12 décembre 2020

Le Coin de la Conjoncture (euro, Europe)

L’ère des taux bas finira-t-elle un jour ?

Depuis les années 1980, les taux d’intérêt sont orientés à la baisse au point d’être devenus négatifs, modifiant en profondeur les stratégies de placement et d’endettement de tous les acteurs économiques. Les taux d’intérêt réels étaient, en moyenne, au sein de l’OCDE, de 7 % en 1980. Ils ont diminué de manière progressive depuis près de quarante ans ; les crises successives n’ont eu comme conséquence que d’accentuer la pente. Une multitude de facteurs joue en faveur de cette baisse : les politiques monétaires expansionnistes, le vieillissement de la population, l’excès d’épargne, la baisse de la productivité, la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des bas revenus, etc.

La politique monétaire a pesé fortement sur les taux d’intérêt à long terme du fait de la diminution des taux directeurs et des rachats d’actifs réalisés par les banques centrales. Les taux directeurs des principales banques centrales s’élevaient à 4 % au milieu des années 1980. Ils sont aujourd’hui nuls voire négatifs. En parallèle, la base monétaire des banques centrales de l’OCDE est passé de 800 à 20 000 milliards de dollars de 1980 à 2020. Progressivement, les autorités monétaires ont abandonné l’orthodoxie monétariste pour opter pour des politiques que de non conventionnelles sont devenues normales. Les politiques de rachats d’actifs ont écrasé la courbe des taux favorisant la baisse des taux longs, ce qui était le but recherché.

Au-delà des causes purement monétaires, des facteurs plus structurels jouent également en faveur de la baisse des taux. Le ralentissement du progrès technique figure parmi ceux-ci. La diminution graduelle de la croissance de la Productivité Globale des Facteurs épouse celle des taux d’intérêt réels à long terme. La progression de la productivité qui était de 2 % par an en 1980 pour les pays membres de l’OCDE, tend progressivement vers zéro. La croissance potentielle suit le même mouvement. Dans les faits, la baisse des taux apparaît plus rapide que celle des gains de productivité et de la croissance potentielle.

Les faibles taux d’intérêt s’expliquent également par un niveau élevé de l’épargne. Le taux d’épargne mondial est passé de 24 à 27 % du PIB de 1980 à 2020. Le taux d’épargne national moyen au sein de l’OCDE était de 21 % du PIB en 2019. Depuis la crise financière de 2008, il est supérieur au taux d’investissement. L’épargne occidentale est imputable non seulement à un moindre investissement mais aussi à une progression plus faible de la consommation et à l’augmentation des excédents de la balance des paiements courants. La moindre propension à la consommation est liée à un partage de la valeur ajoutée défavorable aux salariés et à une remise en cause du modèle économique hérité des Trente Glorieuses. Les ménages reçoivent des messages contradictoires. Ils sont censés consommer pour relancer l’économie mais ils sont accusés en consommant de contribuer au réchauffement de la planète.

L’augmentation de l’épargne privée s’accompagne d’une forte demande pour des titres sans risque comme les obligations d’Etat autoalimentant ainsi la baisse des taux. Cette propension à l’épargne sans risque repose sur de multiples causes. L’anticipation du vieillissement démographique est souvent mise en avant même s’il est difficile d’en mesurer les effets. La succession rapide des crises inciterait les agents économiques à se protéger plus qu’auparavant.

La baisse de l’investissement serait également la conséquence d’un refus de prise de risques, les investisseurs privilégiant des actifs jugés sûrs comme les obligations et la pierre. La diminution des gains de productivité les conforterait dans ce sens. Les faibles taux d’intérêt seraient le signe d’un problème nécessitant un renforcement de la sécurisation. Si demain ne vaut rien, ce n’est pas la peine de prendre le moindre risque. Elle s’explique également par le moindre poids de l’industrie au sein du PIB. Les besoins en équipements diminuent en particulier dans les pays occidentaux qui ont donné la préférence aux services.

Longtemps, entre les taux d’intérêt et les taux l’inflation, une corrélation existait. Or, depuis quelques années, cette relation s’est affaiblie. Les banques centrales ont longtemps agi sur les taux afin de réduire ou d’augmenter l’inflation. Depuis la crise financière, la baisse des taux directeurs a eu peu d’effets sur les prix. L’augmentation de la masse monétaire générée par la baisse des taux et les rachats d’obligations n’a pas induit une hausse de l’inflation. Le durcissement des ratios prudentiels pour le secteur financier, la hausse des prix de certains actifs, immobilier et actions ainsi que l’accroissement de l’effort d’épargne ont sans nul doute stérilisé une partie de la monnaie distribuée. L’absence de l’inflation est également la conséquence d’un rapport de force défavorable aux travailleurs. Cette absence n’a plus les mêmes conséquences que dans le passé. Logiquement, un faible taux de chômage conduit à une augmentation des prix. Or, que ce soit aux Etats-Unis ou en Allemagne avant la crise sanitaire, le plein emploi avait peu d’effet sur le montant des salaires. La concurrence s’est accrue avec la mondialisation et la digitalisation, pesant ainsi sur la formation des prix. Le lien entre les prix et les taux s’est atténué car l’investissement est plus faible qu’auparavant et qu’il n’y a pas de goulets d’étranglement au niveau de l’offre. Néanmoins, une remontée attendue des prix devrait conduire mécaniquement à une hausse des taux d’intérêt nominaux à défaut de concerner les taux réels. La perspective d’une reprise économique, les éventuelles relocalisations en occident de certaines productions actuellement réalisées dans les pays émergents, et la transition énergétique devraient se traduire par une accélération de la hausse des prix. Pour le moment, les investisseurs demeurent prudents face à une telle éventualité. En effet, tout dépend de l’ampleur de la reprise et de l’évolution des politiques monétaires.

Avec la crise sanitaire, la dette publique a augmenté de 20 points de PIB au sein de l’OCDE tout comme celle des entreprises. Cette crise a également provoqué une forte augmentation de l’épargne, dans une proportion moindre. En l’absence de politique monétaire expansive, les taux d’intérêt auraient connu, sans nul doute, une hausse. Leur maintien durant les deux à trois prochaines années pourraient donc stériliser le marché du financement. Le retour à la normale ne sera pas aisé à conduire compte tenu des niveaux élevés d’endettement et des écarts entre les différents Etats. Le pilotage monétaire au sein de la zone euro devra être fin afin d’éviter des tensions entre le Nord et le Sud d’autant plus si la croissance n’est pas au rendez-vous.

L’Europe, une idée encore neuve

L’Union européenne et la zone euro sont facilement accusées de tous les maux. Au fil des décennies, elles sont devenues des bouc-émissaires, les gouvernements se déchargeant de leur impuissance sur les autorités européennes. Malgré d’évidents problèmes, l’Union comme la zone euro ont pourtant fait preuve depuis vingt ans d’une réelle résilience et ont permis aux Etats membres de surmonter les crises. Certes, en termes de croissance et d’emploi, les Etats européens ont obtenu de moins bons résultats que les Etats-Unis. A priori, cette situation n’est pas imputable à un trop d’Europe mais plutôt à une insuffisance d’Europe.

Depuis la crise financière de 2008, la zone euro a souffert d’un déficit de mutualisation financière. L’arrêt de la mobilité des capitaux a accentué la tendance récessive. Les excédents commerciaux de l’Allemagne et des Pays-Bas ne sont plus prêtés aux autres pays qui ont été contraints de mettre en place des politiques de rigueur pour réduire leurs déficits.

Les évolutions économiques et politiques divergentes agissent comme autant de forces centrifuges qui aboutissent à rendre de plus en plus difficile l’élaboration de politiques communes. Le processus de décision qui repose sur l’unanimité aboutit à rendre le coût du vote marginal très élevé. La Pologne, la Hongrie ou la Roumanie qui considèrent que leurs intérêts ne sont pas suffisamment pris en compte par les Etats d’Europe de l’Ouest marchandent avec beaucoup d’énergie leur voix. L’Union européenne pour des raisons historiques reste avant tout dominée par les pays fondateurs que sont la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux. Les sièges importants des instances européennes sont situés dans ces pays. Lors des élargissements successifs, aucun rééquilibrage géographique des institutions n’est réellement intervenu.

La zone euro permet aujourd’hui à tous ses Etats membres de s’endetter à faibles coûts et sans réelle limite grâce à la politique de rachats organisée par la Banque centrale européenne. Au cours de l’année 2020, l’encours de dette publique détenu par la BCE a atteint 22 000 milliards d’euros contre 300 milliards d’euros en 2015. Les écarts de taux depuis le début de la crise sont demeurés très faibles entre les Etats membres. La réponse de la BCE a été rapide et efficace. La Commission Européenne tout comme le Mécanisme Européen de Stabilité (ESM) et la BCE ont garanti de manière crédible qu’il n’y aurait pas de crise des dettes, l’ESM ayant été doté depuis la crise grecque d’une capacité de prêts de 500 milliards d’euros. Cette crise n’a pas conduit à des problèmes de change. Si la monnaie commune n’avait pas existé, des variations de change fortes se seraient certainement produites entre les pays lourdement frappés par la Covid-19 et les autres. Le secteur financier résiste jusqu’à maintenant assez bien à la crise sanitaire et a été mis à contribution dans le cadre du soutien et du financement du secteur privé. Les efforts engagés après les crises des subprimes et des dettes souveraines semblent avoir porté leurs fruits.

La crise sanitaire a amené les Etats membres à accepter la création d’une dette de l’Union européenne. Celle-ci permettra de financer les dépenses de chômage et le plan de relance. Ces obligations captent une partie de l’excédent de l’épargne européenne et contribue à une circulation des capitaux au sein de l’Union.

Le plan de relance de 750 milliards d’euros est une réponse commune au choc économique généré par les confinements. Il vise également à rattraper le retard pris par les Etats membres dans certains secteurs (le numérique, les énergies renouvelables, la santé, etc.). Il devrait permettre de redresser le niveau technologique de la zone euro et ainsi sa croissance potentielle.

Pour le moment, la crédibilité de la zone euro sort plutôt renforcée avec, à la clef, une appréciation de la monnaie par rapport au dollar (+8 % entre le 1er janvier et le 9 décembre 2020). L’euro a renforcé depuis le début de la crise son poids en tant que monnaie de réserve. Le dollar représentait à la fin du premier semestre 2020, 60 % des réserves de change mondiales, contre 64 % en 2015. L’euro sur cette période est passé de 19 à 20 %.

Le modèle social européen, malgré les critiques qui peuvent exister au sein de plusieurs Etats, a bien résisté. Le vieux continent se caractérise par des inégalités plus faibles qu’ailleurs. Le taux de pauvreté dépasse 24 % aux Etats-Unis, contre 17 % au sein de la zone euro. Le taux d’emploi est même devenu plus élevé qu’aux Etats-Unis, certes de manière un peu artificielle avec le recours massif au chômage partiel.

La zone euro ne dispose pas d’un réel budget autonome lui permettant de mutualiser des politiques sociales et d’investissement. La couverture chômage devrait être du ressort européen. L’instauration d’une sécurité sociale européenne qui pourrait, en particulier, avoir la charge des expatriés, des transfrontaliers et des travailleurs détachés éviteraient certaines distorsions de coûts. Par ailleurs, la mise en place d’un système européens d’assurance chômage aurait un effet de mutualisation important.