12 mars 2016

Le Coin des Tendances : la face obscure de Wikipédia

La face cachée de Wikipédia

Chaque mois, 500 millions personnes (différentes) consultent Wikipédia qui est devenu l’encyclopédie de référence. Pourtant la gouvernance de ce site incontournable est peu connue. Derrière Wikipédia, il y a une véritable société avec ses codes et ses pratiques plus ou moins transparentes.

Fondée en 2001, l’encyclopédie libre Wikipédia dispose de plus de 21 millions d’utilisateurs inscrits. Les membres les plus dynamiques, une petite minorité des inscrits, constituent les wikipédiens qui gèrent la communauté. Wikipédia doit, aujourd’hui, faire face à une crise de gouvernance mais aussi à une mutation de son modèle de développement.

Le budget de Wikipédia tourne autour de 60 millions de dollars dont 40 % sont affectés à la logistique informatique.

La crise de gouvernance

Wikipédia est géré par Wikimedia Foundation qui développe d’autres activités fondées sur le partage de contenus. Régie par les lois de Floride, cette fondation américaine est dirigée par un conseil d’administration, le « trustee board ». Il comprend 10 membres dont le fondateur, Jimmy Wales. Trois membres sont des représentants élus de la communauté Wikipédia, quatre membres sont choisis en raison de leurs compétences et deux membres proviennent des communautés nationales ou des organisations issues de Wikimedia. Au niveau national, des structures de promotion de Wikipédia peuvent exister. En France, Wikipédia est ainsi soutenu par Wikimédia France qui est une association.

Lila Tretikov est la directrice exécutive de la fondation Wikimedia depuis juin 2014 mais a annoncé, au mois de février dernier, sa démission qui prendra effet au 31 mars. Ce départ est la suite logique d’une crise sans précédent dans l’histoire de la fondation américaine créée en 2003. Cette crise a d’abord pris forme avec le renvoi d’un représentant élu des wikipédiens, James Heilman (médecin canadien), qui avait contesté le bienfondé d’un projet de moteur de recherche interne. Ce projet d’un montant de 2,5 millions de dollars de budget est montré du doigt, depuis des mois, par la communauté wikipédienne. Après le renvoi de son représentant, cette dernière s’en est prise à Arnnon Geshuri, membre du conseil d’administration. Vice-président des ressources humaines chez Tesla Motors, Arnnon Geshuri, un ancien de chez Google, a été acculé à la démission le 27 janvier après le lancement d’un vote de défiance par les wikipédiens. Il lui a été reproché d’avoir été « directement impliqué dans des pratiques illégales avec des sociétés de la Silicon Valley ».

Au-delà des questions de personnes, le débat tourne autour du rôle de Google au sein de Wikipédia. Google est très présent dans les instances de la fondation. Il est accusé d’orienter à son profit le site encyclopédique. Après le départ d’Arnnon Geshuri, quatre membres sur dix du board ont encore un lien ou ont eu un lien avec Google. Il s’agit de Jimmy Wales qui a été membre de l’Advisory Council de Google, de Denny Vrandecici qui est un employé de Google, de Guy Kawasaki qui est un ex-conseiller auprès du PDG de la branche Motorola de Google et de Kelly Battles qui vient de Bracket Computing, partenaire de Google Cloud Platform. Le conflit s’est envenimé en raison du lancement du projet de moteur de recherche interne. Certains souhaitent ainsi limiter le poids de Google qui, selon eux, utiliserait le contenu de Wikipédia en tendant à court-circuiter les visites sur ce dernier. Ils estiment que pour maintenir le lectorat et éviter une déperdition au profit de sites ayant des contenus médias plus développés, un nouveau moteur de recherche est indispensable. D’autres y jugent que le projet est pharaonique et qu’il pourrait au contraire aboutir à une dépendance complète de Wikipédia à Google.

La crise du modèle

Le système participatif a ses limites. En 2007, Wikipédia comptait plus de 90 000 contributeurs actifs dans le monde. En 2015, ils n’étaient plus que 70 000. Le système kafkaïen refroidit de plus en plus les contributeurs. En outre, les aventuriers de l’encyclopédie se lassent car après treize ans de développement, l’époque est à la gestion de l’existant. Il y a moins de sujets à défricher et de plus en plus de corrections à réaliser. En plus de cette perte de ressources, Wikipédia doit faire face au changement d’habitudes des Internautes qui recourent de plus en plus aux Smartphone ou aux tablettes et de moins en moins aux ordinateurs. Or Wikipédia a été développé pour les ordinateurs. De même, la vidéo s’impose de plus en plus. Les articles en format texte ne sont plus à la page. Wikipédia essaie de recruter des jeunes et de diversifier l’origine des contributeurs qui étaient plutôt occidentaux, blancs, diplômés et urbains. Elle essaie de travailler à des présentations plus en phase avec le mode Smartphone.

Visite au sein de la communauté wikipédienne

Dans les faits, Wikipédia se décompose en deux parties, la première appelée « le main » correspond aux pages que tout à chacun consulte, la seconde dénommée « l’espace méta » est le lieu où se prennent les décisions de création ou de suppression des articles, où s’arbitrent les conflits. Tout le monde peut accéder à cette partie souterraine mais du fait du recours à des règles et à des conventions bien particulières, elle est réservée aux initiés. Il faut intégrer des termes comme PDD, SI, Commons, diffs, R3R… Pour posséder les bases du langage Wikipédia, du temps et de la patience sont indispensables. Les wikipédiens, les plus actifs, sont souvent des étudiants ou des professeurs. Ce sont de véritables gamers qui consacrent plusieurs heures par jours à l’encyclopédie. Il y a une vraie vie sociale à l’intérieur de la communauté. Ainsi, les discussions sur l’espace « méta » sont nombreuses au point qu’il comprend plus de 5 millions de pages soit quatre fois plus que le nombre de pages présentes sur le « main ». Sur le « meta », les combats sont fréquents. Depuis plusieurs, années les « inclusionnistes » et les « suppressionistes » se mènent une guerre sur le Bistro. Les « inclusionnistes » veulent créer le plus de pages possibles quand les « suppressionistes » défendent une approche encyclopédique plus restrictive, refusant notamment de traiter l’actualité et les personnes vivantes.

Dans l’espace « meta » un lieu appelé « l’Oracle » dans la version française ou « Reference Desk » dans la version anglaise permet aux rédacteurs de trouver des réponses à leurs interrogations. Les « Pythies  répondent à leurs questions. C’est un espace clef pour tout ce qui concerne les références à fournir, les traductions où l’identification des photos…

Qui juge de l’acceptabilité d’un article ? Un article jugé non conforme à l’esprit de Wikipédia peut subir une SI (suppression immédiate) de la part des « admins » qui sont des administrateurs, des wikipédiens élus et bénéficiant de droits élargis. Si au départ les suppressions immédiates visaient à lutter contre le vandalisme, les « admins » ont de plus en plus tendance à effectuer une sélection à la limite de la subjectivité. La suppression immédiate peut néanmoins faire l’objet d’un recours sous la forme d’une demande de restauration de page qui est une décision collégiale à laquelle doit participer au moins deux « admins ». Si cette demande est acceptée, la page est restaurée mais elle est automatiquement classée parmi les « PaStec », les pages susceptibles d’être supprimées par la communauté. Elle est alors porteuse d’un bandeau de demande de suppression qui soumise au débat communautaire. Après une consultation publique, une décision définitive sera prise…

Le Wikipédia français compte environ 170 administrateurs qui jouent également un rôle important dans la mise en forme des pages, dans leur renommage… Le contenu est surveillé par les « patrouilleurs » qui sont des contributeurs importants. Ils vérifient si les auteurs respectent l’esprit de Wikipédia. En cas de problèmes, ils soumettent leurs observations aux administrateurs.