4 mars 2022

Le Coin des Tendances – Chine – géopolitique

Le retour du risque géopolitique

Depuis la fin de la guerre froide voire depuis le milieu des années 1980, les investisseurs ont relégué au second plan les tensions internationales. La chute de l’URSS, la conversion de la Chine à l’économie de marché et la mondialisation les ont confortés dans l’idée que la géopolitique avait désormais peu de conséquences sur la valeur des entreprises. Les attentats du 11 septembre 2001 ont créé un choc financier en raison, en premier lieu de leur proximité de Wall Street.  Pour autant, sur la durée les répercussions boursières ont été relativement faibles. Entreprises et investisseurs, estimant que les conséquences économiques seraient contenues, ont prêté une attention toute relative à la lutte que se mènent la Chine et l’Amérique, à la montée des dirigeants populistes en Amérique latine ou encore aux tensions au Moyen-Orient. Ainsi, ni les démêlés avec l’Iran ni la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis n’ont donné lieu à de véritables inflexions sur les marchés.

Avec l’invasion de l’Ukraine, ce schéma pourrait voler en éclats au motif qu’elle pourrait entraîner l’isolement de la 11e économie mondiale qui est en outre l’un des plus grands producteurs de matières premières. Jamais, depuis 1945, en-dehors des guerres concernant les États issus de la décomposition de la Yougoslavie, une guerre n’avait concerné deux États européens internationalement reconnus, sachant que la Russie est membre à l’ONU du Conseil de sécurité. Il faut remonter aux pires années de la guerre froide pour avoir un même niveau de tension. Cette crise dépasse, en raison du nombre de morts, celle provoquée en 1948 par le blocus de Berlin ou celle liée à la construction du mur de la même ville en 1961 et qui fut alors suivie par la crise des missiles de Cuba en 1962. Ces différents évènements avaient abouti ou conforté la partition du monde. Les implications économiques furent certainement moins importantes que celles que pourrait générer l’invasion de l’Ukraine.

Les incidences mondiales immédiates seront une inflation plus élevée, une croissance plus faible et une certaine perturbation des marchés financiers à mesure que des sanctions plus sévères s’imposeront. Les retombées à plus long terme seront un nouvel affaiblissement du système de chaînes d’approvisionnement mondialisées et de marchés financiers intégrés qui a dominé l’économie mondiale depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.

Depuis le deuxième choc pétrolier, les pays occidentaux n’ont pas été confrontés à une aussi brusque élévation des cours de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Le baril de pétrole a certes connu des hausses importantes en 2007 et en 2014 mais ces dernières étaient étalées dans le temps. Le choc énergétique de de 2022 marque d’autant plus les esprits qu’il met aux prises la Russie étant l’un des trois plus importants producteurs de pétrole et de gaz au monde. La Russie est, par ailleurs, un fournisseur clé de métaux industriels tels que le nickel, l’aluminium et le palladium. La Russie et l’Ukraine sont toutes deux d’importants exportateurs de blé, tandis que la Russie et la Biélorussie sont des producteurs notables de potasse, un intrant essentiel pour l’agriculture. Le prix du baril de pétrole Brent a franchi la barre des 100 dollars dès le début de l’intervention russe et le cours du gaz en Europe a augmenté de 30 %. Plusieurs pays d’Europe, à commencer par l’Allemagne, dépendent massivement du gaz russe, l’arrêt de l’approvisionnement serait extrêmement délicat à gérer avec, à la clef, un risque de pénurie. L’approvisionnement en matières premières pourrait être remis en cause de deux manières. Les livraisons pourraient être interrompues si des infrastructures physiques telles que des gazoducs ou des ports de la mer Noire sont détruits. Elles pourraient également être remises en cause par les sanctions et contre-sanctions. Jusqu’à présent, les deux camps se sont montrés réticents à militariser le commerce de l’énergie et des matières premières, qui s’est également poursuivi tout au long de la guerre froide. Les sanctions après l’invasion de la Crimée n’ont pas empêché la signature de contrats portant sur le gaz et le pétrole. La décision d’ExxonMobil ou de Shell de sortir de Russie constitue une première. La mise en sommeil du gazoduc « Nord Stream 2 », par l’Allemagne, le 22 février dernier, est symbolique car il n’était  pas en état de fonctionner. Les sanctions occidentales, même si elles n’aboutissent à l’interdiction des achats de gaz et de pétrole, pourraient à termes peser sur la production du fait des difficultés que rencontrera la Russie pour moderniser ses équipements. Cette dernière pourrait aussi riposter en privilégiant des clients dont les pays ne l’ont pas condamnée. Les Occidentaux espèrent que les pays arabes compensent en partie la Russie. Pour le moment, ces pays se montrent réticents. Ils ont, depuis des années, noué des accords avec la Russie leur permettant de réguler le prix du pétrole. Ils ne souhaitent pas créer une crise avec ce pays certes non-membre de l’OPEP mais qui  est associé à ses travaux. Par ailleurs, la hausse des cours compense le manque à gagner encaissé durant la crise sanitaire.

Si l’Occident est exposé au risque énergétique, la Russie l’est en matière technologique. Les États-Unis peuvent imposer des sanctions du même type que celles infligées à Huawei aux entreprises technologiques russes. Ils pourraient ainsi limiter leur accès aux semi-conducteurs et aux logiciels de pointe. Ils ont également la possibilité de couper l’accès à Internet. Certaines entreprises de la sphère digitale comme Apple ou Google ont dors-déjà réduit leurs services à destination de la Russie.

Les pays occidentaux  comptent sur les sanctions financières pour mettre en difficulté la Russie. Ce pays peut néanmoins s’appuyer sur d’importantes réserves en devises et sur ses fonds souverains. Il dispose de quelques mois voire d’un an de marges. Cependant, avec l’inflation et la dépréciation du rouble, les réserves accumulées ont tendance à s’évaporer rapidement. La volonté des Occidentaux est de réduire au maximum les flux financiers entrant et sortant du pays. La Russie a, pour faire face à ce risque, cherché à isoler, depuis 2014,  son économie de la zone dollar. La part de ses échanges libellés en devise américaine a baissé ces cinq dernières années. La Russie devra se tourner davantage vers la Chine pour ses besoins financiers. Si en 2014, 97 % des échanges entre ces deux pays s’effectuaient en dollars, ce taux n’était plus que de 33 % en 2021. La décision d’exclure du réseau SWIFT plusieurs banques russes pourrait freiner également les flux financiers et les échanges. L’acronyme SWIFT pour Society Worldwide Interbank Financial Telecommunication est une société installée en Belgique qui gère un  système international de transmission sécurisé des données bancaires. Ce système permet aux établissements financiers d’échanger en toute sécurité des données concernant des opérations interbancaires. Ces communications sont notamment indispensables pour le paiement des importations. Deux pays sont actuellement exclus du réseau, la Corée du Nord et l’Iran. Depuis plusieurs années, la Chine met en place son propre système de protection des échanges de données financières. La Russie pourrait s’y rattacher. Les banques russes pourraient également passer par des établissements indiens reliés à SWIFT par un système de transmission autonome. Le risque d’une généralisation des interdictions d’accès à SWIFT est l’émergence de systèmes concurrents et la dédollarisation de l’économie mondiale.

Quelques jours après le début de la crise ukrainienne, les conséquences pour l’économie mondiale sont déjà nombreuses. La Russie fait face à un choc économique et financier sans précédent, sa monnaie ayant perdu plus de 30 % de sa valeur et ses taux directeurs relevés à 20 %. Si les sanctions sont importantes, elles ne mettent pas en danger immédiatement l’économie russe. Elles compliquent l’organisation des flux mais ne les interdisent pas. Le poids économique de l’Occident est moindre en 2022 qu’en 1973. À l’époque plus des deux tiers du PIB étaient générés par les États-Unis, l’Europe de l’Ouest et le Japon. Aujourd’hui, leur poids dans le PIB mondial est inférieur à 45 %. Pour l’économie mondiale, la crise ukrainienne est avant tout une source supplémentaire d’inflation intensifiant le dilemme auquel les banques centrales sont confrontées. Doivent-elles relever rapidement leurs taux directeurs au risque de briser la croissance déjà mise à mal par l’invasion russe ou accepter une inflation plus haute ?

À plus long terme, cette crise peut accélérer la partition du monde en plusieurs blocs économiques. La Russie sera obligée de basculer un peu plus vers l’Est, en s’appuyant davantage sur des liens commerciaux et financiers avec la Chine. En Occident,  au nom du souverainisme économique et de la protection des intérêts nationaux, le protectionnisme pourrait être à nouveau légitimé. La Chine pourrait être tentée de se protéger d’éventuelles sanctions occidentales en privilégiant l’autosuffisance. L’invasion de l’Ukraine ne provoquera peut-être pas de crise économique mondiale aujourd’hui, mais elle pourrait bien marquer une inflexion dans le cours de  l’économie mondiale pour les prochaines décennies.

La Chine et le fossé technologique

L’Institut d’études internationales et stratégiques de l’Université de Pékin, avait publié à la fin du mois de janvier 2022, une note révélant que la Chine n’avait pas rattrapé son retard en matière de haute technologique vis-à-vis des États-Unis. En particulier en ce qui concerne les semi-conducteurs, les systèmes d’exploitation et l’aérospatiale. Cette note indiquait que la Chine pourrait être la principale perdante en cas de segmentation en plusieurs blocs étanches de l’économie mondiale. La publication qui était accessible sur le site de ce centre de recherche a rapidement été retirée, certainement à la demande des autorités chinoises. En soulignant la dépendance technologique et commerciale de la Chine, la note soulignait les vulnérabilités du pays qui est censé gagner en indépendance avec l’application du 14e plan quinquennal publié en 2021.

Pour atteindre une autonomie globale, les autorités chinoises investissent massivement dans les techniques de pointe et persuadent les entreprises nationales de faire de même. Les dépenses publiques et privées en recherche et développement ont atteint un record de 2 800 milliards de yuans (440 milliards de dollars) en 2021 dans le but de rattraper puis de dépasser les occidentaux d’ici 2049, pour le centenaire de la République Populaire. L’effort de recherche atteint désormais 2,5 % du PIB, soit légèrement moins que le taux américain qui est de 3 %.

En matière technologique, le gouvernement chinois compte exploiter au mieux les partenariats avec les entreprises occidentales et multiplier les retours au pays des chercheurs installés à l’étranger.  Pour les vaccins ARN messager utilisés dans la lutte contre le covid, la Chine a bénéficié du retour d’un chercheur qui travaillait pour Moderna, Ying Bo.  Son retour a été salué par les médias. Il a créé une entreprise, Abogen Biosciences qui a, avec le concours de l’Armée populaire, développé le vaccin à ARNm chinois, bénéficiant d’un budget public de 2,3 milliards de dollars. En un an, la Chine aurait réussi à rattraper les entreprises les plus en pointe en Occident.

Dans l’agriculture, la Chine réalise également des progrès importants. Si les semences génétiquement modifiées sont interdites en Chine afin d’éviter une dépendance aux entreprises américaines, les chercheurs chinois ont développé des alternatives locales. Des entreprises chinoises ont acheté des brevets et ont réalisé des avancées technologiques en nouant des partenariats notamment avec des entreprises suisses. Ces progrès ne permettent pas, néanmoins, pour le moment à la Chine d’être indépendante sur le plan agricole. Le pays importe pour au moins 400 milliards de yuans du soja, du maïs et du coton, dont une grande partie est génétiquement modifiée.

Le gouvernement chinois souhaite que dans les prochaines années le pays soit indépendant pour la construction et la réparation des avions. L’entreprise publique Comac devrait commencer prochainement à livrer en 2022 le C919 qui est un concurrent  des Boeing 737 et des  Airbus A320. Le programme chinois  de construction de l’avion chinois, débuté en 2008, a donné lieu de nombreux retards. Les commandes sont en revanche importantes, les compagnies aériennes chinoises ayant reçu l’ordre d’en acheter par centaines. Cet avion est avant tout une imitation du A320 et intègre de nombreuses pièces étrangères. Il sera équipé de moteurs issus d’une de la coopération [SLG1] de Safran avec General Electric Aviation. L’avion chinois demeure en retard d’une génération par rapport à ceux fabriqués par les États-Unis ou l’Europe.

La Chine est également confrontée à un retard en matière de microprocesseurs. Ce retard a été révélé lors de la décision en 2018 de Donald Trump de priver Huawei et ZTZ des puces américaines. Pour éviter la réédition de ce problème, le dernier plan quinquennal de la Chine stipule que le pays devra produire 70 % des puces qu’il consomme d’ici 2025, contre moins de 20 % en 2021. La construction de trois nouvelles usines a été lancée en 2022. L’État consacre depuis 2019 des centaines de milliards de yuans par an pour ce secteur. Les chercheurs des entreprises étrangères travaillant en Chine sont appelés à rejoindre des structures nationales. Face à cette pression le centre de recherche à Shanghai de l’entreprise d’électronique américaine, Micron, a été fermé par ce dernier le 26 janvier 2022. L’espionnage industriel déjà important tend à devenir intensif. Comme pour les avions de ligne, les microprocesseurs chinois demeurent en retrait par rapport à ceux des États-Unis, de Taïwan, de Corée du Sud ou du Japon. Les Chinois ne maîtrisent pas encore les techniques des puces avec des structures mesurées en dizaines de nanomètres (milliardièmes de mètre). Les puces chinoises ont quelques générations de retard par rapport à celles de TSMC de Taiwan et de Samsung de Corée du Sud, les deux principaux producteurs mondiaux l’industrie.

La Chine accuse également un retard dans les systèmes d’exploitation des ordinateurs personnels et des smartphones. Quand l’administration Trump a interdit aux entreprises américaines de travailler avec Huawei en 2019, cette dernière n’avait plus accès aux microprocesseurs américains et systèmes d’exploitation Android de Google. Ces restrictions ont contribué à la baisse d’environ 30 % des revenus de Huawei l’année en 2021. Le système d’exploitation de Microsoft, Windows pour les ordinateurs personnels dispose d’une avance importante. Les entreprises chinoises ont investi environ 4 milliards de dollars entre 2019 et septembre 2021 afin de développer des systèmes d’exploitation. Certains analystes s’attendent à ce que l’alternative à Android conçue par Huawei, appelée Harmony OS,  puisse rapidement être opérationnel. Ce système d’exploitation devrait être partiellement fondée sur le système open source de Google. Pour le moment, tous les smartphones chinois continuent de fonctionner sur Android et iOS d’Apple et presque tous les ordinateurs de bureau chinois sont alimentés par Mac OS d’Apple ou Microsoft Windows. Les systèmes d’exploitation chinois alternatifs ont du mal à attirer les développeurs faute d’utilisateurs. L’absence d’applications dissuade les consommateurs à les utiliser.

La Chine rencontre également des problèmes pour créer un réseau de paiement mondial. La majeure partie des transferts d’argent mondiaux est traitée via Swift, le  système de messagerie interbancaire basé en Belgique, et Chips, le système de compensation national américain. Les opérations financières et commerciales restent à plus de 60 % réalisées en dollars. La Chine qui est devenue le premier exportateur mondial est contrainte de recourir à la monnaie des États-Unis. Dans l’histoire, la première puissance économique a toujours imposé sa monnaie comme instrument d’échange. Face aux risques des menaces occidentales, la Chine développe depuis 2015 un système de paiement parallèle en yuans connu sous le nom de CIPAS. En septembre, le service traitait chaque jour 317 milliards de yuans de transactions dans plus de 100 pays. La diffusion de CIPS demeure néanmoins modeste. 80 établissements financiers y sont connectés contre plus de 11 000 pour SWIFT. La devise chinoise a été, en 2021, utilisée à hauteur de 2,7 % dans les échanges internationaux, contre 1,9 % en 2019. Cette hausse est avant tout la conséquence de la présence plus importante de filiales chinoises à l’étranger. L’internationalisation de la monnaie chinoise trouve comme limite la montée en puissance du souverainisme économique. Elle pourra néanmoins compter sur l’appui de la Russie dont certains établissements financiers ont été exclus de SWIFT. La Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale et pourrait même doubler sous peu les États-Unis. Pour autant, n’a pas encore rattrapé son retard technologique. Pour le combler, elle a besoin de l’apport des entreprises occidentales. Le pays pourrait être pénalisé en cas de montée en puissance du protectionnisme et de segmentation de l’économie mondiale en plusieurs zones d’autant plus que sa croissance dépend des exportations vers l’Europe et les États-Unis. Si les autorités chinoises n’ont pas condamné l’invasion ukrainienne de la Russie, le soutien à cette dernière reste, pour le moment, discret. L’Ukraine avait noué des relations économiques étroites avec la Chine, le pays figurant parmi les objectifs de la Route de la Soie. Le Gouvernement chinois n’entend pas s’immiscer dans les affaires européennes sachant qu’il a en ligne de mire Taiwan et qu’il est régulièrement confronté à la question des Ouïghours dans la région du Xinjiang.


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