12 mars 2022

Le Coin de la Conjoncture : Ukraine – industrie

La crise ukrainienne, chocs d’offre et véritable dilemme pour les banques centrales

Depuis le début de l’invasion, le cours des matières premières, de l’énergie et d’un certain nombre de biens intermédiaires, notamment les engrais connaissent une augmentation brutale au point que désormais l’appellation de choc pétrolier est avancée pour caractériser la situation. L’économie mondiale, fin 2021, se remettait à peine des effets de la crise sanitaire de 2020 au prix d’un endettement en forte hausse et d’une inflation résurgente. Celle-ci qui devait être temporaire ne peut que s’amplifier. Avec la crise ukrainienne, elle prend une autre tournure. Née de la désorganisation de l’offre et d’une demande portée par les plans de relance dans un contexte d’abondantes liquidités, elle est désormais le résultat d’un choc d’offre. Face à cette amplification et évolution de l’inflation, les banques centrales sont appelées à trouver le bon réglage de leur politique monétaire pour éviter les écueils de la stagflation et de la récession.

Les chocs d’offre sont provoqués par le rôle joué par la Russie et l’Ukraine sur les marchés des produits agricoles, des matières et de l’énergie ainsi que sur ceux de plusieurs biens intermédiaires. La Russie est, en effet, un des principaux producteurs de matières premières et d’énergie.

La hausse des cours constatée depuis le début du conflit n’est pas la conséquence d’une pénurie. Jusqu’à maintenant, les quantités produites, vendues et distribuées n’ont pas diminué. L’augmentation des prix est le fruit d’anticipations, d’inquiétudes face à des menaces d’approvisionnement.

Une nouvelle vague d’inflation ?

L’inflation qui était portée depuis le milieu de l’année 2021 par les plans de relance décidés lors de la crise sanitaire est désormais alimentée par le conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux pays qui sur plusieurs secteurs sont des acteurs importants du commerce international. L’énergie, les métaux, les engrais, les produits agricoles sont touchés par ce conflit et par les sanctions qu’il a provoquées.

Le choc pétrolier

Le baril se rapproche de son record absolu de l’été 2008 où il avait atteint147 dollars. L’augmentation d’alors avait conduit les banques centrales à relever leurs taux directeurs afin de lutter contre l’inflation, hausse qui avait conduit à la crise des subprimes. Entre 2011 et 2012, le pétrole connait une nouvelle progression de son prix qui, en pesant sur la croissance, a rendu plus criant les déséquilibres financiers de la Grèce. À compter des années 2010, la montée en puissance du pétrole de schiste a provoqué une forte baisse des cours qui se sont même effondrés durant l’été 2016 à 27 dollars du fait du refus de l’Arabie Saoudite de jouer le rôle de régulateur en dernier ressort. Après plusieurs mois de guerre des prix, les pays membres de l’OPEP et la Russie ont conclu un accord de limitation de la production qui a été reconduit depuis. Ce dernier a même été durci au moment de la crise sanitaire qui lors des premiers confinements avait entraîné une baisse sans précédent du baril (17 dollars le baril au mois d’avril 2021). La hausse des cours, depuis le début du conflit en Ukraine, est alimentée par la crainte d’un embargo sur le gaz et le pétrole russe.

La Russie est le premier exportateur de gaz et le deuxième pour le pétrole brut. Les États d’Europe figurent parmi ses principaux clients dont certains sont en situation de dépendance élevée. En cas d’embargo, les pays importateurs devront se tourner vers d’autres fournisseurs disposant de capacités de production excédentaires. Si les pays du Moyen Orient sont dans cette situation, ils n’entendent pas contrarier la Russie qui s’est avérée un partenaire loyal dans la cadre des accords de régulation de la production. Par ailleurs, en raison d’un sous-investissement chronique, les pays producteurs seraient peut-être dans l’incapacité de répondre immédiatement à une demande plus forte qui leur serait adressée. Par ailleurs, plusieurs problèmes logistiques devront être résolus. Pour le gaz, le nombre de méthaniers serait insuffisant pour acheminer du gaz en provenance des États-Unis ou du Canada. De même, le nombre de terminaux pouvant recevoir du gaz liquéfie est limité. Pour développer les capacités d’importation, la réalisation d’infrastructures serait nécessaire.

Les pays les plus dépendants du gaz russe sont l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie pour lesquels il joue un rôle important dans le mix énergétique. La République tchèque, la Suède ou la Finlande important près de 100 % de leur gaz de la Russie sont dans les faits moins dépendants que d’autres pays, cette énergie ayant un poids plus faible au sein de leur consommation globale. En Italie, en revanche, le gaz représente plus de 40 % du mix énergétique, soit presque deux fois plus que la moyenne européenne. La France est dans une situation plus confortable, le poids du gaz dans le mix français est inférieur à 17 %.

Pour le pétrole, la dépendance des pays européens est moindre à l’exception de quelques pays d’Europe de l’Est. Les possibilités de substitution sont un peu plus nombreuses et faciles techniquement.

Le choc agricole ?

Que deux pays à forte tradition agricole entrent en guerre, ne peut pas laisser les marchés agricoles indifférents. Comme pour le pétrole, avant même le conflit, les prix étaient orientés à la hausse en raison d’un rebond de la demande et de problèmes d’acheminement. L’Ukraine et la Russie sont des puissances exportatrices de premier rang pour de nombreux produits agricoles. L’Ukraine est le cinquième exportateur de blé au niveau mondial quand la Russie se place première. Ces deux pays représentent environ un tiers des exportations de blé. L’Ukraine est, par ailleurs, le quatrième exportateur mondial de maïs avec 33,8 Mt prévu à l’export en 2021-2022 (soit 19  % des échanges mondiaux).  L’Ukraine assure 50  % des exportations mondiales d’huile de tournesol. Ce taux est de 79 % avec la Russie (29  %). Sur les mois d’hiver, l’Ukraine est à l’origine de près de la moitié des exportations mondiales. Les plaines de l’Est de l’Ukraine qui ont donné lieu aux premiers combats sont à l’origine de 30  %  de la production d’orge du pays, de plus de 40  % de celle de tournesol, de blé et du maïs. Dans les prochaines semaines, les acheminements pourraient être compliqués en raison des opérations militaires en cours et de la prise de contrôle par les Russes des ports ukrainiens. L’augmentation du cours des céréales a des incidences sur la filière animale qui utilise notamment le soja, le maïs ou le tournesol.

La dépendance aux intrants agricoles

La crise ukrainienne provoque une forte augmentation du prix des intrants. La Russie, la Biélorussie et l’Ukraine sont des exportateurs importants d’engrais, notamment les engrais azotés fabriqués à partir du gaz naturel via l’hydrogène et l’ammoniac. La Russie assure 13 % du commerce de produits intermédiaires d’engrais. Ce pays représente 24 % des exportations mondiales d’ammoniac, 40 % de celles de nitrate d’ammonium, 17 % des engrais phosphatés et 20 % de la potasse. Il  est à l’origine de 16 % des échanges d’engrais finis. Plusieurs pays sont dépendants des engrais russes. Le Brésil achète près de 60 % des volumes d’engrais azotés de Russie. L’Europe est dépendante à près de 25 % de la Russie. Une diminution de la consommation d’engrais au Brésil qui est le troisième producteur mondial de maïs aurait des conséquences sur les marchés de céréales et sur les filières animales.

La Russie est également un important producteurs d’engrais azotés indispensables aux céréales, à la canne à sucre et à la betterave. Ce pays fournit 17 % du marché des engrais phosphatés. Pour la potasse, Russie et Biélorussie assurent 42 % des exportations mondiales. Ils ont comme principal client le Brésil. Le Canada, l’Allemagne, Israël et la Jordanie ne pourraient pas compenser en totalité l’absence d’exportations russes pour ces produits. En cas de carences en potasse, la production de betteraves ou de pommes de terre pourrait connaître une forte baisse de ses rendements.

La France subira les hausses de prix pour les engrais sachant que le pays importe la moitié de sa consommation d’engrais. Parmi les engrais minéraux, seul l’ammonitrate est fabriqué en France et en Europe en ayant recours au gaz… Pour réduire sa dépendance à cette matière première, l’industriel Yara, leader mondial des engrais minéraux azotés, vient d’annoncer que 30 % de ses ammonitrates seront issus de l’hydrolyse de l’eau – et non de gaz – à compter de 2023. Cette technologie nécessite des investissements massifs, l’engrais ainsi produit coûtant  4 à 5 fois plus cher que les carbonés.

Matières premières, des conséquences pour les énergies renouvelables

La Russie est le deuxième producteur de terres rares derrière la Chine. Ces terres rares sont incontournables pour les productions des microprocesseurs et pour celles de batteries. La Russie est en position de force pour l’aluminium, le nickel ou le palladium. Le groupe russe Rusal est le deuxième producteur industriel d’aluminium du monde. Il exportait auprès de nombreuses entreprises européennes que ce soit dans le secteur de l’automobile ou de l’aéronautique. Le cours de l’aluminium a dépassé 3800 dollars la tonne, à la Bourse des métaux de Londres (LME), début mars.

Le nickel qui est utilisé notamment dans les batteries électriques est sujet également à une forte hausse. Les cours en un an ont  progressé de plus de 67 %. La Russie est un des acteurs du marché. Ce pays était, en 2019, le troisième producteur de minerai de nickel derrière l’Indonésie et les Philippines. Il occupe la deuxième place pour le nickel raffiné, derrière la Chine. De 7 à 10 % des exportations pourraient être remises en cause pour le nickel raffiné. La France avec la Nouvelle-Calédonie arrive en quatrième position juste devant le Canada et l’Australie.

La Russie contrôle 50 % du marché du palladium. Cette matière première est utilisée notamment par l’industrie de l’automobile en intervenant dans la fabrication des pots catalytiques.

Le titane, métal dont la légèreté et la très haute résistance, sont exploitées par l’industrie aéronautique est également un enjeu indirect du conflit. La société russe VSMPO-Avisma, est le premier fournisseur de l’aéronautique mondiale. Le groupe français Safran ne dispose que de quelques mois de stocks.

Le retour de la stagflation

La crise ukrainienne peut provoquer un choc de nature stagflationniste, l’inflation continuant à progresser accompagnée d’un recul des salaires réels. L’inflation se rapproche de 8 % aux États-Unis et de 6 % en Europe. Les salaires nominaux connaissent des hausses plus modérées, autour de 4 % en rythme annuel que ce soit aux États-Unis ou en zone euro.

L’inflation est un phénomène monétaire qui prend forme sur fond de déséquilibre entre l’offre et la demande. En 2021, l’excès de la demande et la désorganisation de l’offre du fait de la crise sanitaire ont attisé les prix sur fond de liquidités abondantes. En 2022, le conflit ukrainien crée un choc d’offre avec la progression des prix de l’énergie et des matières premières ainsi que ceux de certains biens intermédiaires. Le durcissement de la politique monétaire, envisagé, il y a quelques semaines visait à contenir une inflation alimentée par la demande. Ce durcissement devant prendre la forme d’un arrêt des rachats d’obligation et d’un relèvement des taux directeurs est possiblement inadapté à la nouvelle donne économique. Une hausse des taux d’intérêt pourrait accroître le ralentissement de la croissance qui est provoqué par l’augmentation des prix des matières et de l’énergie. Celle-ci réduit le pouvoir d’achat des ménages ce qui devrait se traduire par une diminution de la consommation globale.

Le dilemme des banques centrales

Les banques centrales pourraient, dans un tel contexte, décider un report dans le temps de la normalisation des politiques monétaires. Les investisseurs anticipent un tel report et par ailleurs privilégient les actifs jugés sûrs en période de crise, les obligations d’État. Cette anticipation et cette préférence font baisser les taux.

Dans un contexte économique moins porteur, une normalisation trop rapide  de la politique monétaire de la BCE conduirait à une crise de la dette publique dans certains pays périphériques où les taux d’endettement public sont élevés. En 2011/2012, la crise grecque est justement survenue dans un contexte de hausse du cours du pétrole. Ce pays dont la dette publique dépasse désormais 200 % du PIB est exposé à un risque financier en cas de hausse des taux intervenant en même temps qu’une baisse de la croissance. Il en est de même pour l’Italie, l’Espagne et le Portugal dont les dettes publiques s’élèvent à plus de 120 % du PIB. La France est juste derrière avec un taux d’endettement de 113 % du PIB. Avant la survenue de la crise ukrainienne, l’Espagne, l’Italie et le Portugal à la différence de la France n’avaient pas encore effacé la perte de richesse provoquée par l’épidémie. Le changement de pied des banques centrales est ressenti plus durement par les pays périphériques que par ceux du cœur de l’Europe. Depuis le début de l’année, les écarts de taux ont commencé à augmenter en lien avec les anticipations de hausses des taux directeurs. Une hausse des taux d’intérêt est estimée comme inefficace pour lutter contre la hausse du prix du pétrole, du gaz ou des matières premières. La hausse des taux freinera l’investissement au moment où justement il faut les augmenter pour décarboner les sources d’énergie et pour digitaliser. L’inflation est actuellement liée aux chocs d’offre, et plus particulièrement aux anticipations de pénuries ou d’embargos. L’indice des prix de l’énergie est en augmentation de près de 30 % depuis le début de l’année. En revanche, l’inflation sous-jacente (hors prix des produits volatils et prix réglementés) est plus sage. Elle est de 3 % en zone euro quand l’inflation avoisine 6 %.

Les banques centrales et la BCE en tête sont condamnées à une grande prudence pour éviter la survenue d’une crise de la dette dans certains États et une récession.

Logiquement, en ce mois de mars, la BCE devait mettre un terme à son programme de rachats d’actifs d’urgence mis en place au début de la pandémie (PEPP). Cette fin devrait traduire en acte la fin de crise sanitaire. La BCE a injecté plus de 2 000 milliards d’euros pour soutenir l’économie de la zone euro en deux ans. La guerre en Ukraine l’oblige à revoir ses plans.

L’avenir de l’industrie passe par les entreprises de taille intermédiaire

Les pays qui ont maintenu un fort secteur industriel se caractérisent par un nombre élevé d’entreprises de taille intermédiaire (entre 250 et 5 000 salariés, avec un chiffre d’affaires allant de 50 millions d’euros à 1,5 milliard d’euros), à l’exception du Royaume-Uni. Ces entreprises structurent le tissu économique et sont plus enracinées dans leur territoire que les grandes. Elles hésitent à délocaliser ainsi qu’à détruire des emplois.

Le lien entre entreprises de taille intermédiaire et industrie est assez marqué. 36 % de l’emploi des entreprises intermédiaires en France est de l’emploi industriel quand ce dernier ne représente moins de 10 % de l’emploi total.

La surreprésentation des entreprises intermédiaires dans l’industrie s’explique par ses stratégies de plus long terme que les grandes entreprises dont les plans sont souvent sur quatre ou cinq ans. L’exigence de RoE (le bénéfice net réalisé pour 1 unité de capital social investi) est plus faible dans les entreprises de taille intermédiaire que les grands groupes, ce qui favorise l’investissement industriel (qui est à long terme) et décourage les délocalisations. Le taux de marges des grandes entreprises était, en 2019, de 26 %  par rapport à la valeur ajourée contre 24 % pour celles de taille intermédiaire et 23 % pour les PME. Sur moyenne période, les entreprises de taille intermédiaire investissent plus que les grandes groupes, 24 % de la valeur ajoutée, contre 22 % pour les grands groupes et 17 % pour les PME.

En Allemagne, les bassins d’emploi sont animés par les entreprises de taille intermédiaire qui exportent une part importante de leur production contribuant ainsi aux excédents commerciaux. La disparition de ces entreprises est concomitante en France avec l’apparition d’un déficit commercial. La désindustrialisation s’est amplifiée dans les années 2000, dans notre pays, au moment où le solde industriel passe de           -1 % du PIB à -3 % du PIB.

La réindustrialisation de la France nécessite le développement de PME afin qu’elles acquièrent le statut d’entreprise de taille intermédiaire et qu’elles puissent contribuer à densifier le tissu économique des grands bassins d’emplois. Ce processus suppose le soutien des élus locaux dont l’appétence pour l’industrie est faible et le renforcement de la formation des actifs avec notamment l’augmentation du nombre d’ingénieurs et de techniciens.