Le Coin des tendances du 4 août 2018
Pris la main dans le sac
Enfin seul, dans un coin de couloir de cet appartement parisien, il est minuit, je termine une longue et dure journée de travail. Le dernier verre pris au bar du Lutétia n’en finissait pas. Pourtant, ce soir, je n’ai pas envie de dormir. Condamné depuis des années au silence, je suis au bord de la révolte. Non pas que ma chef soit plus tortionnaire qu’une autre, non tout simplement, je ne supporte plus ma condition d’exploité, ma condition d’esclave. Je n’ai pas d’horaire, je n’ai pas de vie personnelle, je n’ai pas d’indemnité quand je suis en déplacement. Question reconnaissance, question respect, je suis toujours en attente d’un signe depuis ma naissance. Pourtant, compte tenu de mon rôle économique, social et culturel, je mérite mieux. Je pense même à me mettre en grève, à réunir les camarades d’infortune dans un collectif. J’ai imaginé créer une plateforme collaborative. Avant de me lancer dans un mouvement de protestation, j’ai décidé de lancer un cri, de vous parler un peu de moi, de vous raconter ma vie ainsi que celle de ma chef.
J’y reviendrai, mais avec moi, la France tient un être d’excellence, un avantage comparatif, une source de revenus. Je suis reconnu au-delà des frontières. Je suis un symbole d’excellence.
Vous ignorez tout de moi ou presque ; cependant, tous les jours quel que soit votre sexe, vous êtes en contact avec moi ou avec mes collègues. Je suis le compagnon indispensable d’un très grand nombre de femmes et d’hommes. Autrefois, essentiellement au service de la population féminine, nous sommes depuis plusieurs décennies au service également des hommes.
Gare aux malotrus qui tentent de violer notre intimité. J’en connais plus d’un qui a été lourdement sanctionné pour avoir mis ses mains là où il ne fallait pas. Notre vie n’est pas facile car nous sommes piétinés en permanence. Nous sommes à hauteur des pots d’échappement, aux pieds des chaises. Nous sommes par manque d’attention toujours au bord de l’obésité. Nous sommes très souvent maltraités et critiqués pour la simple raison que nous sommes toujours là et que dans nos entrailles fourmillent des monceaux les plus diverses de nos patronnes ou patrons. Puis, il y a une règle, on attend de nous plus que ce à quoi nous sommes affectés. Nous sommes en permanence accusés de cacher, de soustraire des clefs, un rouge à lèvre ou je ne sais quoi. Nous sommes des puits sans fonds. Nous encaissons les remarques les plus injustes qu’il soit de la part de nos patronnes ; il n’y a jamais de torts partagés en la matière. Vous me trouvez un peu machiste. Non, non, en fait, j’admire la capacité de ma patronne à retrouver ses affaires au fond de moi, de me porter avec classe et de penser toujours secrètement à moi.
Pouvez-vous me nommer ou suis-je encore un illustre inconnu ? J’existe dans la plus parfaite ignorance des humains, tellement banal, je suis réduit à la simple essence de mon enveloppe. Mes formes sont diverses. Je me pare d’une ribambelle de couleurs. Autrefois, blanc, noir, marron, je suis aujourd’hui vert, rose, rouge, tacheté, etc. Je suis multiple, plat, allongé, rond, discret, ostentatoire. Je n’ai pas un corps ; j’en ai plein. Mon enveloppe évolue au fil des envies, des goûts, des modes, du salaire, du moment de la journée. En fonction des lubies. Mais, je dispose d’une capacité que bien des humains m’envient. Je suis capable de changer d’enveloppe, de transmuter dans un nouveau corps. Je suis la conscience du sac que celui-ci s’appelle Vuitton, Chanel, Darel, Lancel ou qu’il soit sans marque.
En étant affecté à Anna, je n’ai pas à me plaindre. J’aurais pu naître dans une favela, dans un village en Sibérie. J’ai eu de la chance d’atterrir dans le 7e arrondissement, au 10 de l’avenue de la Bourdonnais à Paris, tout prêt de la Tour Eiffel chez Anna. Beau quartier, bel appartement, une patronne jeune, je suis envié même si les autres consciences de sac que je fréquente dans les cafés au pied des chaises ne connaissent qu’une toute petite partie de ma vie.
Anna a le parcours classique de la fille de bonne famille. En tant que conscience de sac, je sais tout ou presque, je suis une vraie vigie de la vie de ma patronne. En quelques mots donc, Anna a suivi son enseignement secondaire et obtenu son bac S au lycée Duruy à Paris, toujours dans le 7e arrondissement. Elle était alors une fille sage, pas exubérante, prenant soin de ses affaires. Gros avantage, Anna ne fume pas. De ce fait, je ne sens pas le tabac froid. J’ai moins de risque de périr brûlé par une cigarette mal éteinte ou un briquet indélicat. Durant des années, ma principale angoisse a été de gérer le chien des parents d’Anna, un beau labrador marron, dénommé Luxum. Comme tout labrador qui se respecte, il mâchouillait tout ce qui passait à quelques centimètres de sa mâchoire. Placé à hauteur de sa truffe, j’étais une tentation permanente. Destructeur, vorace mais pas tueur, un vrai labrador… Chance pour moi, il préférait s’en prendre aux canapés et aux chaussures. De toute façon, en s’attaquant aux sacs il risquait gros. Après des débuts un peu difficiles, je dois l’avouer que je me suis bien entendu avec Luxum. Par sa taille et sa force musculaire, il était le meilleur protecteur de mademoiselle et donc de moi-même. Depuis qu’Anna a pris son indépendance en quittant le logis familial, j’en suis venu à regretter Luxum. Il me tenait compagnie, le soir, et nous étions bien souvent ensemble à quelques centimètres l’un de l’autre, en dessous de la table au restaurant, au café ou près du lit. Nous nous battions d’ailleurs bien souvent pour être sur le lit, endroit bien plus confortable. En voyage, dans les trains ou en avions, il posait sa tête sur moi, me réchauffait. Parfois, il laissait aller en bavant légèrement. Je faisais comme si rien n’était…. J’ai entendu la semaine dernière que madame souhaitait acquérir un chien. J’en suis heureux ; ma seule crainte c’est qu’elle prenne un Teckel, un Yorkshire, un bichon blanc au début et qui devienne sale en deux secondes ; ces bestioles aboient à longueur de journée, n’ont aucun respect pour nous en nous mordillant de leurs petites canines de roquets, en nous traînant comme des proies. Je rêve d’un beau labrador noir, fort et noble, d’un vrai chien à la tête bien large et à la mâchoire solide qui me garderait voire pourrait me porter avec délicatesse. A défaut du Labrador, je signe pour un setter irlandais ou pour un « corsinu ».
Après Duruy ma patronne a fait hypokhâgne à Henry IV puis a été admise à Sciences-Po. Jugeant que ce parcours ne lui garantissait pas l’accès aux postes de responsabilité, elle a complété sa formation par un passage réussi à HEC. Bien évidemment, ses parents lui ont financé des stages à Londres et à New York. Fière des succès de leur fille unique, ils lui ont également offert moult voyages en Afrique et en Amérique Latine. Catholique, très légèrement pratiquante à Saint-François Xavier, toujours dans le 7e arrondissement, elle m’y emmène les jours de grands tourments. Mais, au-delà des chants grégoriens, elle a une petite passion pour la musique rock. Elle adore les Stones. Je ne sais si c’est en mémoire de son père, décédé depuis peu et qui était un bon joueur de guitare électrique ou si c’est par goût personnel. Il n’en demeure pas moins que je supporte dans mon coin, des heures durant, l’écoute de nombreux morceaux des Stones. Paint-it black, under my thumb, sympathy for the devil, jumping jack flash n’ont plus de secrets pour moi. Il y a encore quelques années, je devais accueillir des CD, le walkman. Avec l’ère du numérique, ces contraintes ont disparu mais en contrepartie j’ai dû accepter l’arrivée de l’iPhone, un concurrent, froid fait de métal, de verre et de puces. Tout comme moi, il est un tout fait de rien. Mais, moi, j’ai une histoire, une vie quand lui est un produit technologique amené à être rapidement périmé. Je ne l’aime pas mais comme madame ne peut vivre sans, je suis bien obligé de cohabiter. Je lui sers même de garde du corps officieux.
Ces dernières années, le progrès nous a été profitable. Les téléphones portables ont rapetissé comme les journaux féminins. La mode est au mini. Mais, cela ne supprime pas les affres de la recherche de la clef, du téléphone, du mouchoir. Bien souvent, au bout de quinze secondes, la colère gronde, nos propriétaires en perdent leur latin et leur savoir vivre, décident de vider notre contenu, sur une table ou pire à même le sol pour retrouver la clef, tout cela sous une bordée de quolibets. C’est en général très humiliant ; nombreux sont ceux parmi mes collègues qui ont rendu l’âme. Mourir pour une vulgaire clef, c’est stupide.
Regardez dans la rue, nous sommes toujours là. Portés à bout de bras, à l’épaule ou en bandoulière voire sur le dos. Qui pense à notre inconfort, ballotté à longueur de journée, nous accompagnons partout nos propriétaires. Le sac est un raccourci de l’âme de nos propriétaires. Il y a le sac fashion, le sac pratique, il y a le modèle baba cool, grunge. Il y en a des ostentatoires, des discrets. Il y a le sac symbole de réussite, le sac pratique à large ouverture et à forte contenance. Il y a le sac des fins de mois difficile, acheté en grande surface. Il y a le sac, preuve d’amour. Réfléchissez un peu. Le choix du sac en dit long sur l’état d’esprit de nos maîtres. Si l’on nous prêtait un peu plus d’attention, de nombreuses séances chez les psychanalystes seraient économisées et les relations au sein des couples en seraient améliorées. Mais, nous ne sommes que quelques centimètres de tissus, de cuir ou de plastique.
Avec nous, il n’y a pas de règle intangible. Certaines patronnes sont exclusives ; elles ont un, voire deux sacs qu’elles usent jusqu’à la corde. L’avantage dans ce cas-là, c’est que nous, conscience de sac, avons nos repères ; l’inconvénient, c’est qu’au fur et à mesure, notre habitation se désagrège. Notre grande force, c’est notre capacité à gérer un nombre incalculable d’objets dans un espace réduit.
Notre syndicat nous met en garde contre l’insécurité des très grandes métropoles car nous en sommes les premières victimes. Du fait de sa précédente mésaventure, ma patronne a toujours un œil sur moi afin d’éviter les tentations des malfaisants.
Un instant, oubliant ma modeste condition de sac, je m’imagine en économiste. Plus qu’un article de mode, un objet utile, je suis surtout le représentant d’un secteur en forte croissance pourvoyeurs de devises pour l’économie française. Que dis-je, l’incarnation du luxe à la française, un véritable porte étendard aux trois couleurs. Savez-vous que la production française d’articles de maroquinerie-sellerie a atteint 3,0 milliards d’euros en 2016 ? Ce résultat repose sur un nombre réduit d’entreprises de renommée internationale. Les quatre premières entreprises totalisent près des deux tiers de la production vendue (Chanel, Hermès, Longchamp et Louis Vuitton). Les seuls sacs à main, c’est-à-dire mes confrères et moi, représentons à nous seuls près des deux tiers de la production (1,9 milliard d’euros). Nos lointains cousins de la petite maroquinerie (portefeuilles et porte-monnaie principalement) couvrent une part non négligeable de l’activité avec 12 % du montant total. Les autres produits issus de la maroquinerie se décomposent en deux parts égales : les malles, valises, sacs et étuis divers (7 %) et des produits hétérogènes, articles de sellerie et bracelets de montre notamment (7 %).
Certes, mes cousins d’Italie continuent de dominer le marché. Ils assurent 61 % de la production européenne contre 19 % pour la France. Moins connus, mes amis de la Roumanie complètent le podium (9 %).
En France, nous sommes produits avant dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Les établissements en charge de notre confection emploient 4 300 personnes sur un total de 15 700 en France. Parmi les autres régions en pointe dans la maroquinerie, il faut citer les Pays de la Loire, la Bourgogne-Franche-Comté et le Centre-Val de Loire. Nous prenons naissance dans les régions à forte tradition bovine. Nous sommes liés aux vaches et aux bœufs.
Nous sommes des champions à l’exportation. La balance commerciale française des articles de maroquinerie-sellerie a dégagé un excédent, en 2016, de 2,3 milliards d’euros. La France exporte pour 5,8 milliards d’euros, alors qu’elle importe pour 3,4 milliards. La Chine et l’Italie sont les principaux fournisseurs (respectivement 1,2 et 1,1 milliard d’euros), ces deux pays représentant à eux seuls les deux tiers du montant total.
Certes, de nombreuses Françaises et Français ont recours à des sacs importés. Le principal fournisseur de ce produit est, sans surprise, l’Italie, pour 869 millions d’euros, soit plus de 80 % du montant des articles de maroquinerie provenant de ce pays. Les produits de voyage (malles, valises, sacs et étuis divers) arrivent en deuxième position, avec un montant de 1 244 millions d’euros, dont plus de la moitié en provenance de la Chine.
Et, sans me vanter, le sac à la française, sait voyager au long cours ! Les exportations sont essentiellement réalisées en dehors de l’Union européenne. Les États-Unis sont les premiers clients avec un montant de 770 millions d’euros, suivis par des pays asiatiques (Hong Kong, Singapour). Les sacs à main contribuent à plus de la moitié des exportations (57 %).
Je suis donc un sac fait de cuir ou de plastique. Je suis un produit simple mais qui nécessite de la précision, du savoir-faire. Je vis une saison ou des années. Je peux même surmonter les modes et être transmis de génération en génération. Les sacs de nos grands-mères font flores chez les adolescentes. Depuis l’avènement de l’ordinateur, je suis une annexe des magasins informatiques. Je loge des souris, des câbles, des prises, etc. mais avec mes multiples poches, je reste toujours un lieu aux multiples cachettes.