Le Coin des Tendances
Les années 20, des années folles ?
Notre siècle a vingt ans. Il quitte l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte. Est-ce le plus bel âge de la vie ? En 1931, l’écrivain Paul Nizan en doutait dans son roman Aden Arabie, en dénonçant une nostalgie illusoire : « j’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Jusqu’à maintenant, dans la mémoire collective, les années 20 renvoyaient à celle du siècle précédent, les années folles. Il y a un siècle, le monde se remettait avec difficulté de la Première Guerre mondiale qui avait entraîné la mort de plus de 10 millions de personnes et huit millions d’invalides. Cette tragédie guerrière fut suivie de la grippe espagnole qui entraîna la disparition de 50 millions de personnes entre 1918 et 1925, sachant que le nombre de morts fut très important lors des premières années de l’épidémie. La deuxième décennie avait été également marquée par la prise de pouvoir des Bolcheviks en Russie. En Allemagne et dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, des mouvements révolutionnaires menacent les pouvoirs en place. Les communistes sont sévèrement réprimés en janvier 1919 à Berlin et en juin 1919 en Bavière.
Tourner la page
En 1920, les populations souhaitent tourner la page, oublier les douleurs de la guerre et de la maladie. Ainsi, naissent « les années folles » avec comme symboles le jazz, le surréalisme ou le charleston. Paris redevient le centre de la vie culturelle mondiale. Montmartre et Montparnasse sont les lieux de rencontre des écrivains, des peintres, des musiciens, des chanteurs et des danseuses du monde entier. La Coupole, le Dôme, la Rotonde et la Closerie des Lilas ou les salons comme celui de Gertrude Stein, rue de Fleurus, deviennent incontournables.
Les années folles se caractérisent par une très forte croissance économique. Les États-Unis conquièrent alors la place de première puissance économique mondiale. En 1919, le Sénat américain refuse de ratifier le Traité de Versailles et d’entrer ainsi dans la Société des Nations. En ne participant pas à l’ordre international qu’ils ont contribué à construire, les États-Unis ont fragilisé ce dernier d’autant plus que l’Allemagne s’estimait injustement considérée comme la puissance perdante.
En Russie, après la période révolutionnaire de 1917/1920, avec la Nouvelle Politique Économique (NEP), une libéralisation relative s’instaure, faisant croire à un retour à la normale, auquel Staline mettra un terme entre 1928 et 1930. La dékoulakisation, l’expropriation des paysans ayant participé à la NEP, s’accompagna de la mort de plusieurs centaines de milliers d’entre eux et le déplacement de plus de 1,5 million de personnes dans des goulags ou au sein de sovkhoses à l’Est de l’Oural.
Les années 1920 voient l’émergence de la consommation moderne s’appuyant sur les innovations, la publicité, le marketing. De nouveaux produits et services commencent à se diffuser. La radio, l’électricité, l’automobile, les avions, l’électroménager s’imposent en Europe. La 6e capitalisation parisienne est, juste avant la grande crise de 1929, une jeune société innovante qui n’a que quinze ans, une star up de l’époque, Air liquide. En France, la production automobile s’est en dix ans multipliée par quatre et est déjà dotée d’une stature mondiale.
Les années folles sont également marquées par de nombreux déséquilibres et crises notamment sur le plan monétaire. La volonté de la France et du Royaume-Uni de rétablir le système or d’avant la Première Guerre mondiale sera un échec. Les réparations exigées à l’Allemagne seront en partie responsable de l’inflation folle des années 1921 à 1924. Cette hyperinflation s’est nourrit du surendettement de l’Allemagne du fait de la guerre et des dommages qui lui ont été imposés par le Traité de Versailles. La perte de valeur du mark entraîne l’augmentation des prix qui atteint en 1923 des niveaux records. Le dollar qui s’échangeait autour de 420 marks en juillet 1922, passe à 49 000 marks en janvier 1923. Le prix au détail passe de l’indice 1 en 1913 à 750 000 000 000 en novembre 1923. Les prix des repas servis au restaurant varient selon l’heure de la commande et l’heure à laquelle l’addition est présentée. Cette crise sans précédent facilita la montée du parti nazi et l’arrivée d’Adolf Hitler à la chancellerie en 1933. La crise économique que connaît l’Italie qui fait partie des pays vaincus de la Première Guerre mondiale provoqua dès 1922 la prise de pouvoir par Mussolini.
Les années 1920 seront celles de l’endettement croissant aboutissant à la création de bulles spéculatives en particulier au niveau des actions. Les cours des actions cotées à la Bourse de Paris sont multipliés par plus de 4. L’achat à crédit des actions amplifia la spéculation. Aux États-Unis, les investisseurs purent alors acheter des titres avec une couverture de seulement 10 %. Le ralentissement économique constaté en 1929 aboutit alors à l’éclatement de la bulle et, par effet de domino, sa diffusion se fit au sein de tous les secteurs d’activité et au niveau mondial.
Les années 2020, des années folles ?
Quel sera le destin des années 2020 ? Le point commun avec le siècle précédent est le caractère tourmenté des deux premières décennies même si l’ampleur des désastres n’est pas comparable. Le XXIe siècle a commencé le 11 septembre 2001 avec l’attentat entraînant la chute des deux tours jumelles de New York. Depuis, le terrorisme islamiste a jalonné les deux dernières décennies, et provoqué une série de guerres qui ont impliqué plusieurs États occidentaux. Daech, une organisation terroriste, a un temps contrôlé un territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak. En Afrique, des territoires sont passés sous la coupe de bandes imposant leurs lois. Le XXIe siècle a déjà connu deux crises économiques, l’éclatement de la bulle Internet et la récession de 2008/2009. Ces dernières années ont également donné lieu à une prise de conscience sur les conséquences de l’activité humaine sur les conditions de vie au point que le concept de collapse écologique est devenu un thème récurrent du débat public. Les deux premières décennies ont également vu la Chine devenir une grande puissance et la Russie revenir sur le devant de la scène après l’éclipse de 1991. Du fait des taux de croissance divergents et des évolutions démographiques, les pays occidentaux qui réalisent moins de 50 % du PIB mondial (en 1970, c’était plus des deux tiers) devraient poursuivre leur recul.
L’Europe peut-elle reprendre le train de l’histoire ou est-elle condamnée à un lent déclin ? Les prochaines années seront clefs. Si l’Union européenne a raté le coche des premières années digitales en n’ayant pas réussi à créer des GAFA, elle est mieux représentée qu’il n’y paraît dans le domaine de l’intelligence artificielle. Elle a fait le pari d’un développement durable en s’appuyant sur les énergies renouvelables. Par ailleurs, l’Europe est bien dotée en entreprises de services en particulier dans les secteurs du tourisme et des loisirs. La finalisation de l’euro avec une coopération budgétaire et économique plus poussée serait évidemment un atout majeur pour le redressement économique du vieux continent.
Dans les années 2020, le monde comptera plus de 8 milliards d’habitants. Le nombre de personnes de plus de 65 ans dépassera 1,4 milliard. La Chine devrait voir sa place de puissance démographique mondiale remise en cause par l’Inde. La question démographique sera au cœur des débats, de l’accès aux ressources au vieillissement, en passant par l’urbanisation et les migrations. La transition énergétique peut être une source de coopération ou de conflits majeurs. Les normes environnementales peuvent rapprocher au nom de la défense du patrimoine commun qu’est la planète ou générer des tensions en raison de leurs coûts et de leur caractère potentiellement protectionniste.
Le temps de la coordination qui avait cours entre 2008 et 2012 a laissé la place à une tentation populiste et protectionnisme. Le multilatéralisme recule au profit du rapport de force. Est-ce que cette tendance se renforcera dans les prochaines années dans un contexte de tensions commerciales ou environnementales croissantes ; à moins que face à l’ampleur des problèmes à résoudre, les dirigeants décident de renouer avec la coopération.
Les années 2020 pourraient être celles du déclin du pétrole non pas par épuisement des ressources mais en raison de l’essor des énergies renouvelables. Depuis un siècle, le pétrole assure un rôle de pilier de l’économie mondiale. L’évolution de ses cours influencent le rythme de la croissance. Cette énergie a été une source de conflits et de crises. Elle a été au cœur de nombreuses batailles au cours de la Seconde Guerre mondiale. Son éventuel délaissement marquerait une véritable rupture pour l’économie mondiale. La transformation du parc automobile sera un enjeu majeur des prochaines années. Plusieurs villes ont prévu d’interdire les véhicules diesel d’ici le milieu de la décennie (Paris en 2024). D’autres ont retenu l’idée de supprimer les voitures à moteur thermique. D’ici la fin de la décennie, les voitures sans conducteur pourraient se développer. Derrière cet essor, figure celui de l’intelligence artificielle qui devrait se diffuser au sein de toutes les activités. Le déploiement de la 5G dans les prochaines années permettant de raccorder un très grand nombre d’objets connectés rendra possible un nouveau saut technologique. L’ultra-connectivité permettra-t-elle la réalisation des gains de productivité attendus depuis une décennie comme le messie ? Le digital a beaucoup détruit. Il rend aussi des services dits de conforts mais sa force créatrice tarde à se manifester. Il entraîne une polarisation de l’emploi (moins d’emplois de classes moyennes, plus d’emploi de services à faible valeur ajoutée et des emplois en nombre réduit dans la conception, l’innovation, etc.).
Les années 2020 seront-elles celle de la fin de la politique monétaire des taux bas ou confirmeront-elles qu’elle est devenue la norme ? Si le modèle japonais s’impose, les dix prochaines années ressembleront alors aux précédentes. Le triptyque faible inflation/faible taux d’intérêt/faible croissance perdurera. Il est porteur de risques économiques et sociaux. La création de bulles spéculatives en particulier dans l’immobilier est un risque qui peut prendre de la consistance dans les prochaines années. Une montée générale de la défiance est susceptible d’entraîner une hausse des taux générant des problèmes de solvabilité au sein de la sphère financière. La progression limitée du pouvoir d’achat commence, par ailleurs, à créer des tensions qui pourraient se manifester avec plus d’acuité dans les années à venir. Dans les années 2020, une compétition mettant en lice les cryptomonnaies et les monnaies traditionnelles a de forte de chances de se produire. Le libra de Facebook est-il capable de prendre la place du dollar ou les banques centrales arriveront-elles à créer une nouvelle monnaie digitale comme le souhaite le Gouverneur de la Banque de France ? En fonction du résultat de cette compétition, le cours de l’économie ne sera pas le même. Une privatisation de la monnaie mettrait un terme à un processus vieux de plusieurs siècles. Elle concrétiserait la force des GAFA qui ainsi prouveraient leurs capacités à se substituer aux États. Il est également envisageable qu’une alliance se noue entre les GAFA et les États avec un partage des rôles. Les prochaines années pourraient être également marquées par une scission au sein du monde de l’Internet. Aujourd’hui contrôlé par les États-Unis, la Chine pourrait à terme estimer la nécessité de développer son propre système. Deux mondes digitaux pourraient ainsi cohabiter dotés de leurs entreprises, de leurs technologies. Une guerre froide digitale pourrait ainsi s’installer entre les deux grandes puissances économiques.
Les dernières années ont vu, tant en Europe qu’aux États-Unis, les élites et les corps intermédiaires être de plus en plus contestés. Internet, avec l’information sans filtre qu’il permet et l’influence croissante des réseaux sociaux, a réduit la légitimité des sachant, des experts, des dirigeants. Ce mouvement remet en cause le fonctionnement des démocraties. Ces dernières reposaient sur le principe du consensus, sur l’idée que les fabricants des normes, les détenteurs de la violence légitime étaient acceptés et jugés compétents. La polarisation du débat politique, le renouveau de la violence de rue ont été perçus comme des signes de faiblesse des démocraties qui sont concurrencées par des régimes autoritaires (Chine, Russie par exemple). Si dans les années 1990 et 2000, l’économie de marché et la démocratie constituaient un couple incontournable, ce dernier est depuis mis à mal. Les années 2020 verront-elles un renouveau démocratique avec un recours à de nouvelles techniques participatives ou seront-elles de l’affirmation du fait autoritaire ?
De multiples croisements sont sur le chemin des années 20. Que ce soit sur le plan technologique, sur le plan environnemental, géopolitique et économique, de nombreux scénarii sont possibles pour les dix prochaines années. Cette décennie verra l’arrivée dans la vie active des enfants nés dans les années 2000, les milleniums. Elle verra la mise à la retraite d’une grande partie des baby-boomers. Des années 1945 aux années 2010, ce sont les acteurs de la Seconde Guerre mondiale et leurs héritiers directs qui ont été en charge des responsabilités privés et publics. En France, des responsables politiques ont occupé le devant de la scène durant plus de quarante ans, François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et bien d’autres. L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir a traduit une rupture tant au niveau de la composition de la classe politique qu’au niveau de la méthode. Ce phénomène de rajeunissement des dirigeants politiques ne concerne pas que la France. Il a été constaté également au Canada, en Autriche ou en Finlande. Est-ce un épiphénomène ou est-ce le changement structurel au niveau de l’organisation des pouvoirs ? Le rajeunissement des élus concerne également le monde professionnel. Le digital modifie les codes et impose son rythme. L’obsolescence rapide des générations qui va à l’encontre de la nécessité d’améliorer l’employabilité des seniors est-elle un signe des temps nouveaux ou la simple expression d’un monde qui cherche sa voie ?
Le concert, nerf de l’industrie de la musique
En 1990, une place de concert des Rolling Stones valait 20 euros. En 2019, cette même place coûtait, aux États-Unis, plus de 230 euros. En valeur actualisée, la place de 1990 équivaut en 2019 à 32 euros. En valeur réelle, le prix des places des Stones ont été multipliés par sept en trente ans. En dix ans, la hausse dépasse 60 %. Cette progression a impressionné les autorités de la concurrence américaine qui ont diligenté une enquête sur le principal producteur de spectacle « Live Nation » qui a racheté la billetterie Ticketmaster.
Au-delà de cette enquête, le marché de la musique a profondément évolué ces trente dernières années. L’apparition du téléchargement illégal, suivie des plateformes d’écoutes légales (Deezer, Spotify, etc.) ont provoqué une forte baisse des revenus des ventes d’albums physiques, tandis que les rémunérations pour l’écoute en ligne, même si elles ont beaucoup progressé, restent faibles pour la plupart des artistes. Les recettes sont désormais tirées des concerts qui selon le Wall Street Journal, représentent désormais 75 % des revenus des artistes aux États-Unis, contre environ 30 % dans les années 80 et 90.
En France, le marché des ventes de musique enregistrée est passé de 1,4 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2002, à 590 millions d’euros en 2018 (même si une remontée est constatée depuis 2016). Les artistes comptent de plus en plus sur les revenus liés à l’utilisation de leur musique dans les publicités, au cinéma ou même dans les bâtiments publics. En France, les recettes de billetterie ont augmenté de 15 % en 2017 pour atteindre 930 millions d’euros dans l’Hexagone. Les billetteries comme Live Nation/Ticketmaster ont même mis en place un système de tarification reposant sur l’offre et la demande, sur le modèle des compagnies aériennes. Une grande partie des places sont préachetées soit par des comités d’entreprise, soit par des sites agrégateurs de demandes, ces derniers les revendant en enchère au moment de l’ouverture des sites officiels de commercialisation. Les tourneurs officiels démentent vendre à ces sites mais la pratique apparaît tout autre. Live Nation qui peut en outre avoir l’exclusivité sur certaines stars s’est imposé à l’échelle mondiale comme l’organisateur et le vendeur de tickets de référence. Il réalise un chiffre d’affaires de près de 10 milliards de dollars. Sa progression est de plus de 6 % par an. En France, les pouvoirs publics s’étaient émus de la prise de contrôle par cette société de nombreux festivals organisés sur l’hexagone.
L’augmentation du prix des places est également due à la montée en gamme des spectacles. Les exigences du public sont en hausse. La location des salles aux normes est de plus en plus coûteuse. Preuve que ce marché est rentable, les stades de sports sont construits en prenant en compte leur utilisation potentielle en salle de concert. Ainsi, le stade de rugby du Racing 92, Paris Défense Arena, a été inauguré, au mois d’octobre 2017, par trois concerts des Rolling Stones.
Avec le développement du rock et de la pop music, dans les années 60, l’industrie de la musique a connu un formidable essor grâce à la vente des 45 puis des 33 tous avant de passer aux cassettes et aux CD. Les concerts servaient à la promotion des artistes. Ils étaient peu rentables. Ainsi, la tournée du groupe Pink Floyd en 1980 pour la sortie de « The Wall » a occasionné d’importantes pertes entraînant son arrêt anticipé et la reprise des pertes par les membres du groupe. En 2010, Roger Waters, le bassiste du Groupe signa une des tournées les plus rentables avec le même spectacle. Comme le souligne Jo Wood dans son dernier livre relatant sa vie avec les Stones, à partir de 1989, un processus d’industrialisation des concerts est intervenu. Ainsi, la tournée 2003/2004 des Stones a rapporté plus de 650 millions de dollars. Sur la dernière décennie, ce groupe aurait engrangé près d’un milliard de dollars. C’est désormais le disque qui sert à promouvoir les concerts. Il a même tendance à disparaître. La chanteuse américaine Sheryl Crow estime que ce support est sans intérêt. Le recours à des clips sur des sites vidéo comme « YouTube » sont plus efficaces pour assurer sa notoriété. Les râpeurs ont complètement compris les nouvelles équations du métier. Parmi celles-ci figurent la nécessité pour les chanteurs, les groupes d’avoir une présence sur les réseaux sociaux, sur les plateformes de vidéos. Des râpeurs ont réussi à remplir des stades sans avoir utilisé les anciens canaux de commercialisation et sans l’appui des médias traditionnels.