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Les Américains et la fin de l’effet richesse boursier
Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait porté chance au marché « actions ». Les investisseurs avaient salué son retour espérant de nouvelles baisses d’impôts et de nombreuses mesures de déréglementation Depuis quelques semaines, face aux annonces concernant les droits de douane, ils déchantent avec à la clef une baisse des principaux indices américains. En la matière, l’administration Trump s’est montrée d’une sincérité totale face à la chute du cours des actions. « Je peux vous dire que les corrections sont saines, elles sont normales », a déclaré Scott Bessent, secrétaire au Trésor américain, le 16 mars dernier. Cette affirmation décomplexée signifie pour les investisseurs que le pouvoir n’entend pas changer de ligne en matière de politique économique. Or, aux Etats-Unis, les marchés jouent un rôle important au niveau des comportements des ménages américains. Depuis la crise financière de 2008, ces derniers ont acquis un volume important d’actions. Fin 2016, les ménages et les organisations à but non lucratif détenaient 38 000 milliards de dollars d’actions de sociétés cotées. La valeur de leurs avoirs a explosé, progressant de 128 % au cours des six dernières années. Au total, ces avoirs valent désormais 1,7 fois le revenu disponible des ménages américains, soit plus du double de la moyenne historique et proche du niveau le plus élevé depuis 1947.
L’euphorie post élection a laissé la place à un grand doute. Selon une enquête de l’Université du Michigan, au cours des deux premières semaines de mars, la confiance des consommateurs américains a atteint son plus bas niveau en près de deux ans et demi. Or, le consommateur est roi aux Etats-Unis et fait ou défait la croissance. Cette situation pèse sur les cours boursiers. Par le biais de l’« effet de richesse », la chute des cours boursiers pèse elle-même sur les bilans des ménages, et donc sur leurs dépenses. En 2019, Gabriel Chodorow-Reich de l’Université Harvard, Alp Simsek, du Massachusetts Institute of Technology, et Plamen Nenov de la BI Norwegian Business School estimaient qu’un dollar de richesse supplémentaire augmentait les dépenses de consommation d’un peu plus de trois cents. La société de services financiers, Visa, estime que la répercussion a considérablement augmenté ces dernières années. Elle évalue l’effet à 24 cents en 2024. Même en utilisant l’estimation la plus basse de l’effet de richesse, la chute de 4 500 milliards de dollars de la valeur boursière depuis le récent sommet du S&P 500 entraînerait plusieurs milliards de dollars de pertes de dépenses de consommation. Contrairement à l’immobilier, qui demeure le principal actif détenu par les ménages américains, le cours des actions peut être observé, minute par minute, et l’évolution du sentiment qui en résulte se répercute immédiatement sur les habitudes d’achat. Plus de 25 millions d’Américains possèdent un compte chez Robinhood, l’une des applications de trading en temps réel. Certains investisseurs sont particulièrement exposés, s’étant endettés en espérant bénéficier de plus-values avec la hausse du marché « actions ». Interactive Brokers, une société de courtage en valeurs mobilières, a constaté la montée en puissance des prêts sur marge, utilisés par les investisseurs pour acheter des actions. Fin 2018, ses clients avaient emprunté 54 milliards de dollars à cette fin, soit une hausse de près d’un tiers par rapport à l’année précédente. Leurs positions se sont renforcées, non seulement en négociant des actions sur marge, mais aussi en adoptant des positions agressives sur les produits dérivés.
Et ce n’est pas seulement l’exposition globale du public américain au marché boursier qui compte. Le paysage électoral divisé du pays a modifié les personnes les plus touchées par une crise et le sentiment des investisseurs à son égard. David Zavarelli, conseiller financier à Milford, dans le Connecticut, affirme que ses clients de gauche sont plus préoccupés par la crise que ceux de droite. « C’est la première fois que je constate cela en 18 ans de carrière », rapporte-t-il. « La réaction des clients dépend moins du niveau de risque qu’ils prennent que de leur vote lors des dernières élections », explique Brian Schmehil, du cabinet de gestion de patrimoine The Mather Group. Ces anecdotes se reflètent dans les données sur la confiance des consommateurs, qui, en plus d’être en baisse en moyenne, sont plus que jamais divisées selon les clivages partisans. Depuis les élections, les démocrates sont devenus extrêmement pessimistes quant à l’économie, tandis que les républicains restent optimistes.
Une des raisons de l’insensibilité de l’administration républicaine face à la baisse des actions est que leurs détenteurs sont majoritairement démocrates. La richesse boursière américaine est concentrée parmi les hauts revenus : environ 87 % des actions et des parts de fonds communs de placement sont détenues par les 20 % des plus riches, contre seulement 57 % du patrimoine immobilier. Les Américains qui gagnent moins de 50 000 dollars par an sont désormais plus susceptibles d’être républicains que démocrates. Alors qu’il y a une ou deux décennies, une baisse des marchés boursiers touchait avant tout les Républicains qui captaient les voix des dirigeants et des cadres supérieurs, aujourd’hui, ce sont les Démocrates qui seraient les plus exposés.
Contrarier les Américains les plus riches entraînera des conséquences, même si les répercussions politiques seront moins graves. Depuis fin 2019, la consommation du cinquième le plus riche des Américains a augmenté de plus de 50 %, contre 20 % pour le reste du pays. En 2024, le cinquième le plus riche a représenté la quasi-totalité de la croissance des dépenses de consommation. S’ils arrêtent de consommer en raison de pertes en bourse importantes, la croissance risque de s’arrêter.
Le système de santé américain au bord du gouffre
Les États-Unis sont souvent associés aux technologies de l’information et de la communication ou à l’industrie de la défense. Or, le secteur le plus important est celui de la santé, au sens large du terme, qui représente près d’un cinquième du PIB du pays, soit deux fois plus que la moyenne des pays de l’OCDE. Cette hypertrophie ne se traduit pas en termes de résultats. L’espérance de vie des Américains recule depuis plusieurs années. Ceux ayant moins de 70 ans ont presque deux fois plus de risques de mourir de maladies cardiovasculaires que leurs homologues européens. Les taux de mortalité dus à d’autres maladies comme le diabète et les maladies rénales sont également beaucoup plus élevés.
De plus en plus d’Américains estiment que le système de santé est de mauvaise qualité. Ils pointent du doigt les fabricants de médicaments, les assureurs ou les intermédiaires. Cette hostilité croissante de la population s’est traduite par l’assassinat du directeur général d’UnitedHealthcare, le plus grand assureur santé américain. L’accusé, Luigi Mangione, dont le procès s’est ouvert en février, a reçu 740 000 dollars de dons de la part de citoyens américains.
Les hôpitaux américains sont confrontés, comme en Europe, à des problèmes budgétaires chroniques. En 2023, leur budget a dépassé 1 500 milliards de dollars, soit l’équivalent de la moitié du PIB de la France. Ils absorbent un tiers des dépenses de santé américaines, soit trois fois plus que celles liées aux médicaments. Depuis 2000, les prix hospitaliers ont augmenté outre-Atlantique de plus de 250 %. Ils progressent deux fois plus vite que le coût global des soins médicaux et trois fois plus vite que l’inflation.
Le mode de fonctionnement du système de santé américain est de nature inflationniste. Le financement des hôpitaux repose principalement sur la tarification à l’acte, avec une prise en charge par les assureurs pour chaque examen ou traitement, quelle que soit leur nécessité. Les hôpitaux sont ainsi incités à multiplier les actes. Le gouvernement américain cherche depuis des années à modifier ce système. Les pouvoirs publics souhaitent développer une rémunération des établissements en fonction de l’atteinte d’objectifs prédéterminés, en mettant l’accent sur la prévention. En 2023, 70 % des paiements aux prestataires relevaient encore de l’approche traditionnelle.
L’opacité de la tarification hospitalière contribue également à la dérive des coûts. Le prix des interventions varie considérablement d’un hôpital à l’autre. Une étude réalisée en 2023 par le groupe de réflexion spécialisé dans les politiques de santé, KFF, souligne que le prix affiché d’une coloscopie dans la région d’Atlanta variait de 435 à plus de 7 000 dollars. La complexité de la facturation médicale et des règles de remboursement rend difficile une comparaison efficace des services.
La concentration du système de santé a aggravé la situation. Plus de 1 600 fusions d’hôpitaux ont eu lieu entre 2000 et 2020. La part du total des lits d’hôpitaux contrôlés par des chaînes est passée de 58 % à 81 % au cours de cette période. Un ou deux prestataires hospitaliers dominent désormais le marché dans de nombreuses villes américaines. HCA Healthcare, la plus grande chaîne du pays, exploite plus de 180 hôpitaux aux États-Unis, pour une capacité totale de près de 50 000 lits. La France connaît une évolution comparable avec la concentration des cliniques, désormais détenues par quelques grands groupes (Ramsay Générale Santé, Elsan, Vivalto Santé, Almaviva). Cette concentration favorise l’augmentation des prix, alors que des rendements d’échelle étaient logiquement attendus. Le rendement du capital investi par HCA, par exemple, est passé de 10 % en 2004 à 15 % en 2024. Des études montrent que les fusions d’hôpitaux ont tendance à augmenter les prix pour les patients bénéficiant d’une assurance privée, sans pour autant offrir de meilleurs soins. Les grandes chaînes hospitalières utilisent souvent leur pouvoir de marché pour obtenir des prix plus élevés auprès des assureurs. Cette concentration s’étend à d’autres activités de la médecine. Entre 2012 et 2022, la part des médecins affiliés aux hôpitaux est passée de 29 % à 41 %. En théorie, regrouper différents aspects du traitement d’un patient au sein d’un seul système pourrait améliorer les soins. En pratique, cependant, les prix augmentent fréquemment après l’acquisition de cabinets médicaux par des hôpitaux privés, tandis que la qualité stagne. De plus, Medicare et les assureurs privés ont tendance à payer davantage pour les services fournis en milieu hospitalier plutôt que dans des cabinets médicaux indépendants, ce qui incite les prestataires de soins intégrés à prescrire des soins hospitaliers plus coûteux.
La prise de contrôle croissante des hôpitaux par des sociétés de capital-investissement (PE) s’accompagne d’une dégradation de la qualité des soins. Selon une étude publiée en 2023, Sneha Kannan, de la Harvard Medical School, et ses coauteurs ont démontré que les patients courent un risque accru de chutes, de nouvelles infections et d’autres problèmes lors de leur séjour à l’hôpital après le rachat de l’établissement par des fonds financiers. Les chaînes d’hôpitaux privés ne sont pas à l’abri de problèmes financiers majeurs. En mai dernier, la chaîne américaine Steward Health Care a déposé son bilan et mis en vente ses 31 hôpitaux. En janvier, Prospect Medical Holdings, une autre chaîne comptant 16 hôpitaux, a fait de même. Dans les deux cas, les commissions compétentes du Congrès ont indiqué que les directions de ces chaînes avaient pris des décisions financières ayant compromis les soins aux patients.
Aux États-Unis, les sociétés de capital-investissement détiennent moins d’un dixième des quelque 6 000 hôpitaux du pays. Près de la moitié appartiennent à des organismes à but non lucratif. En France, les quatre premiers groupes de cliniques gèrent plus de 40 % du parc total. Aux États-Unis, des congrégations religieuses continuent de diriger de nombreux établissements. CommonSpirit Health compte 142 hôpitaux, ce qui en fait la troisième plus grande chaîne du pays après HCA et la Veterans Health Administration, gérée par le gouvernement fédéral.
Aux États-Unis, la propriété à but non lucratif n’est pas synonyme de maîtrise des coûts. Leur gestion est proche de celle de leurs homologues à but lucratif. Le système hospitalier universitaire en est la meilleure preuve. Pour les universités, les frais d’hospitalisation représentent souvent une part importante de leurs revenus. À l’Université Stanford, 63 % des revenus d’exploitation pour l’exercice 2024 provenaient des services de santé fournis au public. À l’Université de Chicago, les services aux patients ont contribué à hauteur de 56 %. L’UPMC, affiliée à l’Université de Pittsburgh, possède un assureur à but lucratif, un fonds de capital-risque et cinq hôpitaux à but lucratif à l’étranger.
Aussi étrange que cela puisse paraître, les hôpitaux à but non lucratif dépensent moins en soins caritatifs pour les patients nécessiteux que les hôpitaux à but lucratif. Les hôpitaux à but non lucratif les mieux dotés participent à moins d’actions caritatives, en volume, que les hôpitaux les plus pauvres des États-Unis. Pour 100 dollars de dépenses engagées, les hôpitaux à but non lucratif ont dépensé en moyenne 2,30 dollars en soins caritatifs, contre 3,80 dollars pour les hôpitaux à but lucratif. Le secteur non lucratif est pourtant fiscalement favorisé et bénéficie de la possibilité d’émettre des obligations à des taux préférentiels.
Des signes indiquent que l’administration de Donald Trump a l’intention de prendre au moins quelques mesures pour réformer le système hospitalier américain en difficulté. Le mois dernier, le président a publié un décret ordonnant aux agences fédérales de « mettre en œuvre et d’appliquer rapidement » les règles introduites sous sa première administration, qui obligeraient les hôpitaux à améliorer la transparence de leurs tarifs. Les analystes du secteur s’attendent également à ce que les législateurs républicains prônent la « neutralité géographique », ce qui obligerait Medicare à payer le même tarif pour les services, qu’ils soient dispensés à l’hôpital ou dans un cabinet médical. Des gains de productivité pourraient être obtenus, selon les services d’Elon Musk, en recourant à l’intelligence artificielle.
À l’heure où les États-Unis consacrent près d’un cinquième de leur PIB à la santé, la crise de leur système hospitalier soulève une question centrale : comment un tel niveau de dépense peut-il coexister avec des résultats sanitaires si médiocres et une telle défiance de la population ? La combinaison d’une tarification inflationniste, d’une concentration excessive, d’une financiarisation croissante et d’une fragmentation des soins a conduit à un modèle coûteux, opaque et inégalitaire. Vus des Etats-Unis, le systèmes de santé canadien ou français apparaissent plus vertueux même s’ils tendent également à s’américaniser. Ces deux derniers systèmes ont réussi à garantir une couverture universelle et des performances sanitaires globalement supérieures ) celles des Etats-Unis. Le modèle canadien, à financement public se caractérise par sa gestion décentralisée, le système français associant hôpitaux publics et cliniques privées , mixte se démarque par son caractère hautement régulé. Ces modèles ne sont pas exempts de défauts, mais incarnent une volonté politique de maîtrise des coûts et d’équité dans l’accès aux soins. Ils peuvent aboutir, comme en France, à certaines pénuries en raison de prix trop faibles ou à des déserts médicaux faute de médecins en nombre suffisant ou souhaitant s’installer dans des zones à faible pouvoir d’achat. La digitalisation, l’intelligence artificielle, la télémédecine, la prévention et la rémunération à la qualité plutôt qu’à l’acte offrent des leviers de transformation puissants aux Etats-Unis comme ailleurs. Mais aucune innovation technologique ne remplacera une réforme structurelle alignant les incitations économiques sur les besoins réels de santé publique. Si les États-Unis ne parviennent pas à réconcilier efficacité, soutenabilité et justice, ils risquent de voir se creuser encore davantage la fracture entre une médecine d’élite, performante mais inaccessible, et un accès dégradé aux soins pour des millions de personnes.