Le Coin des Tendances du 13 octobre 2018
La Chine, du digital à la norme ou comment devenir incontournable
Dans son livre « La gouvernance de la Chine » publié au début de l’année 2018, le Président chinois, Xi Jinping, a détaillé ses priorités pour la Chine, au premier rang desquelles figue la course mondiale de la technologie. Son pays passé maître dans la copie se doit devenir la première puissance technologique du XXIe siècle. Les autorités chinoises entendent maîtriser toutes les chaines de haute technologie, des puces aux systèmes d’exploitation. Cette maîtrise technologique concerne non seulement l’intelligence artificielle mais aussi l’espace. L’objectif est de rattraper et dépasser les États-Unis en 2050.
En 2017, Pékin a lancé un plan sur l’intelligence artificielle portant sur 148 milliards de dollars au moment même où les États occidentaux relâchent leurs efforts en la matière. Les autorités chinoises ont favorisé l’émergence de grands groupes capables de rivaliser avec les grandes entreprises technologiques américaines. D’Alibaba à Baïdu en passant par Tencent, Xiaomi ou Didi, la Chine couvre tout l’espace des GAFAM. Les entreprises digitales chinoises bénéficient d’un avantage par rapport à leurs consœurs occidentales, elles peuvent collecter et exploiter sans retenue les données. Elles ont la possibilité d’utiliser les techniques de reconnaissance faciale que le Gouvernement a développé pour des motifs de sécurité intérieure. Ainsi, l’application de messagerie We Chat est exploitée par les autorités pour surveiller les manifestations. Le spécialiste de l’e-commerce, Alibaba, aide les pouvoirs publics à réguler la circulation routière. Néanmoins, des mouvements citoyens demandant des mesures contre l’intrusion dans la vie privée commencent à apparaître.
Les autorités chinoises ont adopté des mesures protectionnistes à l’encontre des GAFAM tant pour des raisons politiques qu’économiques. Pour continuer de vendre en Chine, les grandes entreprises américaines sont contraintes de s’associer avec des partenaires locaux et de localiser en Chine les data center.
Les grandes entreprises chinoises de haute technologie sont de plus en plus présentes sur la scène internationale. Elles investissent dans de nombreux start up en Afrique, en Amérique Latine et en Europe. Alibaba a installé des data center en Europe, notamment en France et en Allemagne. La Malaisie a recours à des technologies de surveillance chinoise. Singapour réfléchit également à se doter de ce type de technologie.
La Chine entend être de plus en plus présente dans la recherche digitale. Ainsi, en 2016, le nombre d’articles académiques d’origine chinoise a dépassé celui des publications européennes. Entre 2015 et 2016, les contributions chinoises ont augmenté de 20 % quand celles de l’Europe ou des États-Unis baissaient. Malgré tout, la Chine n’a pas encore rattrapé l’ensemble de son retard. Ainsi, l’intelligence artificielle n’emploierait que 50 000 personnes à haute qualification en Chine, soit moins que le nombre de Chinois travaillant dans ce secteur aux États-Unis. Ce pays compte plus de 850 000 experts dans ce domaine.
Si de nombreuses coopérations existent entre les géants californiens et les entreprises chinoises, la concurrence entre l’Occident et la Chine s’accroît et se tend. Dans un récent Livre Blanc, le Ministère de la Défense américaine a souligné que les investissements chinois dans les start-ups américaines pouvaient contribuer à enrichir les capacités militaires de la Chine. En Europe, l’Allemagne et la France ont demandé à la Commission de Bruxelles, la possibilité de bloquer des prises de participation étrangères dans le secteur des technologies de pointe. Les États européens sont divisés face au volontarisme chinois, ce qui ne permet pas, pour le moment, d’apporter une réponse claire au sujet de l’éventuelle défense des entreprises menacées de rachats par des firmes chinoises.
Les normes constituent également un autre domaine où la Chine entend occuper son rang de grande puissance. L’élaboration et le contrôle des normes sont incontournables pour s’imposer économiquement au niveau mondial et conserver ses positions. Par les normes, les entreprises, les États peuvent fixer les standards, leur offrant ainsi un avantage compétitif. Les normes sont à la base du processus de mondialisation. Elles sont un langage commun permettant l’inter-connectivité et l’interopérabilité. « Qui fait la norme, fait le marché », écrivait au XIXe siècle, l’inventeur et industriel allemand Werner von Siemens. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont réussi à imposer de très nombreuses normes dans les secteurs de l’informatique ou de la communication grâce à la puissance de leurs entreprises, et à leur poids économique et militaire.
Depuis une quinzaine d’années, la Chine est de plus en plus présente dans les instances des organisations internationales en charge de la normalisation : Organisation Internationale de Normalisation (ISO), Commission Électronique Internationale (CEI), Union Internationale des Télécommunications (UIT). La Chine arrive en 3e position pour la participation aux comités ISO juste derrière la France et le Royaume-Uni. Elle est à égalité avec l’Allemagne et devance les États-Unis.
Les autorités chinoises visent à imposer des normes d’origine chinoise dans tous les secteurs de pointe. Pour la norme de télécommunication 5G qui doit remplacer la 4G, les entreprises chinoises ont été très actives pour l’élaboration des nouvelles normes. Huawei et ZTE, du fait de leur taille, disposent désormais d’un véritable pouvoir d’influence au sein de la communauté internationale des télécommunications. Huawei est le deuxième vendeur de Smartphone derrière Samsung et devant Apple. La Chine est également très présente pour les normes qui concernent les énergies renouvelables et pour la transmission de l’électricité à très haute tension. Pour renforcer leur rôle dans la normalisation, les autorités chinoises ont décidé d’investir dans la formation d’ingénieurs et de cadres spécialisés dans ce domaine. Elles privilégient également des partenariats avec des organismes de normalisation occidentaux tant pour s’inspirer des techniques locales que pour influencer.
Dans le cadre de leurs projets internationaux comme la Nouvelle Route de la Soie, les entreprises chinoises demandent à leurs partenaires de recourir aux normes chinoises. Que ce soit pour la 5G ou le TGV, les solutions techniques à l’exportation reposent de plus en plus sur des normes chinoises. Ce volontarisme normatif a également une vocation interne. En effet, il permet d’unifier le pays et de le protéger de l’extérieur. La Chine compte plus de 150 000 normes soit sept fois plus que l’Europe. Certaines normes sont redondantes et d’autres contradictoires. Elles peuvent différer d’une région à une autre. La fixation de standards est un outil protectionniste fréquemment utilisé par les pays pour protéger leur marché intérieur.
Les normes sont certes des outils de protection, des outils d’influence mais elles nécessitent un minimum de coopération, de collaboratif pour s’imposer au niveau international. Elles traduisent un rapport de force technologique et géopolitique mais elles sont aussi l’expression d’un savoir-faire diplomatique. La France qui n’est pas une très grande puissance internationale a une capacité supérieure à son poids pour imposer des normes du fait d’une véritable tradition en la matière. Il en est de même pour les Britanniques. La Chine plus encline à recourir aux relations bilatérales doit apprendre l’art du multilatéralisme pour s’imposer comme créatrice incontournable de normes.
Panem et circenses
Pour certains, la terre brûle ; pour d’autres, la montagne de l’endettement ne peut que s’effondrer sous son poids. Pendant ce temps-là, les terriens s’amusent.
Comme lors de la crise de 1929, les humains cherchent des échappatoires pour oublier les dangers plus ou moins immédiats. Dans l’entre-deux-guerres, le cinéma, le music-hall, le théâtre connaissaient un essor sans précédent. Depuis une vingtaine d’années, les réseaux sociaux, les applications, les jeux-vidéo, le streaming occupent une place croissante. En moyenne, les adeptes d’Internet passent plus de 5 ans de leur vie sur les réseaux sociaux contre trois à se nourrir. Le temps passé devant les écrans équivaut, chaque année, à la lecture de plus de 200 livres. Sur les 7,5 milliards que compte la planète, ce sont plus de 3,2 milliards d’habitants qui consultent régulièrement un réseau social quel qu’il soit.
Le marché des jeux-vidéo pèse près de 100 milliards de dollars. 66 % de la population américaine de plus de 2 ans jouent régulièrement. En France, cette proportion est de 50 %. Une majorité de joueurs américains (59 %) jouent à la fois sur un appareil mobile et sur un ordinateur ou une console, tandis que 41 % ne jouent que sur une seule plateforme. Mais dans les faits, le smartphone s’est imposé comme le principal outil pour jouer. 90 % des adeptes des jeux vidéo jouent sur leur smartphone, leur tablette ou les deux.
Aux États-Unis, les jeux occupent près d’un cinquième des loisirs hebdomadaires. Par ailleurs, en ajoutant le temps consacré à la navigation sur Internet (18 % du temps), à l’écoute de musique (15 % du temps) et la vérification / la publication sur les médias sociaux (13 % du temps), le total atteint 66 % du temps consacré aux loisirs. L’étude ne prend pas en compte le cinéma. De toute façon, le temps dévolu à la lecture aux États-Unis s’est fortement réduit en une dizaine d’années, mais cela est sans doute vrai également en Europe. En Chine, les autorités tentent de limiter l’accès des jeunes aux jeux-vidéo en ralentissant la vitesse de téléchargement. Cette pratique est officiellement dictée par des considérations d’ordre sanitaire. La pratique abusive de ces jeux favoriserait le développement de la myopie.
En France, le marché des jeux-vidéo représente un chiffre d’affaires de plus de 4 milliards d’euros, soit plus que le cinéma. Plus de 2 500 salariés français travaillent au sein de plus de 250 entreprises spécialisées dans le jeu vidéo. La France est le deuxième marché européen juste après le Royaume-Uni. 46 % des joueurs en France ont moins de 30 ans. Ces derniers ne représentent que 30 % des lecteurs de livres contre 56 % pour ceux qui ont plus de 40 ans.
Internet et les jeux vidéo remplacent le livre pour les nouvelles générations. Ils empiètent même sur les activités en extérieur à en croire les difficultés pour certains sports à recruter des jeunes. Le football échappe à la crise des vocations en raison de l’extrême exposition médiatique dont il bénéficie amplifiée par les jeux vidéo tels que FIFA. Le chiffre d’affaires de la filière footballistique atteindrait, en France, 7,5 milliards d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires d’Air France. Les instances internationales de ce sport multiplient les évènements dans un souci de maintenir une présence médiatique et d’en améliorer le rendement financier. En quelques années, les transferts de joueurs sont passés de quelques millions d’euros à plus d’une centaine de millions d’euros, le record étant détenu par Neymar avec 222 millions d’euros. Pour la petite histoire, le transfert de Michel Platini de Saint-Etienne à la Juventus de Turin en 1982 s’était élevé à 1,5 million d’euros. Au niveau des revenus, toujours Michel Platini gagnait à la Juventus de Turin 300 000 euros par an quand Paul Pogba reçoit plus de 340 000 euros par semaine. La rémunération totale de Lionel Messi à Barcelone en comprenant les contrats publicitaires dépasse 125 millions d’euros par an.
L’emballement de la société du loisir et du sport intervient concomitamment avec la montée du nationalisme et du populisme. De nombreux jeux-vidéo mettent en scène des conflits armés. Les combats à mort sont légions. Dans le même temps, les victoires et les défaites sont devenues des marqueurs pour les Nations. La bataille des médailles est une affaire d’État non seulement en Chine, en Russie mais aussi en Occident. Le sport et les jeux envahissent notre quotidien au point de devenir des normes. Les objets de la vie quotidienne incorporent des écrans dont le design s’inspire de jeux vidéo. Le management s’inspire au sein des entreprises des pratiques sportives pour motiver les salariés. Comme le souligne Nicolas Bouzou dans son dernier essai écrit avec Julia de Funès, « La comédie (in)humaine », il y a peu de points communs entre une équipe de football de onze millionnaires ayant comme objectif de marquer plus de buts durant 90 minutes que d’en concéder et une entreprise associant un grand nombre de savoir-faire et devant répondre à des demandes diverses. Pour autant, l’idée qu’une entreprise est un terrain de jeux est de plus en plus prégnante. Le sport et le jeu-vidéo reposant sur des dépassements individuels peuvent-ils servir de guide d’action pour les entreprises, pour les États ? Peut-être mais cela ne saurait être, sans nul doute, la seule réponse.