourrait signifier à terme le départ de la Turquie.

Le durcissement du régime de Recep Tayyip Erdogan contribue à éloigner la Turquie de ses alliés américains et européens. Pour autant, ce pays dépend économiquement des occidentaux. La Turquie est considérée comme le deuxième pays industriel, après l’Allemagne. Depuis plusieurs années, elle bénéficie d’un fort taux de croissance en relation avec la progression des exportations. Au premier trimestre, le taux de croissance a atteint 7,4 % mais, l’économie turque est fragile. Elle doit faire face à un déficit des paiements structurels nécessitant l’arrivée permanente de capitaux. L’inflation y demeure forte. Par ailleurs, les entreprises sont endettées de manière importante en devises et, en premier lieu, en dollar. Le développement du secteur turc de la construction sous Recep Tayyip Erdogan, avec notamment la multiplication de centres commerciaux, d’ensembles résidentiels et de gratte-ciel sur l’ensemble du territoire, a été financé par emprunts en devises étrangères.

Recep Tayyip Erdogan mise sur la croissance pour asseoir sa légitimité. De ce fait, il refuse toute idée de hausse des taux d’intérêt pour contenir l’inflation. La Banque centrale turque a néanmoins décidé de réviser les taux de réserves obligatoires pour les banques, afin de pallier le manque de liquidité. Elle a déclaré qu’elle fournirait toutes les liquidités dont les banques ont besoin.

Le chef de l’État turc accuse les États-Unis d’être responsables de la situation en ayant recours à des slogans nationalistes et religieux. Il met avant le fait que la Turquie soit un pays « assiégé » et qu’elle doit mener uncombat contre des puissances hostiles secondées par le « lobby du taux d’intérêt » soucieux de miner l’économie turque. « Ils ont le dollar, nous avons le droit et Allah », a ainsi déclaré M. Erdogan.

Le régime en place semble jouer la carte répressive. Ainsi, le ministère de l’intérieur turc a indiqué, le 13 août, qu’il enquêtait sur des centaines d’utilisateurs des réseaux sociaux qu’il soupçonne d’avoir partagé des commentaires relevant de la « provocation » visant à affaiblir la livre. Le Président a qualifié ces suspects de « terroristes économiques » appelés à recevoir le « châtiment qu’ils méritent ».

Dans le passé, quand la Turquie était confrontée à une crise de liquidités, elle faisait appel aux États-Unis et au FMI. Dans le contexte actuel, elle pourrait être tentée de jouer d’autres cartes. La Russie et le Qatar pourraient être appelés à l’aide. Deux autres hypothèses sont possibles. La première consisterait à réduire les dépenses publiques pour limiter le déficit budgétaire et le déficit de la balance des paiements courants. La seconde serait de ne rien faire et de laisser filer l’inflation. De possibles défauts de paiement sur les obligations d’entreprises ne seraient alors pas impensables. Dans les deux cas, la Turquie pourrait entrer en récession.

Le risque de contagion de la crise turque à l’Europe est faible. Les principaux canaux de contagion sont les marchés obligataires émergents ainsi que les banques. Le niveau de créances douteuses reste faible en Turquie. Une augmentation pourrait peser sur les banques turques et sur certaines banques européennes qui ont des participations dans des institutions financières locales.

Quelles marges de manœuvre en cas de crise économique pour la zone euro ?

Les gouvernements des différents pays européens s’attendent à une amélioration de la croissance au cours du second semestre. Au cours du premier semestre, l’inflation a porté atteinte au pouvoir d’achat des ménages, ce qui s’est traduit, au sein de la zone euro, par une stagnation des ventes au détail. Par ailleurs, la croissance bute sur des goulets d’étranglement du fait du sous-investissement de ces dernières années et des difficultés rencontrées par les entreprises pour embaucher.

Dans les prochains mois, la crise américano-iranienne pourrait provoquer une nouvelle hausse du cours du baril qui serait préjudiciable avant tout aux Européens et aux Japonais. L’accentuation de la guerre commerciale pourrait par ricochet atteindre l’Union européenne dont une part non négligeable de son PIB dépend des échanges extérieurs. La multiplication des foyers de crise au sein de l’Union européenne (Royaume-Uni avec le Brexit, l’Italie avec des tentations de s’affranchir des règles budgétaires européennes) pourrait peser sur la croissance.

En cas de ralentissement accentué de la croissance, quelles sont les armes dont disposent les pouvoirs publics pour contrer une menace de récession ?

L’arsenal de la Banque centrale est limité. Elle ne pourrait évidemment pas baisser ses taux d’intérêt car ils sont déjà au point bas. Elle pourrait évidemment reprendre ses rachats d’actifs, assurer auprès de banques en difficulté son rôle de banquier en dernier ressort. Elle pourrait mettre à disposition des États en difficulté des facilités temporaires. L’objectif serait d’accompagner un processus d’augmentation des déficits publics et d’éviter une hausse des taux d’intérêt. L’accompagnement monétaire de l’accroissement des déficits publics est nécessaire compte tenu du niveau élevé de l’endettement, plus de 95 % pour la zone euro (hors Allemagne).

Avec cette option, la zone euro rentrerait donc, comme le Japon, dans une dynamique de hausse parallèle et continuelle de la dette publique et de la taille du bilan de la Banque Centrale. Ce dernier est passé de 150 à 280 % du PIB de 2003 à 2018.

Le risque serait à terme une crise financière provoquée par le rejet de la monnaie et une crise de change. Une telle crise n’est pas encore intervenue au Japon. Ce pays peut compter pour le moment sur ses épargnants qui détiennent 90 % de la dette publique.

 

Rentrée 2018, faut-il craindre une crise financière ?

L’été aura été marqué par la crise turque et par les soubresauts de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. L’automne peut-il déboucher sur une crise financière de grande ampleur ? Depuis 1987, tous les dix ans, l’économie mondiale est frappée par de grandes crises financières corrigeant certains déséquilibres économiques.

Plusieurs facteurs de crise existent avec des niveaux de probabilité différents.

Une crise du dollar

Du fait de la politique économique erratique de Donald Trump, de la guerre commerciale avec la Chine et l’Europe, du niveau problématique de la dette publique américaine, le dollar pourrait perdre son statut de monnaie de réserve. Le faible taux d’épargne aux États-Unis pourrait fragiliser le dollar d’autant plus que les besoins en capitaux augmentent avec l’aggravation du déficit public. Le taux d’épargne est de 17,5 % du PIB quand le taux d’investissement de la Nation est de 20 % du PIB (2017). La balance courante enregistre un déficit qui est de près de 3 % du PIB. La dette extérieure américaine représente plus de 40 % du PIB en 2017 contre 10 % en 1998.

Les États-Unis ont besoin que leur devise reste le pilier central de l’économie mondiale afin de financer leur développement. A contrario, une remise en cause du rôle de la monnaie américaine aurait des conséquences en chaine importantes avec une hausse des taux d’intérêt et une forte dépréciation du dollar.

Ce scénario est peu probable car les possibilités de substitution au dollar son faibles. Même si le FMI a intégré le renminbi dans son panier du DTS, la devise chinoise ne dispose pas encore de toutes les qualités pour être une monnaie de réserve. Elle pâtit de sa non convertibilité et du manque de transparence des décisions monétaires prises par la banque centrale chinoise.

Le dollar reste de loin la première monnaie de réserve (62 % des réserves de change des banques centrales). Il devance l’euro (20,4 %), le yen (4,81 %) et la livre sterling (4,68 %). Aucune monnaie ne peut pour le moment le concurrencer. En outre, il bénéficie de la puissance militaire américaine qui est la seule capable de projeter des troupes sur tous les continents. Le marché obligataire de la zone euro est trop segmenté entre les différents pays et tend à se renationaliser. Par ailleurs, le marché obligataire chinois n’arrive pas à absorber l’épargne des Chinois qui est investie en dépôts bancaires. Il ne peut donc pas absorber une épargne importante des non-résidents.

Une crise des grands pays émergents

Cette crise serait due aux sorties de capitaux depuis ces pays qui déclencheraient la dégradation des termes de l’échange et la hausse des taux d’intérêt. La survenance d’une telle crise a une probabilité assez élevée.

L’apparition de déséquilibres financiers

Au sein de l’OCDE, le taux d’endettement du secteur privé a reculé depuis la crise. Celui de la Chine augmente mais il s’agit surtout de crédits faits par des banques d’État, ce qui réduit le risque de crise. La valorisation des actions n’est pas excessive, sauf peut-être pour les valeurs technologiques. Le ratio cours des actions sur bénéfices (PER) est en moyenne légèrement inférieur à 20 quand il dépassait 60 au moment de la bulle Internet en 2000 et 40 en 2008.

L’économie mondiale est confrontée non pas à de grands déséquilibres financiers globaux mais à une série de déséquilibres financiers locaux. Les prix de l’immobilier ont augmenté de manière excessive dans certaines régions et dans certains secteurs. Aux États-Unis, les prix des locaux commerciaux ont été multipliés par 2,5 en vingt ans. En Suède et au Canada, l’endettement ainsi que les prix immobiliers ont enregistré une forte hausse. La dette des ménages et des entreprises en Suède est passée de 140 à 250 % du PIB de 1998 à 2018. Le prix des maisons a été multiplié par 3,5 sur la même période. Aux États-Unis, la croissance rapide des crédits autos et la hausse des taux de défaut sur ces crédits inquiètent les autorités. En France, les prix de l’immobilier à Paris a plus que doublé depuis le début du siècle. Les entreprises françaises ainsi que les ménages ont un taux d’endettement élevé signalé par la Banque centrale européenne. Ces différentes déséquilibres n’apparaissent pas suffisants pour déclencher une crise financière globale.

Des sorties de capitaux des pays émergents

Une accélération des sorties de capitaux des pays émergents comme cela a été constaté dans le passé (1997, 2008/2009, 2013 ou 2016) pourrait mettre ces derniers en difficulté. À l’exception de la Chine, les pays émergents dépendent des capitaux extérieurs pour financer le déficit de leur balance des paiements courants. Une sortie des capitaux pourrait être provoquée par un ralentissement de la croissance économique ou par une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis. Une fuite de capitaux entraînerait une dépréciation du taux de change et s’accompagnerait d’une hausse des prix. Pour contrecarrer ce processus, les États seraient alors contraints de relever leurs taux d’intérêt, ce qui pourrait avoir des conséquences sur l’activité économique et faire reculer les cours boursiers. Étant donné que, au sein des pays émergents, une part non négligeable des crédits est en dollars ou en euros, la dépréciation de la monnaie locale pourrait générer de nombreux défauts de paiement. Cette situation pourrait provoquer par effet de dominos une crise globale d’autant plus que le poids des émergents au sein de l’économie mondiale s’est renforcé.