1 août 2020

Le Coin des tendances

Une France en mille morceaux

Dans son ouvrage « la France archipel » paru en 2019, Jérôme Fourquet a souligné la segmentation croissante de la société. Ce processus s’est accéléré avec la crise sanitaire. Il est également porté par la digitalisation des activités.

« Deux Français sur trois »

Valéry Giscard d’Estaing rêvait de rassembler deux Français sur trois. Ce souhait n’était pas en soi illégitime à la fin des années 70 et au début des années 80. Les Trente Glorieuses avaient permis l’émergence en France comme dans les autres pays occidentaux d’une large classe moyenne comprenant les ménages dont les revenus se situaient entre le 4ème et le 9ème décile. Les modes de vie avaient tendance à s’harmoniser, les goûts comme les rêves étaient communs. Ce sentiment d’appartenance au bloc central de la population était rendu possible par l’ascension sociale offerte par l’éducation et par la promotion professionnelle. L’accès à la propriété constituait une étape importante dans ce schéma d’intégration aux classes moyennes. La possibilité de partir en vacances, une ou plusieurs fois dans l’année était également un marqueur. Du fait de comportements et de valeurs partagés par un grand nombre, le brassage social était plus facile surtout en dehors du travail. Le Club Méditerranée n’avait pas encore décidé de monter en gamme. Les villages, dans l’esprit post soixante-huitard, étaient des expériences quasi fouriéristes. Dans les faits, cette société de consommation n’était pas l’apanage de deux Français sur trois. Elle était élitiste, et bien plus que la société actuelle. Seules les professions libérales, les indépendants aisés, les cadres supérieurs pouvaient réellement y accéder mais le sentiment dominant était que tout un chacun par son travail, par ses compétences pouvait y accéder. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 a symbolisé l’affirmation des classes moyennes au sein de la société française au moment où les premières générations du baby-boom entraient de plain-pied dans la vie active. L’élection de François Mitterrand en 1981 ne fit que confirmer la mainmise des classes moyennes. Au-delà des propositions sociales dont il était le porteur dans le cadre de son alliance d’alors avec le Parti Communiste, ce dernier prônait une société plus hédoniste avec l’augmentation de la durée des congés payés et la réduction du temps de travail, société qui correspondait assez bien aux aspirations de la classe moyenne de l’époque. Si la première cohabitation de 1986 correspond à la participation de la France au mouvement mondial de libéralisation engagé par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, elle restera un moment unique par la violence des rapports entre le Président de la République et son Premier Ministre. À partir de 1988, les craintes de déclin, de déclassement mine la vie politique française. Avec la décision de François Mitterrand de rester dans le système monétaire européen et donc dans l’Union, les différences entre la gauche et la droite se sont estompées sur le plan économique du moins en apparence. Dans les faits, les réformes commencent à faire peur, l’Europe est devenue le bouc émissaire des problèmes nationaux. Des lignes de fracture se sont multipliées au sein des grands partis de gouvernement. Elles se sont manifestées avec netteté en 1992 lors du référendum sur le traité de Maastricht et sur celui de 2005 sur le traité constitutionnel. Avec le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, la vie politique française repose, depuis 2002, sur la seule élection présidentielle. Le Parlement dont les pouvoirs ont été pourtant renforcés en 2008 n’est plus un lieu de construction du débat public. La montée en puissance des réseaux et des communautarismes en a réduit l’importance. Si selon la Constitution, « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », leur rôle s’est amoindri.

En France, la vie politique est rythmée depuis 1981 par les alternances sur fond, pour ces dernières années, de « dégagisme ». Les partis de gouvernement sont de plus en plus contestés et peinent à rassembler les électeurs des différentes classes sociales. En 1974, les trois candidats issus des partis de gouvernement obtinrent, au premier tour, 90 % des suffrages exprimées (François Mitterrand 43,25 % qui bénéficia de l’absence d’un candidat issu du PCF, Valéry Giscard d’Estaing 32,60 %, Jacques Chaban Delmas 15,11 %). En 1981, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac recueillirent 72,2 %. En 2017, les trois candidats des partis dits de gouvernement (Emmanuel Macron, François Fillon et Benoit Hamon) ont obtenu tout juste 50 % des voix. Emmanuel Macron, avec sa thématique du « en même temps » a assumé un positionnement anti-partis traditionnels.

La panne de la fabrique à consensus est générale. La décomposition des paysages politiques concerne de nombreux pays. Aux États-Unis, les deux grands partis ont eu tendance à s’extrêmiser aboutissant à des changements de législation de plus en plus violents. Auparavant, des majorités d’idées ou d’intérêts se constituaient au-delà des appartenances partisanes. Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit a révélé également que les travaillistes et les conservateurs étaient divisés en leur sein. L’Allemagne fait jusqu’à maintenant exception avec la pratique de la Grande Coalition réunissant le SPD et la CDU/CSU. La montée du parti d’extrême droite, l’AfD, a néanmoins prouvé que le pays n’échappait pas au mouvement de fond des sociétés européennes. Les prochaines élections du Bundestag, en 2021, devraient aboutir au remplacement d’Angela Merkel qui est au pouvoir depuis le 22 novembre 2005.

Un mal être sur fond de crise économique et sociale

La France a été l’un des premiers pays européens à devoir gérer un mal être politique. La prise de conscience de la banalisation du statut du pays a été difficilement appréhendée par l’opinion publique. La multiplication des crises, l’évolution des mœurs, l’urbanisation longtemps retardée et les mutations technologiques ont oxydé les fondements de la société. La question de l’immigration a servi de catalyseur au mal être français. L’immixtion du Front National dans le débat politique intervient réellement en 1983 lors de l’élection municipale de Dreux. Elle sera confirmée à l’occasion des élections européennes de 1984. La question de l’immigration, à l’origine du renouveau politique de l’extrême droite, avait été, quelques années auparavant, mise en avant par le Parti communiste. À Noël 1980, le futur secrétaire général du PC, Robert Hue qui était alors maire de Vitry-sur-Seine, s’en était pris à un foyer qui avait accueilli deux cents Maliens. Depuis l’immigration n’en finit pas de diviser la société française.

Depuis la fin des années 1970, la France a connu sept à huit crises économiques plus ou moins violentes. Le chômage de masse s’est installé de manière pérenne. Sa résorption, objectif de tous les gouvernements, est reportée de mandat en mandat. En 1981, François Mitterrand s’était engagé à ce que le nombre de demandeurs d’emploi ne dépasse pas deux millions ; François Hollande, un quart de siècle plus tard lia son destin à la baisse de la courbe qui s’y refusa malgré des efforts conséquents. Même si le contrat à durée indéterminée (CDI) reste la forme dominante au niveau professionnel, l’idée selon laquelle la précarité serait devenue la norme s’est installée. Ce sentiment n’est pas sans fondement. Les jeunes actifs éprouvent de plus en plus de difficultés à stabiliser leur situation professionnelle avant 30 ans. La multiplication des CDD à temps partiel et de l’intérim a provoqué une segmentation du marché du travail. La remise au goût du jour du travail indépendant a également contribué à modifier le rapport à l’emploi. Si des années 1940 aux années 1990, le nombre de travailleurs non-salariés n’en finissait pas de décliner, il est, depuis, en progression notamment grâce aux auto-entrepreneurs devenus micro-entrepreneurs. La tertiarisation des activités économiques, accélérée par le développement de l’informatique et d’Internet, a facilité l’externalisation et le recours à des prestataires. La désindustrialisation et la réduction des chaînes hiérarchiques ont joué un rôle important dans l’éclatement des classes moyennes. L’industrie a été, durant les Trente Glorieuses, un puissant moteur d’intégration et de promotion. Les grandes entreprises ont permis à de nombreux Français d’origine modeste et non-diplômés de l’enseignement supérieur d’accéder à des postes de responsabilité. Ce phénomène s’est estompé avec la désindustrialisation. Le diplôme, s’il est toujours un gage d’emploi, n’est plus une garantie de promotion sociale. Il est une source de frustration pour certains qui n’obtiennent pas des emplois à la hauteur de leur aspiration, a fortiori quand ils sont peu ou mal rémunérés. La progression des partis extrémistes se nourrit également de ces désillusions. Le rapport au travail en a été également profondément modifié. Si dans le passé, il était le point cardinal de l’accomplissement personnel, il a perdu ce rôle pour une partie de la société. La réduction du temps de travail, la société des loisirs mais aussi l’absence de visibilité et de considération expliquent le changement d’attitude d’une partie des actifs vis-à-vis du monde du travail. Cette modification est également liée à la baisse du poids des revenus du travail pour les ménages se situant dans les quatre premiers déciles. Les prestations sociales représentent plus de la moitié des revenus pour les 20 % des ménages les plus modestes. Les représentants des classes moyennes se situant parmi les plus modestes craignent par-dessus tout le déclassement social. Si jusque dans les années 1980, l’objectif était de regarder vers le haut pour s’élever socialement, depuis, l’objectif est de ne pas déchoir.

La partition de l’emploi ne peut que s’accentuer avec la crise sanitaire. De nouvelles lignes de fracture ont été signalées voire fabriquées par les médias et les experts des chaînes d’information. D’un côté, les protégés, les télétravailleurs, les salariés des grandes entreprises ; de l’autre, les exposés au virus, les CDD, les intérimaires. Cette dichotomie risque de se poursuivre avec le recul de l’emploi industriel.

L’implosion de la machine à consensus

La classe moyenne et la machine à construire du consensus ont également explosé sur le plan culturel. A partir de la fin des années 1960 jusque dans les années 1990, la télévision avait été un vecteur d’uniformisation culturelle. Toute la population regardait peu ou prou les mêmes émissions. Le journal de 20 heures était un rendez-vous incontournable. Il façonnait l’opinion. Les grands évènements nationaux et internationaux étaient partagés par un très grand nombre de téléspectateurs en même temps. Léon Zitrone, Roger Gicquel et Patrick Poivre d’Arvor avec quelques autres journalistes rassemblaient un très grand nombre de Français. Du premier pas de l’homme sur la lune en 1969 jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, nombre d’évènements ont été vécus en direct en quasi-communion. Les manifestations sportives comme les Jeux Olympiques, la coupe du monde de football, Rolland Garros, le tour de France étaient également regardés par une majorité de Français, quels que soient leur origine et leur rang social. Les émissions politiques, « Carte sur table », « l’Heure de Vérité », « 7 sur 7 », étaient des lieux de passage obligés pour les femmes et les hommes politiques aspirant aux responsabilités. Elles étaient diffusées aux heures de grande écoute le week-end. Des émissions phares, comme « le Grand Échiquier » ou « les dossiers de l’écran » participaient à la construction de courants dominants au sein de la société française.

La multiplication des chaînes de télévision avec le câble et la TNT puis la vidéo en ligne ont modifié la donne. Le mouvement de segmentation de la population et la multiplication des canaux d’information ont été des phénomènes parallèles qui se sont auto-alimentés. Les chaînes traditionnelles ont perdu leur rôle de faiseurs d’opinion. Le 20 heures reste une grande messe mais qui a de moins en moins de paroissiens. Ces derniers ont désormais pris l’habitude de changer à tout moment de chaîne. L’information ne se consomme plus exclusivement en famille rassemblée derrière le poste de télévision. La pratique individuelle des écrans pour regarder les médias s’est généralisée. Chaque individu devient une bulle qui se compose sa grille de programmes en phase avec ses envies et ses opinions. Les réseaux par leurs algorithmes ont modifié la fabrication des opinions. Par le passé, le café, la presse écrite, la religion, la télévision, l’entourage, les collègues de travail, la famille étaient les principales sources de constitution des points de vie, des jugements de valeur. Une recomposition s’est opérée ces vingt dernières dans une proportion qui est encore mal appréhendée sauf par les entreprises qui en sont les moteurs et par certains services secrets qui l’utilisent pour influencer les débats politiques. En soumettant ce que les individus souhaitent voir ou entendre, le champ des opinions tend à se réduire. L’altérité se simplifie au point que l’autre peut rapidement devenir un ennemi. L’anonymat pousse à l’extrémisme. Pour exister sur les réseaux, il est nécessaire de surenchérir. La tempérance, le consensuel ne sont plus vendeurs. Internet segmente en multipliant les frontières entre les communautés tout en nivelant. Sur les réseaux sociaux, tout un chacun peut s’en prendre au Président de la République, à un écrivain de renom ou à un grand professeur de médecine. Les filtres, les intermédiaires, les intercesseurs ont disparu. Les jugements, les opinions, les idées se valent tous au point qu’aucun ne peut réellement s’imposer. Les réseaux ont permis le retour des attaques frontales, ordurières, personnelles. Dans les années 1960, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre avaient peu de lecteurs mais leurs positions étaient connues et étaient relayées. Aujourd’hui, la bataille des idées se mue souvent en bataille des postures. Les intellectuels sont concurrencés par les influenceurs, les blogueurs, par Instagram ou par Tik Tok.

L’archipelisation des goûts vaut également pour la musique, le cinéma ou la littérature. Le rock a été la musique dominante des années 1960 aux années 2000. Elle a été portée par les générations du baby-boom. Musique populaire, les classes moyennes l’ont adoptée au point qu’elle est devenue la bande son de toute la population. La musique classique qui était écoutée par les classes aisées a fortement reculé durant cette période. Le rock a été tout à la fois transgénérationnel et transcourant au niveau social. Les concerts des Rolling Stones rassemblent plusieurs générations et sont plutôt représentatifs des classes moyennes et aisées. Par son caractère mondial, le rock était également en phase avec l’évolution de l’économie. Ce phénomène tire à sa fin pour des raisons physiques liées au vieillissement des grands groupes mais aussi parce qu’il ne correspond plus à l’état de la société. Les nouvelles musiques sont moins transgénérationnelles, elles sont aussi plus marquées sur le plan social. Le rap est moins rassembleur que le rock à partir des années 70. Il est concurrencé par le R&B ou la Techno.

La partition géographique du territoire ne date pas d’aujourd’hui. Neuilly-sur-Seine, le 16e arrondissement à Paris, le quartier de la Corniche et du parc Borelli à Marseille sont prisés depuis de nombreuses décennies. Les périphéries des grandes villes ont eu jusque dans les années 1970 des bidonvilles qui se sont transformés en quartiers difficiles dans les années 1980. Le passage d’un monde à l’autre n’a jamais été aisé comme en témoigne de nombreux films dont « La vie n’est pas un long fleuve tranquille » qui date de 1988. Le doublement des prix de l’immobilier en une génération, de 2000 à 2020 a accru simplement le fossé préexistant. « Monter à Paris » est devenu bien plus difficile en 2020 pour un jeune de milieu rural ou de banlieue qu’en 1980. Au-delà du montant des loyers, le nombre de logements en location diminue quand les exigences des bailleurs augmentent sous forme de cautions ou de stabilité professionnelle. Un célibataire, sans garant, travaillant dans une petite structure, rencontre les pires difficultés à être retenu pour une location dans le secteur privé. Si de surcroît, il a le malheur d’être en CDD ou en intérim, la probabilité de signer un bail s’effondre. Cette situation a comme conséquence une augmentation des temps de transports et le développement des colocations. Ces dernières qui concernaient avant les étudiants, popularisées par le film « L’auberge espagnole », sont désormais de plus en plus fréquentes chez les jeunes actifs. La crise sanitaire ne devrait pas changer la donne, les taux d’intérêt bas conduisant à la hausse du prix des actifs immobiliers. Certes, une petite baisse est attendue dans les prochains mois mais elle ne devrait pas corriger les déséquilibres constatés ces dernières années.

La crise sanitaire, catalyseur ou électro-choc

Le monde d’avant n’était pas, loin de là, unifié et homogène. Les oppositions entre les classes sociales étaient fortes. L’espoir du grand soir a été prégnant, en France, jusque dans les années 1980. Pour autant, les valeurs de progrès, d’ascension sociale, de réussite par l’école transcendaient les différentes catégories de la population française.

La crise sanitaire pourrait accroître la largeur de certains fossés. L’opposition entre les jeunes et les seniors a pris ainsi un tout nouveau relief avec le coronavirus. Les moins de trente ans sont moins touchés en développant des formes plus asymptomatiques de la maladie quand les plus de 75 ans paient un lourd tribut. Les autorités en France comme dans un très grand nombre de pays ont décidé de mettre à la cape l’économie afin d’éviter l’engorgement des hôpitaux et de sauver des vies. Les écoles, les universités ont été fermées, de nombreuses entreprises ont dû licencier ou différer leurs recrutements. Avec le déconfinement, les jeunes souhaitent retrouver leurs habitudes d’avant, se rassembler, à la grande peur de leurs aînés qui craignent pour leur vie et celle des plus âgées. Cette opposition générationnelle d’une nouvelle forme s’inscrit dans une tendance plus large, plus sourde. Les moins de 35 ans estiment, selon les enquêtes menées depuis plusieurs années par le Cercle de l’Épargne, que le système de retraite ne sera pas capable de leur verser des pensions. Si cette allégation est fausse ou exagérée, elle témoigne d’une méfiance voire d’une défiance. L’augmentation des dettes publiques constitue néanmoins un transfert intergénérationnel ; la crise sanitaire ne faisant que l’augmenter d’un nouveau cran. Les anciennes générations sont accusées plus ou moins explicitement de n’avoir pas pu régler les problèmes actuels, du réchauffement climatique à la crise sanitaire en passant par le chômage et les inégalités. L’avènement de Greta Thunberg comme égérie de la transition énergétique à 15 ans est tout un symbole.

Cette division intergénérationnelle s’exprime aussi par le fait que les actifs risquent de subir des pertes de revenus quand les retraités bénéficient du maintien de leur niveau de vie à travers leurs pensions. L’écart entre les deux catégories n’a jamais été aussi élevé. Si avant la crise, les retraités avaient un niveau de 5 points supérieur à celui de l’ensemble de la population, cet écart atteint désormais 10 points.

La multiplication des aides, des plans de soutien provoque naturellement des césures au sein de la population. D’un côté, il y a ceux qui seront protégés car travaillant au sein d’une entreprise en expansion ou bénéficiant de l’attention des pouvoirs publics, de l’autre ceux, travailleurs indépendants, titulaires de CDD ou de missions d’intérim, et salariés de PME, qui ne bénéficient pas de l’appui de l’État. D’autres divisions sont de plus en plus marquées. Le télétravail distend également les liens entre les différents métiers, entre ceux qui sont au contact avec le public et les autres. Enfin, certaines professions organisées avec des taux de syndicalisation élevés pourront obtenir une amélioration de leurs conditions de travail.

Même si dans un premier temps, les décès d’hommes politiques comme Claude Goasguen ou Patrick Devedjian ont donné l’impression que la Covid-19 pouvait concerner tous les Français de manière identique, les statistiques de l’INSEE ont révélé que le taux de prévalence était plus important dans les quartiers défavorisés et au sein des populations à revenus modestes. La crise a également souligné les différences au niveau des conditions de vie, entre ceux qui pouvaient aller à la campagne, ou qui avaient un appartement relativement spacieux avec le cas échéant une terrasse et les autres.

Les différences sociales et les inégalités sont consubstantielles aux sociétés humaines. Leur régulation est une des clefs de la réussite des nations. Les difficultés des États d’Amérique latine et de certains pays africains provient de l’incapacité des gouvernements à rendre supportable les différences. Les pays occidentaux avaient, avec le fordisme et le keynésianisme, réussi à maintenir la cohésion des populations. De la fin de la guerre 14/18 jusque dans les années 1990, les écarts de revenus et de patrimoine s’étaient réduits. Même si l’augmentation depuis est faible, notamment en France, elle est très mal ressentie. Avec Internet, tout est visible et cela sans filtre. La frustration est difficile à contenir. La segmentation de la société est d’autant plus difficile à vivre que l’ascenseur social s’est ralenti. Les sociétés se sont figées du fait que la croissance est plus faible. Face à la montée des communautarismes en tout genre, la tentation holiste gagne du terrain. Les régimes autoritaires se nourrissent des divisions pour asseoir leur pouvoir. Après avoir remporté le match de la fin du XXe siècle, les démocraties sont pour le moment en panne ou sur la défensive. Jamais depuis les années 1930, elles n’avaient été autant contestées. Leur rebond passera par la capacité à retrouver un sens à l’action publique et à mobiliser autour de projets fédérateurs auprès des opinions publiques.

Schumpeter, victime du coronavirus

L’économie contemporaine repose sur des principes schumpetériens, de destruction créatrice, les entreprises les moins rentables étant censées laisser la place à des entreprises innovantes. Cette destruction permet la diffusion du progrès technique et assure la régénérescence de la croissance. Pour éviter d’enrayer les mutations, l’aide aux entreprises en difficulté est à proscrire tout comme le maintien d’emplois non viables. Au fil des différentes crises que le système économique a connu depuis la fin du XVIIIe siècle, les pouvoirs publics, les entreprises, les branches professionnelles ont développé des mécanismes visant à atténuer la brutalité des principes schumpétériens. Les mesures d’accompagnement peuvent concerner les salariés avec par exemple l’instauration d’une assurance chômage. Elle peut également concerner les entreprises avec des aides plus ou moins directes (subvention, nationalisation, prêts à taux avantageux, etc.). Des mesures réglementaires peuvent également limiter ou interdire les licenciements. Le protectionnisme ralentit aussi les mutations économiques en diminuant la concurrence et en ne permettant l’application de la règle des avantages comparatifs.

L’inquiétante baisse des gains de productivité depuis une trentaine d’années au sein des pays de l’OCDE semble prouver que le modèle schumpétérien s’émousse. La désindustrialisation qui s’est amorcée à la fin des années 70 réduit les capacités d’innovation au sein des pays dits avancés. L’emploi industriel a diminué en vingt ans de plus de 15 %. Pour certains pays, comme la France, les pertes atteignent plus de 25 %. La Covid-19 pourrait accélérer la désindustrialisation en affectant lourdement deux secteurs clefs que sont l’automobile et l’aéronautique. Si pour le premier, l’Occident était à la peine depuis plusieurs années, pour le second, la crise sanitaire semble avoir profondément atteint ce secteur d’excellence. Les déboires de Boeing soulignaient que l’aéronautique occidental était déjà sur un équilibre fragile. Ce secteur stratégique bénéficiait de part et d’autre de l’Atlantique de subventions plus ou moins officielles masquant une rentabilité précaire. La crise a déjà eu raison de deux modèles symboliques pour l’un comme pour l’autre constructeur, le 380 et le 747. Ces deux avions géants étaient les porte-drapeaux du transport aérien de masse. Boeing pourrait être également contraint de revoir les plans de développement du nouveau 777. Près de 20 ans après l’arrêt du Concorde, l’abandon de leur construction traduit bien que le secteur aérien doive faire face à une double problématique, l’évolution du tourisme et la transition énergétique même s’il n’est responsable que de 2 à 3 % des émissions de CO2.

L’industrie automobile a eu durant ce dernier siècle un caractère structurant sur les économies occidentales. En associant de nombreux secteurs, électricité, électronique, informatique, sidérurgie, plasturgie, textile, la filière automobile irrigue de très nombreux secteurs industriels mais aussi tertiaires. La vente d’automobiles mobilise les banques pour les prêts, les assureurs pour les assurances et de nombreuses autres sociétés de service (location notamment). L’essor de l’automobile a amené à la réalisation d’infrastructures importantes (routes, autoroutes, ponts, souterrains, parking, etc.). La remise en cause du rôle de l’automobile ne sera pas sans conséquence pour des pays qui ont, depuis bâti une partie de leur prospérité sur ce secteur (Allemagne, France, Italie, États-Unis). Les ventes de voitures ont tendance à se réduire en raison de la métropolisation des pays avancés. Les réglementations limitant l’usage des voitures dans les grandes villes dissuadent de nombreux ménages à acheter une voiture. Le taux de possession est ainsi passé à Paris de 65 % à moins de 50 % en 20 ans. Les jeunes générations sont moins enclines à passer leur permis de conduire, devenu onéreux et moins utile dans le quotidien. Ces dernières années, le marché automobile a tenu grâce aux flottes de véhicules mis à disposition par les entreprises. Ce flux se tarit également. Les voitures de fonction sont de moins en moins nombreuses. Les véhicules sont partagés par plusieurs collaborateurs. À terme, le développement de flottes de voitures autonomes sans conducteur modifiera complètement le marché qui sera alors essentiellement tertiarisé. L’Europe pourrait être en difficulté en raison de sa faiblesse en matière de techniques de l’information et de la communication. Le cœur des prochaines voitures sera la gestion de données en temps réels. Le remplacement des moteurs à explosion par des moteurs électriques change, par ailleurs, la chaîne de valeurs. Pour le moment, ce changement profite aux entreprises chinoises qui fabriquent une grande partie des batteries vendues au niveau mondial.

Si les pays de la zone euro n’arrivent pas rapidement à se positionner sur les nouveaux secteurs industriels à forte croissance, les emplois industriels seront progressivement remplacés par des emplois de services peu sophistiqué, dits domestiques (aides à la personne, tourisme, logistique dans les entrepôts). Cette substitution ne ferait qu’accroître la baisse des gains de productivité et se traduirait pas l’enclenchement d’une spirale de décroissance.

Avec la crise sanitaire, les États ont été contraints d’aider « quoi qu’il en coûte » des entreprises qui n’étaient plus rentables. Par ailleurs, les entreprises en difficulté pouvant s’endetter à faibles coûts sont ainsi maintenues en activité, multipliant d’autant le nombre de « zombies ». Selon la Banque des règlements internationaux, près de 13 % des entreprises occidentales entreraient dans la catégorie des « zombies », contre moins de 8 % en 2007. Ces entreprises, dans des conditions normales de concurrence, ne pourraient pas survivre. Compte tenu de leurs difficultés, ces entreprises ne pourront pas investir de manière suffisante, ni innover, ce qui aura un effet négatif sur la productivité et la croissance.

D’un côté, les pouvoirs publics tentent de limiter les effets de la crise en évitant au maximum les faillites, les dépôts de bilan et les licenciements, de l’autre, ils entendent accélérer la modernisation des économies sur fond de transition énergétique. La dynamique schumpétérienne peut jouer si les investissements consentis pour la décarbonisation des économies est une source de productivité et compenser l’effet anti-schumpétérien du soutien aux « zombies ».