Le Coin de la Conjoncture du 19 mai 2019
La zone euro sur les pas du Japon ?
Avec une dizaine d’années de retard, la situation économique de la zone euro s’apparente de plus en plus à celle du Japon. Le maintien de faibles taux d’intérêt qui s’accompagne d’une inflation réduite, d’un endettement important et d’une déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés s’observe dans ces deux régions économiques.
Après avoir connu une phase d’expansion rapide des années 1960 aux années 1980, le Japon est entré depuis près de 30 ans dans un cycle de croissance faible voire nulle. Les pouvoirs publics ont tenté de favoriser l’activité à travers des plans de relance et en mettant en place une politique monétaire accommodante. Ses tentatives pour sortir de la nasse de la désinflation et de la faible croissance ont été vaines.
Les pratiques de la banque centrale japonaise étaient annonciatrices de celles mises en œuvre par ses consœurs occidentales après la crise de 2008. En effet, depuis 1998, les taux d’intervention de la Banque centrale japonaise sont inférieurs à 1. Cette situation prévaut également pour la zone euro depuis 2014.
Au niveau de l’évolution des salaires, une similitude apparaît de plus en plus nettement. Au Japon, le salaire réel a augmenté de moins de 5 % entre 1996 et 2018 quand la productivité par tête s’est accrue de 17 %. Pour la zone euro, le déséquilibre est moins net mais existe néanmoins. Le salaire réel a augmenté, en moyenne de 14 % sur la même période et la productivité par tête de 18 %. Les salaires réagissent moins que dans le passé aux variations de prix. Par ailleurs, l’inflation sous-jacente tend à s’amoindrir. Longtemps, le vieillissement en amenant des demandes de services supplémentaires était censé être inflationniste. Or, cet aspect est contrecarré par des facteurs déflationnistes structurels. Dans les deux espaces économiques, l’inflation sous-jacente est inférieure à 2 % depuis 2010 (à l’exception des années 2014 / 2017 au Japon).
La déformation du partage de la valeur ajoutée a pour conséquence une moindre revalorisation des salaires. Par ailleurs, la tertiarisation de l’économie ne favorise pas les augmentations de salaires. En effet, les services reposent sur des structures économiques de plus petite taille ne favorisant par l’émergence de revendications collectives.
Le développement des plateformes collaboratives (Uber par exemple) conduit à un recours croissant à des indépendants qui ne sont maîtres de leur rémunération. Le développement des services en ligne accroît la concurrence entre les différents réseaux de distribution, ce qui pèse sur les prix.
Internet augmente la concurrence au niveau de la distribution mais aussi au niveau de l’offre en permettant à des personnes, à des entreprises d’accéder au marché. Les plateformes de locations saisonnières ont eu comme conséquence la prolifération d’offres.
L’inflation est la résultante de goulots d’étranglement. Quand 100 000 personnes veulent la même voiture avec la même couleur, l’entreprise qui la produit peut être incitée à en augmenter le prix. Avec Internet, les coûts marginaux tendent vers zéro. Commander 100 000 ou 200 000 fois la même chanson sur un site de streaming peut occasionner quelque ralentissement mais ce n’est pas générateur de coûts.
Pour réagir à la faiblesse de l’inflation sous-jacente et à la faiblesse des revenus réels des ménages, dans cette première étape les Banques Centrales choisissent un taux d’intérêt à court terme nul, ce qui se produit en 1999 au Japon et en 2014 dans la zone euro.
Le Japon et la zone euro dans une moindre mesure sont confrontés à la montée de l’endettement. Les faibles taux d’intérêt y contribuent. Les taux d’intérêt sur les emprunts d’État ont connu une forte réduction. Au Japon, ils sont voisins de zéro depuis quatre ans tout comme pour la zone euro. En 1999, ils s’élevaient à 3 % au Japon et à 5 % pour la zone euro. En 2018, les taux respectifs sont 0 et 1 %.
Le déficit public japonais varie entre 6 et 4 % du PIB. Celui de la zone euro est moindre mais persistant depuis 2008. Il était de 6 % en 2010 et a été ramené notamment grâce à l’Allemagne ou aux Pays-Bas à 1 % du PIB. La dette publique japonaise est passée de 95 à 230 % du PIB de 1996 à 2018. Celle de la zone euro s’élevait à la fin de l’année 2018 à 87 % du PIB contre 70 % en 1996. En ne retenant pas l’Allemagne et les Pays-Bas, la dette publique des autres États de la zone euro dépasse 100 % du PIB.
L’endettement croissant et la menace déflationniste a conduit la Banque centrale japonaise à pratiquer des rachats d’actifs et a gonflé ainsi son bilan. De 2015 à 2018, la Banque centrale européenne a fait de même. La base monétaire japonaise est passée de 10 à 100 % du PIB de 1996 à 2018. Les chiffres respectifs pour la zone euro sont 8 et 30 % mais la progression n’est intervenue qu’entre 2015 et 2018.
La sortie de la spirale taux bas-endettement apparaît extrêmement difficile. Au moindre ralentissement de la croissance, les gouvernements opèrent une relance budgétaire et engage un bras de fer afin que les banques centrales n’augmentent pas leurs taux directeurs. Les économies occidentales japonaise et européenne sont entrées dans un cycle de faible inflation et de taux d’intérêt réels négatifs. Ce cycle s’inscrit dans un contexte de baisse des gains de productivité, de concurrence accrue et de vieillissement de la population. La rupture du cycle peut provenir d’un choc technologique ou énergétique.
Europe, attention au nouveau choc industriel
Si certains pays comme la France ont connu, dès les années 80, un processus de désindustrialisation, le phénomène s’est généralisé et amplifié depuis 2008. La production manufacturière a augmenté au sein de la zone euro de 22 % de 1998 à 2008 avant de reculer de 6 % depuis. L’emploi manufacturier est en recul constant depuis 2003 (-15 % en 15 ans). Cette désindustrialisation a été mise sur le compte des faibles salaires des pays émergents. Ces derniers représentent 50 % des salaires de la zone euro. Néanmoins, la concurrence des pays à bas coûts n’explique qu’en partie la désindustrialisation. Cette dernière est également la conséquence de l’évolution de la demande des ménages qui consomment de plus en plus de services. La baisse des effectifs dans l’industrie est aussi liée aux gains de productivité qui ont été réalisés ces trente dernières années.
Cette désindustrialisation n’est pas sans incidence sur la croissance. Elle conduit à un recul de la productivité puisqu’elle est plus élevée dans l’industrie que dans le reste de l’économie et donc de la croissance potentielle. Pour la zone euro, cette dernière est passée de 2 à 1,2 % de 2007 à 2018. Par ailleurs, la baisse de l’emploi industriel pèse sur l’évolution des salaires qui sont plus faibles dans les services.
Les difficultés rencontrées depuis le milieu de l’année 2018 par l’industrie allemande (qui était une des rares de la zone à enregistrer une expansion) pourrait accélérer le processus de désindustrialisation.
Plusieurs facteurs jouent contre l’industrie européenne. Des facteurs conjoncturels comme l’adaptation de l’industrie automobile allemande aux normes environnementales jouent en sa défaveur. Le ralentissement des échanges en relation avec celui de l’économie chinoise et la guerre commerciale de ce pays avec les États-Unis pèsent également sur l’activité industrielle qui dépend des échanges internationaux.
Des facteurs structurels contribuent également à la désindustrialisation. La demande mondiale pour les biens d’équipement industriel recule. Les pays émergents qui ont atteint un stade élevé de développement s’équipent moins. Leur secteur tertiaire se développe au détriment de l’industrie. Depuis 2013, la production de biens d’équipement est stable après avoir enregistré une hausse de 60 % de 2002 à 2008. La croissance du PIB mondial est trois fois plus rapide que celle de la production manufacturière depuis la crise de 2008. Les importations en machines-outils des pays émergents devraient continuer à baisser du fait de l’évolution de la demande en biens industriels mais aussi en raison de la possibilité de recourir à des produits d’origine nationale.
L’accroissement des normes environnementales joue également en faveur de l’industrie. Le changement de modèle de société avec la lutte contre l’obsolescence programmée et la remise en cause de la propriété des objets contribuent également à réduire les achats de produits manufacturés.
La mutation du secteur automobile aura également un impact sur la demande en biens industriels. Avec le passage rapide à la propulsion électrique, la composition de la valeur d’une voiture est complètement modifiée. Aujourd’hui, les moteurs ne constituent plus le cœur des véhicules. Avec l’électrique, ce sont les batteries qui prennent le dessus. Elles représentent environ 30 % du coût d’une voiture électrique ; elles sont en grande majorité produites en Asie. En 2018, les capacités de production de batteries atteignent 212 Giga wattheures contre 50 aux États-Unis et 12 pour l’Union européenne. L’industrie automobile européenne est confrontée à un risque de transfert massif vers l’Asie de la valeur ajoutée et de l’emploi du secteur automobile et de ses sous-traitants. Les voitures sans conducteur constituent un autre défi que devra relever l’industrie européenne. Le poids de l’informatique embarquée et la connectivité nécessaire des véhicules déplacera également le centre de gravité de l’industrie automobile vers les entreprises des technologies de l’information et de la communication (Google, Apple, Amazon, etc.). Les enjeux sont importants pour l’Europe dont 3,4 millions d’emplois dépendent directement et indirectement du secteur automobile.
D’autres industrie sont confrontées à des défis technologiques ou d’image. Ainsi, l’industrie chimique qui a été longtemps un des fers de lance de l’industrie allemande est de plus en plus contestée en raison de ses impacts sur l’environnement. La polémique concernant Bayer/Monsanto en est la preuve. Sa croissance depuis une dizaine d’années est inférieure à la moyenne de celle de l’industrie.
Une nouvelle marche de désindustrialisation dans la zone euro est à prévoir si les entreprises ne se positionnent pas sur les nouveaux créneaux que sont les batteries, les énergies renouvelables et les nouvelles technologies. L’Europe paie chère le manque de profondeur de son marché intérieur qui est encore trop segmenté. L’absence d’un véritable marché unifié de capitaux avec une place financière pour faciliter le financement des entreprises est également criante. Les entreprises de pointe aux États-Unis peuvent compter sur les commandes publiques pour amortir leurs frais de recherche, ce qui n’est pas le cas en Europe. Ainsi, au niveau de la défense, les États membres de l’Union européenne ont financé deux programmes d’avions de chasse, le Rafale et l’Eurofighter. En outre, certains achètent auprès de leurs concurrents américains. Au niveau des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les programmes de soutien communautaires sont bien plus faibles que ceux existant outre-Atlantique. L’industrie du vieux continent ne souffre pas d’un excès d’Europe mais bien d’un manque d’Europe.