25 mars 2023

Le Coin des tendances – mondialisation – Allemagne

L’Allemagne, une nouvelle année « zéro » ?

L’Allemagne avait fait un sans-faute lors des deux premières décennies du XXIe siècle. Grâce à l’abondance de l’énergie en provenance de la Russie et au recours à des sous-traitants en Europe de l’Est, elle avait réussi à maintenir les chaînes de production sur son territoire. En se positionnant sur des produits à forte valeur ajoutée, elle est parvenue à équiper en machines-outils les pays émergents (la Chine en premier lieu) et à leur fournir des voitures « made in Germany ». Cet édifice qui a permis de dégager d’abondants excédents commerciaux et de réduire le poids de la dette publique au point qu’elle était inférieure à 60 % du PIB avant la survenue de la crise covid est aujourd’hui menacé, tant par la guerre en Ukraine que par la transition énergétique et la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis. Or la première est, depuis sept ans, le premier client de l’Allemagne avec des exportations et des importations combinées, en 2022, de plus de 298 milliards d’euros, en hausse d’environ 21 % par rapport à 2021. L’Allemagne dépend de la Chine pour l’importation de terres rares indispensables dans les batteries et les semi-conducteurs. Réciproquement, les entreprises allemandes sont de plus en plus présentes en Chine. BASF a investi 10 milliards d’euros dans une nouvelle usine dans le sud de la Chine. Volkswagen, le premier constructeur automobile européen, dépend de la Chine pour 40 % de ses ventes.

L’Allemagne est, en retard dans son programme de décarbonation. Son électricité est en partie issue de centrales au charbon. Parmi les pays de l’Union européenne, l’Allemagne arrive en tête pour les émissions de gaz à effet de serre. L’arrêt des centrales nucléaires ne devrait par améliorer la situation. Son économie souffre de pénuries de main-d’œuvre malgré un recours à l’immigration. Les PME et les entreprises intermédiaires peinent à recruter or, elles sont à la base du tissu économique allemand. Le Chancelier a, le 6 mars dernier, souligné que « nous sommes à une époque de grands bouleversements ». Il promet de transformer l’économie allemande à grande vitesse en une économie étincelante et climatiquement neutre.

Durant le second semestre 2022, les prévisions étaient sombres, avec la survenue possible d’une récession. L’industrie butait tout à la fois sur la hausse des coûts, des goulets d’étranglement concernant les biens intermédiaires importés et sur une baisse de la demande chinoise, touchée par l’abandon de la politique du zéro covid. Contrairement aux craintes anticipées, l’industrie fait preuve de résilience en réussissant à réduire sa consommation énergétique. La baisse des prix du pétrole et du gaz est également une aubaine, permettant d’améliorer la compétitivité des produits allemands. Les chocs subis par l’économie accélèrent la montée en gamme de la production. Les sidérurgistes abandonnent la production de métaux classiques pour des métaux sophistiqués. En revanche, la fabrication d’ammoniac, de zinc ou d’aluminium devrait se délocaliser à l’étranger.

Le combat de la décarbonation

L’Allemagne a pris l’engagement de devenir une économie neutre pour le climat d’ici 2045. L’effort à réaliser est important car, actuellement, chaque habitant émet plus de neuf tonnes de gaz à effet de serre par an, montant supérieur d’environ 50 % à celle de la France, de l’Italie ou de l’Espagne. L’Allemagne a choisi de donner la priorité à l’énergie éolienne et solaire, ainsi qu’aux réseaux d’hydrogène vert. Afin d’accélérer le processus de verdissement de la production électrique, le gouvernement a fait adopter une loi visant à raccourcir les délais d’approbations des projets de développement des nouveaux réseaux électriques. Cette année, le gouvernement d’Olaf Scholz a plus que doublé le nombre d’appels d’offres pour les parcs éoliens terrestres. Chaque année, quatre à cinq éoliennes doivent être installées en Allemagne où la population se montre moins opposée que celle de la France face à ce type d’énergie. D’ici 2030, 80 % de la production électrique allemande devraient provenir d’énergies renouvelables.

Le défi de la digitalisation

Comme la France, l’Allemagne est en retard en matière de digitalisation. Elle se classe seulement autour de la moyenne parmi les membres de l’Union européenne en ce qui concerne l’intégration des technologies numériques par les entreprises. Son administration publique est bien plus en retard que celle de la France. Le plan de digitalisation prévu par une loi de 2017 qui devait s’achever en 2022 n’a pas été respecté. 50 % des ménages et des entreprises allemands devraient être connectés au réseau de fibre optique d’ici 2025. En France, près des trois quarts le sont en 2022.

Le vieillissement démographique

De 2022, en l’état actuel de la démographie, la population active pourrait perdre 7 millions de personnes, soit une diminution de plus de 15 %. Les marges de manœuvre sont faibles car le taux d’emploi est déjà un des plus élevés de l’OCDE (77 % contre 68 % pour la France). L’âge de départ à la retraite 67 ans atteint outre-Rhin. Les pénuries de travailleurs qualifiés se multiplient. Le taux de chômage est désormais de 3 %. Face aux tensions du marché du travail, les salaires ont tendance à augmenter ce qui pourrait nuire à la compétitivité des produits allemands.

Le gouvernement actuel de l’Allemagne est constitué de trois partis, le SPD, les verts et les libéraux qui ne partagent pas les mêmes convictions sur les moyens de relever les défis. Les verts souhaitent accélérer le verdissement de l’économie contrairement aux libéraux du FDP. Les membres du SPD essaient de concilier les uns et les autres. Attachés à l’Europe, ils sont sur ce sujet confrontés au scepticisme de leurs alliés libéraux qui apparaissent par ailleurs avant tout conservateurs. Les mauvais résultats du FDP aux dernières élections locales fragilisent la coalition. Un risque d’immobilisme n’est pas à écarter au moment où l’Allemagne se doit de changer son modèle.

Mondialisation, fin de partie ou nouvelle partie ?

Après une phase de mondialisation sans précédent entre 1990 et 2007, la tentation de la fragmentation semble depuis s’accélérer avec le retour au protectionnisme. De l’interdiction d’accéder aux réseaux sociaux américains en Chine à la menace d’interdiction de Tik Tok aux États-Unis, en passant par l’instauration d’embargos à l’encontre de la Russie ou de l’Iran, les barrières commerciales se multiplient. Le département du Trésor américain élaborerait des plans pour arrêter les investissements dans les technologies de pointe au sein de pays qui mettraient en œuvre des politiques contraires aux intérêts américains. La vente à la Chine de microprocesseurs avancés et d’équipements de leur fabrication est désormais interdite. Dans le même temps, le gouvernement fédéral propose des subventions pour rapatrier les chaînes de fabrication des semi-conducteurs, des batteries, des voitures électriques et des équipements indispensables pour les énergies renouvelables. L’Union européenne recourt aux mêmes armes afin de limiter sa dépendance à la Chine et aux États-Unis.

À l’échelle de l’Histoire, la planète a connu plusieurs grandes phases de développement du commerce international et des reculs marqués. Sans revenir à l’Empire romain, Les entreprises européennes ont commencé à rayonner au-delà de leurs frontières à partir du XVIe siècle avec l’essor des maisons de commerce coloniales. La deuxième grande vague s’est produite au XIXe siècle avec le développement du transport maritime. Elle a cessé au début du XXe siècle avec l’opposition croissante entre l’Allemagne et le Royaume-Uni, opposition qui déboucha sur la Première Guerre mondiale. Le commerce international a mis soixante ans pour retrouver l’ampleur qu’il avait en 1912. La dernière vague est celle des années 1990 – 2007, marquée par l’essor de la Chine comme atelier du monde. En une trentaine d’année, le poids de ce pays dans le commerce mondial est passé de 3 à 10 % du PIB. Il est devenu, pour un très grand nombre de pays, leur premier fournisseur. Pour la première fois depuis le début de la révolution industrielle, un État d’obédience communiste, doté d’un régime autoritaire, s’est hissé au premier rang pour les échanges internationaux. Cette montée en puissance a été facilitée par les États occidentaux qui ont accepté, en 2001, l’adhésion de ce pays à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). La Chine bénéficie d’un statut dérogatoire en tant que pays en développement, ce qui lui permet de continuer à protéger son marché intérieur. Les pays occidentaux ont accepté cet état de fait car ils ont bénéficié de gains de productivité et de pouvoir d’achat grâce aux importations des pays à bas coûts de production. La dernière vague d’internationalisation a pris fin avec la crise financière de 2007/2009. La croissance du commerce international est désormais inférieure à celle du PIB quand elle pouvait être deux fois plus rapide durant les décennies précédentes. La crise financière a révélé la fragilité des économies occidentales. Elle s’est accompagnée en leur sein d’une contestation croissante de la mondialisation accusée de détruire les emplois des classes moyennes. Les entreprises occidentales ont été les grandes opératrices de la dernière phase de mondialisation. Elles ont été à l’origine des trois quarts des flux d’investissement de capitaux permettant l’industrialisation des pays émergents.

Après la crise financière, les entreprises occidentales ont réduit leurs investissements à l’étranger. Les flux annuels d’investissements étrangers américains et européens (hors bénéfices réinvestis) sont passés de 659 milliards de dollars en 2015 à 216 milliards de dollars en 2021. Entre 2010 et 2021, la part de l’Occident dans le stock mondial d’investissement direct étranger (IDE) est passée de 78 % à 71 %. Grâce à leur puissance financière, Les entreprises chinoises ont multiplié les filiales et les acquisitions à l’étranger. Elles concurrencent de plus en plus les firmes multinationales sur leurs marchés. En 2022, quatre des cinq plus grandes marques de smartphones en Inde, par exemple, sont désormais chinoises. L’année dernière, la Chine a dépassé l’Allemagne en tant que deuxième exportateur mondial de voitures, derrière le Japon. Les revenus issus de l’étranger pour les multinationales occidentales stagnent depuis une dizaine d’années quand ils avaient été multipliés par trois de 1990 à 2010. Cette stagnation s’explique par la faible croissance des ventes internationales des sociétés américaines et européennes cotées. Elles ont augmenté de moins de 2 % de 2010 à 2022 contre 8 % dans les années 2000 et 10 % dans les années 1990. Les multinationales occidentales réduisent leur nombre de filiales à l’étranger. Cette baisse s’explique par leur départ de Russie ou d’Iran mais aussi d’un certain nombre de pays émergents ou en développement en raison de problème de sécurité.

Les autorités chinoises entendent également réduire l’influence des entreprises occidentales en augmentant les contraintes pesant sur ces dernières. Les règles financières sont de plus en plus tatillonnes afin de dissuader les investissements étrangers. Le contrôle politique est de plus en plus pesant avec une fermeture technologique se traduisant par un découplage de l’Internet chinois du monde occidental. La Chine opère de plus en plus dans le cadre de partenariat afin de sécurise ses approvisionnements et ses exportations. Elle a ainsi noué des relations privilégiées avec la Russie, l’Iran, le Venezuela, l’Éthiopie, la Hongrie, la Grèce et la Corée du Nord.

Si le marché chinois demeure essentiel pour des pays comme l’Allemagne, il l’est de moins en moins pour les firmes américaines. Certes, les entreprises occidentales de semi-conducteurs réalisent environ 30 % de leurs ventes en Chine mais la fabrication de ces derniers ne représente que 400 milliards de dollars sur les 12 000 milliards de dollars d’exportations réalisées par les sociétés occidentales cotées. La Chine serait responsable de moins d’un huitième des revenus étrangers de ces entreprises. Les multinationales américaines gagnent beaucoup plus d’argent avec leurs ventes en Europe qu’avec les pays émergents. Pour les entreprises européennes, le marché chinois est assez modeste en ce qui concerne les exportations. Selon The Economist, seuls 8 % des revenus totaux des entreprises européennes proviennent, en effet, de ce pays. Pour leurs homologues américains, le chiffre serait de 4 %. L’Inde est, en revanche, un marché de plus en plus important pour les entreprises occidentales. Leurs ventes y ont progressé entre 2017 et 2020 de 6 % par an.

La fragmentation du monde ne se traduit pas encore en chiffres par une réindustrialisation des pays occidentaux. La production manufacturière reste inférieure à ce qu’elle était avant la crise financière aux États-Unis et à peu près inchangée en Europe, grâce à l’Allemagne, le processus de désindustrialisation s’étant accéléré notamment pour la France. Les grandes entreprises réduisent le nombre de leurs implantations à l’étranger en privilégiant les États en forte croissance et politiquement stable. L’Inde, le Vietnam, le Mexique, le Canada sont privilégiés pour l’implantation d’unités industrielles. En Europe, la République tchèque et la Slovénie demeurent attractives. La France accueille peu de nouvelles usines mais attire des capitaux pour la création de sièges administratifs. Tesla a choisi Berlin pour l’installation de son usine de véhicules électriques mais ses dirigeants estiment que les contraintes réglementaires ont pesé sur la réalisation du projet, retardé de nombreux mois.

Face à la montée du protectionnisme, les multinationales sont contraintes d’opérer des transferts de technologie. Elles acceptent également de délocaliser leurs centres de recherche. Avec l’amélioration du niveau de formation dans les pays émergents, elles arrivent à recruter à des conditions intéressante des chercheurs de haut niveau. Les dépenses des multinationales américaines en recherche et développement (R&D) dans les pays à bas coûts ont à peu près doublé entre 2010 et 2020. En novembre dernier, Boeing a annoncé qu’il construirait une installation de R&D de 200 millions de dollars dans la ville indienne de Bangalore. Walmart, Rolls-Royce, Alphabet, Amazon et Microsoft ont également ouvert des centres de R&D dans cette ville qui devient un haut lieu de la recherche.

Les multinationales se désengagent de plus en plus de la production pour se concentrer sur la recherche, sur l’immatériel. La fabrication est laissée à des sous-traitants interchangeables, l’objectif étant de ne pas être dépendant d’une entreprise et d’une zone géographique. Siemens se définit désormais comme une « entreprise technologique » axée sur les simulations numériques et l’analyse de données. Walmart emploie désormais 25 000 spécialistes du numérique soit autant que les effectifs combinés de Pinterest, Snap, Spotify et Zoom. Les entreprises gagnent de plus en plus d’argent sur les brevets et de moins en moins sur la production.

L’internationalisation n’a pas dit son dernier mot. La rentabilité des firmes multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse 10 milliards de dollars est plus de quatre fois plus élevée que celle des entreprises réalisant moins d’un milliard de chiffre d’affaires. Leur rentabilité a augmenté de 6 points (12 à 18 %) entre 1990 à 2021 quand celle des entreprises de moins d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires a été divisée par deux sur la même période (8 à 4 %). Les premières ont réalisé plus d 43 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger contre 32 % pour les secondes. Si le monde se fractionne, les grandes entreprises entendent maintenir leurs positions dominantes le plus longtemps possible.