4 avril 2020

Le Coin des tendances

Ne pas jeter le libre-échange avec l’eau du bain !

Depuis l’Antiquité, les échanges entre les pays, les peuples connaissent des cycles de croissance et de décroissance comme l’a souligné l’historien Fernand Braudel. Depuis la première révolution industrielle au XVIIIe siècle, deux grandes phases de mondialisation se sont déroulées. La première a pris forme après le Congrès de Vienne en 1814/1815 et a atteint son apogée au milieu du XIXe siècle. La seconde a commencé dans les années 1980. Certains souhaitent son achèvement ; d’autres appellent même de leurs vœux à une démondialisation. La crise du coronavirus avec la pénurie de masques, de respirateurs, de tests de dépistage provoque un débat sur le souverainisme économique. Pour ses avocats, les problèmes auxquels est confrontée la France en matière d’approvisionnement serait la conséquence des délocalisations, de l’acceptation d’un libre-échange débridé. La tentation protectionniste qui préexistait avant la crise pourrait en ressortir renforcée avec des conséquences bien plus importantes sur le niveau de vie des populations. En 1929, la crise boursière n’a dans les faits eu que peu d’effets économiques. Ce sont les mesures prises à l’époque par les dirigeants qui ont provoqué une des crises les plus dures de notre histoire contemporaine. La bataille monétaire entre les grandes puissances économiques et le protectionnisme ont alors détruit bien plus d’emplois que la chute des cours.

Le libre-échange n’est pas, surtout en France, quelque chose de naturel.

Les processus de mondialisation ont toujours entraîné des résistances au sein des populations. Au terme du premier cycle d’internationalisation des échanges au XIXe siècle, une contestation politique de nature populiste a frappé de nombreux pays. En France, le « boulangisme » en fut l’une des expressions. Depuis la crise de 2008, la contestation de la mondialisation se développe avec en parallèle la montée de régimes politiques hybrides associant valeurs autoritaires et valeurs démocratiques. La crise du coronavirus risque d’accentuer cette tendance avec un risque que le confinement temporaire des populations ne se transforme en confinement des États.

Le Gouvernement est accusé de ne pas avoir maintenu des usines de production de masques. Même si les usines étaient restées en France, il est peu probable qu’elles eussent pu répondre à la demande exceptionnelle que nous connaissons actuellement, sauf à maintenir des capacités de production très excédentaires, ce qui aurait généré des coûts insupportables. A ce sujet, il n’est que de rappeler les critiques contre la ministre Roselyne Bachelot lors de l’épidémie de H1N1 en 2009 et 2010, avant de lui donner raison aujourd’hui.

La notion d’industries stratégiques est très difficile à définir. Au nom du principe de précaution, tout ou presque est stratégique. Si la France doit être souveraine dans toutes les activités industrielles, cela signifie qu’elle opte pour un mode de développement autarcique. Une telle conception nous rapprocherait de la Corée du Nord ou de Cuba de la grande époque de Fidel Castro. En exigeant la relocalisation de toutes les productions au nom de la défense des intérêts vitaux des pays, le commerce international serait réduit au strict minimum. L’achat des matières premières, de l’énergie pour les États qui en sont dépourvues pourrait devenir problématique faute de pouvoir dégager des recettes d’exportation suffisantes. Ce scénario a été pratiqué durant les années 30 amenant tout droit à la Seconde Guerre mondiale.

La Chine a, dans sa longue histoire, expérimenté à ses dépens l’autarcie. Au XVIème siècle, sous la dynastie Qing (1644-1912), l’empereur Mandchoue Kangxi puis Qianlong décident de limiter au maximum les échanges de Chine avec le reste du monde. À cet effet, ils limitent la taille des navires de commerce. Ces décisions sont motivées par le fait que la Chine, qui est alors la première puissance économique mondiale, a plus à perdre à échanger avec des barbares qu’à y gagner. La conséquence a été un long déclin amenant à une série de révoltes au moment même où l’Europe connaissait une profonde mutation économique Le processus d’isolement chinois a pris fin en 1978 avec la décision de Deng Xiaoping d’ouvrir à nouveau son pays au monde.

Le protectionnisme est la réponse souvent proposée durant les périodes troublées. Après le ralentissement de l’économie à partir de 1890, le national-protectionnisme s’impose en Europe. En France, Maurice Barres fut l’un des ardents défenseurs de ce courant de pensée. La loi Méline adoptée en 1892 s’inscrit dans ce contexte de durcissement des politiques commerciales. Pour les produits agricoles, les droits de douane sont multipliés par sept sans que cela aboutisse à un rebond de la croissance. Le protectionnisme se construit toujours sur la peur ou la haine de l’étranger. Il est un marqueur assez fin de la montée du populisme et des courants autoritaires à travers l’histoire.

L’expérience la plus douloureuse du protectionnisme demeure celle des années 30. Les États-Unis ont décidé avec la loi Smoot-Hawley du 17 juin 1930 de relever fortement leurs droits de douane entraînant dans leur sillage 25 pays. En plus des majorations de droits, des systèmes de quotas d’importation ont été institués afin de préserver les productions nationales. En trois ans, le commerce international s’effondre de 60 % provoquant une augmentation du chômage et une baisse sensible du niveau de vie.

Le Japon qui dépendait autant de ses importations que de ses exportations pour son alimentation, incite les autorités à s’engager dans une politique d’expansion territoriale afin de disposer des ressources alimentaires et énergétiques suffisantes. Si entre 1933 et 1939, la croissance se redresse en Allemagne et au Japon, cela n’est dû qu’à l’augmentation des dépenses militaires.

Compte tenu des enchaînements liés au repli sur soi des grandes puissances économiques, les alliés décidèrent après la Seconde Guerre mondiale de promouvoir le libre-échange avec la création du FMI et la signature des accords du GATT. La Russie et les pays qu’elle contrôlait ont rejeté ce modèle en préférant un système planifié de gestion économique qui s’avéra contreproductif au point d’entraîner son implosion entre 1989 et 1991. La reconstruction de l’Europe de l’Ouest fut grandement facilitée par l’ouverture des échanges qui constituait un des piliers du plan Marshall. Les Trente Glorieuses qui suivirent ont été rythmées par l’adoption de plusieurs accords de libéralisation des échanges mondiaux. Le commerce international devint un des vecteurs importants de la croissance. La France décide alors malgré l’opposition tenace d’une grande partie de la population de s’engager dans cette voie. L’instauration du marché commun européen, en 1957 avec le Traité de Rome, aboutit à la levée des droits de douanes entre les États membres. Les années 60/80 mirent en lumière l’échec du mode de développement autarcique pour les pays en voie de développement. À l’opposé, les pays ateliers de l’Asie du Sud Est, Taïwan, Singapour, la Corée du Sud et Hong Kong prouvèrent, dans le sillage du miracle japonais, que l’intégration au sein des échanges mondiaux permettait un essor rapide.

Avec l’ouverture de la Chine au monde à partir de 1978 et son essor industriel, le commerce international, vecteur de la croissance depuis 1945, aurait perdu ses vertus en provoquant la désindustrialisation de l’occident et l’appauvrissement des classes moyennes. Durant des années, le souhait du développement des pays du tiers monde occupait pourtant une large place dans les débats. Quand ce processus s’est engagé, il a été perçu non pas comme une chance mais comme une crainte. Au-delà de cette schizophrénie, il convient de souligner que les effets de la mondialisation sur l’emploi dans les pays dits avancés sont plus contrastés qu’il n’y paraît. L’électroménager, le secteur des biens intermédiaires ont pu souffrir de l’avènement de la Chine comme première puissance industrielle mondiale. D’autres secteurs comme le textile avaient, avant même la mondialisation, été confrontés, dès les années 70, à la concurrence de pays à bas coûts. La faillite de l’Empire Boussac en fut un symbole. La perte d’emplois dans l’industrie automobile française n’est pas imputable à la Chine mais à des délocalisations pratiquées au sein de l’Union européenne, en Espagne ou en Slovénie par exemple. Par ailleurs, le développement des échanges avec les pays émergents a permis l’obtention de nombreux gains de productivité et de pouvoir d’achat pour les ménages. Le prix des textiles, de l’électroménager et des médicaments a baisé grâce à cette internationalisation de la production. À la différence de l’Allemagne, du Japon ou de la Corée du Sud, la France n’a pas su conserver les chaînes d’assemblage finales. Les entreprises allemandes importent bien plus que leurs homologues françaises de biens intermédiaires en provenance d’Asie du Sud Est ou d’Europe de l’Est afin de réduire leurs coûts de production. Les entreprises françaises ont préféré délocaliser l’ensemble de leur processus de production afin de disposer de bases logistiques au sein des pays émergents.

De Colbert à Macron en passant par Napoléon et de Gaulle, le discours souverainiste en matière économique est un fil rouge de l’histoire française. Le protectionnisme a toujours été une idée populaire au sein de l’opinion. La protection de l’agriculture et la défense de l’exception culturelle sont des valeurs amplement partagées. La crise actuelle ne fera que renforcer cette tendance. Sans un effort de compétitivité, sans augmentation du volume de travail, la volonté de relocaliser certaines productions pourrait conduire à des baisses de niveau de vie pour la population. Comme cela a été constaté en 2019 avec la guerre commerciale sino-américaine, la croissance économique est très sensible aux mesures protectionnistes. Pour éviter une série d’enchaînements contreproductifs, la stratégie d’indépendance dans des secteurs dits stratégiques ne peut se faire qu’au niveau européen et de manière très ciblée, faute de quoi ce serait une remise en cause du mode de croissance telle que nous le connaissons depuis plus de soixante-dix ans.