26 mars 2022

Le Coin de la Conjoncture – taux d’intérêt – mondialisation – politique monétaire

La partition du monde, à quel prix ?

Le conflit ukrainien souligne l’interdépendance économique des États en matière d’approvisionnement en énergie, en matières premières ou en produits agricoles. La crise sanitaire avait également révélé la fragilité des chaînes de valeur et les risques de dépendance pour certains produits (masques, microprocesseurs, etc.). depuis la crise financière de 2008, de plus en plus de voies en appellent à une déglobalisation, à une réindustrialisation au sein des pays occidentaux. Si pour le moment, les passages à l’acte sont assez limités, la montée des tensions géopolitiques pourrait changer la donne. Le conflit ukrainien aboutit à une mise à l’index de la Russie qui est la 12e puissance économique mondiale. La Chine qui est la deuxième fait de plus en plus l’objet de critiques de la part des Occidentaux tant sur le terrain des droits de l’homme que sur les risques qu’elle fait peser au niveau de l’indépendance économique. Si la fin de la mondialisation devenait une réalité, quelles en seraient les conséquences ?

En 2021, les importations de l’OCDE en provenance de la Russie représentaient 0,5 % du PIB quand les exportations vers ce même pays s’élevaient à 0,2 % du PIB. Ces dernières avaient été divisées par deux depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les importations ont de leur côté baissé de 30 %. Malgré la contraction des échanges, la Russie demeure incontournable pour certaines matières premières. Elle est à l’origine, au niveau mondiale,  de 44 % de la production de palladium, de 16 % du gaz naturel, de 16 % du titanium, de 12 % du pétrole, de 11 % du blé, de 7 % du nickel, de 6 % de l’aluminium, de 4 % du cuivre et de 3,8 % de l’acier. Si la taille de l’économie russe est relativement faible, elle faisait néanmoins l’objet d’importants flux d’investissements directs de la part des entreprises des pays occidentaux. Selon les années, ces flux atteignent entre 50 et 100 milliards de dollars.

La mise au ban des nations de la Russie a et aura des incidences importantes mais  néanmoins supportables sur les pays occidentaux. En revanche, la situation serait tout autre si la Chine était également rangée dans la liste des États pas ou peu fréquentables. Depuis plusieurs années, les relations se tendent entre l’Occident et la Chine. Des sanctions ont été prises pour limiter l’accès à certaines technologies. La montée aux extrêmes pourrait intervenir en cas de conflit autour de Taïwan. Un découplage de la Chine entraînerait des conséquences considérables compte tenu de son poids dans le commerce mondial et de l’importance des investissements étrangers dans ce pays. La Chine représente 17 % des exportations et 13 % des importations mondiales. Le montant des investissements directs étrangers s’élève à 300 milliards de dollars par an.

La segmentation du monde en deux blocs signifierait, dans un premier temps, une forte inflation avec une diminution du pouvoir d’achat des ménages. Les coûts de production de la Chine sont inférieurs de 30 % à ceux de l’OCDE. Les prix de l’énergie et des matières premières pourraient être multipliés par deux. Le prix des biens électroniques, informatiques, celui des vêtements et de nombreux autres produits pourraient augmenter de 30 à 70 %. Il y aurait un effet direct sur la consommation des ménages avec des arbitrages à réaliser. Les investisseurs occidentaux devraient faire, par ailleurs, l’impasse sur tout ou partie du stock de capital qu’ils possèdent en Chine ou en Russie, près de 4 000 milliards de dollars. Le commerce international connaîtrait une forte contraction, autour de 20 %.

Les flux financiers seraient profondément modifiés par l’instauration d’un nouveau rideau de fer. La Chine détient plus de 3 500 milliards de dollars de réserves en devises occidentales (essentiellement dollars et euros). Ce pays développerait son propre système financier indépendamment de celui des occidentaux.

La partition du monde s’accompagnerait par une baisse de la croissance et par une réorganisation des économies dans un environnement protectionniste. Les États en mettant l’accent sur la réindustrialisation seraient en effet tentés de remettre au goût du jour des mesures de protection de leur marché intérieur. L’emploi industriel qui ne représente plus que 11 % du total au sein de l’OCDE devrait augmenter tout comme le poids de la valeur ajoutée de l’industrie au sein du PIB. Celle-ci est inférieure à 14 % quand elle dépassait 30 % dans les années 1970.

Politiques budgétaire et monétaire, la recherche d’un cap

Les pouvoirs publics et la Banque centrale européenne souhaitent normaliser leur politique au cours de l’année 2022 avec le reflux de l’épidémie et grâce au retour de la croissance. Le soutien à l’économie, les rachats d’obligations publiques, les taux bas devaient progressivement disparaitre et cela d’autant plus rapidement que l’inflation faisait un retour fracassant. Ce scénario a volé en éclat avec le conflit en Ukraine.

La restauration des comptes publics est, depuis la fin de l’année 2021, un sujet de tensions au sein de l’Union européenne entre les partisans d’un retour aux critères d’avant crise et ceux qui souhaitaient un nouveau cadre d’action budgétaire prenant en compte par exemple la transition énergétique. Avant même la crise ukrainienne, les États de la zone euro peinaient à réduire leurs déficits malgré le retour de la croissance. Les soutiens à l’économie demeuraient importants tout comme les dépenses en faveur de la santé en raison de la succession de vagues covid. Le déficit public de la zone euro qui était passé de 0,8 à plus de 7 % du PIB de 2019 à 2020 s’est élevé à 5,5 % du PIB en 2021. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie contraint les États européens à augmenter leurs dépenses militaires et à compenser pour les entreprises et les ménages,  la hausse des prix de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Les dépenses militaires qui avaient atteint un point bas, pour la zone euro, à 1,3 % du PIB en 2015 étaient en légère progression depuis. Elles se sont élevées à 1,5 % du PIB en 2021. L’Allemagne a prévu un accroissement de ses dépenses militaires pour 2022 de 100 milliards d’euros afin de moderniser ses équipements. L’objectif affiché par le gouvernement allemand est de consacrer 2 % du PIB à l’effort de défense. Avec le plan de résilience, la facture de la crise énergétique atteint, en France, 30 milliards d’euros pour l’État.

Dans ce contexte, les dépenses publiques qui avaient baissé de 4 % entre 2020 et 2021 repartent à la hausse, sachant que depuis le début du siècle, elles ont progressé de plus e 35 % (en euros constants). La conséquence sera un maintien à un niveau élevé du taux d’endettement public au sein de la zone euro. Il s’élevait à 100 % du PIB en 2021, contre 85 % en 2019 et 65 % en 2002. Le retour des règle budgétaires européennes est reporté au mieux à 2024. Leur négociation devait commencer au cours de la présidence française de l’Union européenne pour s’achever avant la fin de l’année. Le calendrier de la discussion est décalé dans le temps. La décision de l’Allemagne de recourir à l’emprunt pour financer ses dépenses de défense a été perçue comme une inflexion par rapport à sa position antérieure de retour aussi rapide que possible à une orthodoxie budgétaire.

Face à des niveaux élevés des déficits publics, la Banque centrale européenne sera certainement contrainte de maintenir une politique monétaire accommodante. Elle sera obligée de concilier autant que possible la lutte contre l’inflation et la solvabilité des États.  Certains estiment même que l’arrêt des rachats d’obligation qui a été annoncé pour la fin de l’année ne sera pas respecté. La base monétaire qui a doublé de 2019 à 2021, en passant de 3 000 à 6 000 milliards d’euros, au sein de la zone euro devrait continuer à s’accroître dans les prochains mois. D’autres en appellent de leurs vœux une réaction rapide face à l’inflation qui tend à s’accélérer. Le cap à établir est de plus en plus difficile en raison de la multiplication des écueils.

Les taux d’intérêt réels en territoire fortement négatif

Les premiers jours de la guerre en Ukraine ont conduit à une baisse des taux d’intérêt à long terme avec la hausse de l’aversion pour le risque. Les investisseurs face à la montée des incertitudes qui pèsent sur la croissance des économies occidentales ont opté pour les obligations d’État. Ils anticipent une gestion plus prudente de la part des banques centrales des politiques monétaires même si la FED a augmenté ses taux directeurs au mois de mars et qu’elle devrait le faire à nouveau à plusieurs reprises d’ici la fin de l’année.

La crise ukrainienne devrait conduire à une nouvelle poussée inflationniste en raison de la hausse des cours de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Le baril de pétrole Brent s’échange à plus de 110 dollars depuis le début du conflit, contre 80 dollars avant. Le cuivre, le nickel ou l’aluminium ont enregistré un doublement de leur prix en quelques jours. Les conséquences sur les prix seraient plus élevées en Europe qu’aux États-Unis du fait de la dépendance aux énergies importées et de la dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui est la monnaie d’échange de ces dernières. Selon plusieurs économistes, le surplus d’inflation lié à la crise ukrainienne pourrait être de :

  • 1,2 point aux États-Unis ;
  • 2,4 points dans la zone euro ;
  • 1,3 point au Royaume-Uni.

L’inflation devrait atteindre entre 6 et 8 % dans les prochaines semaines donnant lieu à des taux d’intérêts réels négatifs sans précédent ces quarante dernières années, entre -6 et -5 %. De tels taux devraient réduire l’endettement des États sachant que leurs recettes sont en partie indexées sur l’inflation. Le maintien d’un coût d’endettement réduit est d’autant plus nécessaire que les gouvernements prennent des mesures de soutien en faveur des ménages et des entreprises afin de limiter les effets de la crise ukrainienne. Le surcroît de dépenses publiques atténuera les conséquences récessionnistes du conflit. La consommation, sans intervention publique, est amenée à baisser. Les entreprises pourraient réduire leurs investissements en raison de l’augmentation des incertitudes. Par ailleurs, même si leur poids est faible, la contraction des exportations vers la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine pénalise certaines entreprises.

Les épargnants investis dans les produits de taux figurent parmi les plus affectés par la progression de l’inflation. Le rendement réel de l’épargne réglementée et des fonds euros est désormais en territoire négatif. Il faut remonter aux années 1980 pour retrouver une telle situation. Les placements « actions » s’en sortent mieux, les entreprises pouvant répercuter tout ou partie des hausses de leurs coûts sur le prix de vente de leurs biens ou prestations.