Le Coin des tendances
La chronique de la fin des métropoles s’annonce-t-elle ?
La crise du covid-19 a souligné la vulnérabilité des grandes villes qui sont particulièrement exposées au virus en raison de leur forte densité. Ces villes sortent également économiquement fragilisées, les confinements remettant en cause leur rôle de plaque tournante. Avant même la crise sanitaire actuelle, les métropoles qui ont été au cœur du développement économique de ces vingt dernières années étaient confrontées à une série de problèmes menaçant leur équilibre. La thrombose routière, la qualité de l’air, l’augmentation sans fin des prix de l’immobiliers étaient autant de problèmes dont l’ampleur augmentait d’année en année. Dès lors, les métropoles sont-elles vouées à connaître un déclin dans les prochaines années ?
Les métropoles, l’histoire d’une montée en puissance
Les deux dernières décennies ont été celles des métropoles. La France qui s’est longtemps caractérisée par la formule du livre Paris et le Désert français de Jean-François Gravier, comporte désormais une petite dizaine de grandes métropoles, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Lille, Rennes, Strasbourg, Rennes, etc. Depuis l’an 2000, leur croissance démographique est deux fois plus rapide que la moyenne nationale. Elles représentent 30 % de la population française. Par leur poids démographique et économique, elles structurent le territoire. Si le Grand Paris demeure à part, sa croissance est plus faible que celle des autres grandes métropoles. Le passage de 26 régions à 13 a conforté et officialisé la métropolisation. Ce processus était une antienne des années 1960 jusqu’aux années 1980. Les gouvernements notamment à travers la planification et les plans d’aménagement du territoire mettaient alors l’accent sur la nécessité de doter le pays de métropoles d’équilibre. À cet effet, ils ont procédé à des délocalisations de services publics et d’entreprises. C’est ainsi que Citroën fut incitée à s’installer à Rennes, que Météo France a quitté Paris pour Toulouse ou que l’ENA a été transférée à Strasbourg. Le premier objectif de la politique d’aménagement du territoire est de limiter l’expansion parisienne en favorisant l’émergence d’autres pôles de croissance. Le deuxième objectif est de soutenir des régions devant faire face à des mutations économiques importantes comme celles du Nord ou de l’Est confrontées au déclin de la sidérurgie et du charbon. Cette politique a donné des résultats assez mitigés. À la fin des années 80, le rééquilibrage entre Paris et les autres régions de France restait faible. Les capitales régionales étaient surtout des centres administratifs.
A compter des années 90, les capitales régionales ont connu un essor sans précédent en lien avec la tertiarisation du pays et son corollaire la désindustrialisation. En une génération, un quart des emplois industriels a disparu. Les grandes agglomérations se sont organisées autour des services qu’ils soient commerciaux, administratifs ou au profit des entreprises.
Les grandes métropoles ont attiré en leur sein une part croissante de la population de leur région. Les fermetures d’usines qui étaient bien souvent implantées en seconde couronne ou à proximité de villes de taille moyenne ont conduit les salariés à rechercher des emplois au sein des métropoles. Le secteur de la grande distribution y a été créateur d’emplois avec notamment la diffusion sur l’ensemble du territoire des grandes marques. Le secteur bancaire et de l’assurance a également contribué à la création d’emplois.
Le succès des métropoles s’explique également par la forte demande en services de la part des habitants. La possibilité d’avoir accès à des écoles de qualité de l’enseignement primaire au supérieur, à des activités sportives et culturelles ainsi qu’à des professionnels de santé a joué un rôle d’auto-alimentation des grandes capitales régionales.
Dans une économie tertiaire, les échanges, les lieux de contact sont indispensables. Une grande ville en mettant en relation rapidement un très grand nombre de personnes est un catalyseur d’activités. La forte densité de population en particulier active multiplie les interactions. Les liens entre recherche, conception, production et distribution sont décuplés en zone urbaine. La présence d’un grand nombre de jeunes actifs provenant d’établissements renommés constitue également pour les entreprises un gage de succès. Contrairement à certaines idées ou théories, l’essor d’Internet n’a pas freiné l’expansion des métropoles ; il l’a au contraire accéléré. Le secteur du digital emploie essentiellement des jeunes actifs fortement diplômés qui se concentrent au sein des grandes agglomérations. Le digital nécessite le croisement des compétences, informatiques, financières, logistiques, etc. qui sont plus faciles à trouver au sein des grandes villes qu’en milieu peu dense.
Les métropoles sont des espaces de rencontres, d’échanges, de réunions. Leur importance est bien souvent liée à leur positionnement géographique leur permettant d’être en contact rapide avec de nombreuses régions. Elles sont pour une grande majorité d’entre elles issues de cités romaines reliées par des voies du même nom. Si Marseille s’est moins bien développée que d’autre métropoles, cela est imputable à une moindre connexion avec les régions voisines, du fait d’un relief plus difficile. À l’inverse, Paris peut se targuer d’avoir tout à la fois un fleuve qui a été rapidement maîtrisé et des voies lui permettant de joindre les quatre points cardinaux, la reliant à d’autres régions riches. Il en est de même pour Lyon ou pour Bordeaux et Toulouse. Les infrastructures ont également contribué, ces deux dernières décennies, à l’augmentation de la population des métropoles. Elles sont devenues des carrefours autoroutiers permettant d’être reliées à d’autres grandes agglomérations et aux marchés étrangers. L’existence de liaison ferroviaire rapide joue dans le même sens même si les effets économiques du TGV sont discutés.
Depuis vingt ans, le tourisme qu’il soit ou non d’affaires occupe une part croissante dans l’activité des grandes villes. Si autrefois Paris accaparait une grande partie du tourisme urbain, avec la réhabilitation des centres villes, ce phénomène s’est diffusé à l’ensemble du territoire. Bordeaux, Lille, Strasbourg, Lyon ou Dijon rencontrent un succès croissant. L’offre culturelle s’est développée tout comme celle au niveau de l’hôtellerie ou des locations saisonnières.
Les métropoles face à leurs limites
Avant même la crise de la Covid-19, la métropolisation était critiquée et montrait quelques limites. La première critique est liée à la segmentation du territoire. Les métropoles assèchent les régions voisines en attirant les jeunes actifs et les emplois qualifiés. Faute de clientèle solvable, les médecins désertent le milieu rural au profit des bassins d’emplois dynamiques. La diminution de la population active au sein des villes de moins de 50 000 habitants se situant en-dehors des grandes agglomérations s’accompagne d’une réduction de l’offre de services qu’ils soient privés ou publics. La désindustrialisation déjà citée explique évidemment que la perte d’emploi dans les villes de taille moyenne au profit des grands centres tertiaires. Les métropoles de province sont accusées d’avoir reproduit le modèle parisien avec la création de banlieues plus ou moins denses et avec des problèmes croissants de circulation. Les embouteillages rythment la vie des agglomérations de Nantes, de Toulouse, de Lyon et même de Lille. En raison de l’augmentation du prix de l’immobilier, un nombre croissant de ménages est condamné à résider de plus en plus loin du cœur des métropoles avec comme conséquence des temps de transports plus importants pour se rendre au travail. Ce phénomène est accentué par l’essor du tourisme qui s’est traduit par la diminution du nombre de logements disponibles pour les résidents en centre-ville.
Au sein des villes cœurs des grandes agglomérations, les politiques municipales, depuis une dizaine d’années, visent à réduire la place dévolue aux voitures. Ces politiques répondent à deux objectifs, limiter l’engorgement des villes et lutter contre les émissions de gaz à effet de serre ainsi que les particules. Elles passent par une diminution du nombre de places de stationnement, la création de voies piétonnes et cyclables, la réduction des vitesses, l’interdiction des voitures les plus polluantes etc. Le temps de développement des moyens de transports publics est moins rapide que celui nécessaire pour la mise en place des politiques limitant la circulation des véhicules. La construction de métros ou de tramways reliant les couronnes périphériques avec le centre est, en effet, assez lente. La réalisation du réseau du Grand Paris devrait prendre plus de vingt ans. Les temps de transports pour un grand nombre de résidents habitant dans les banlieues des grandes villes tendent à augmenter. Il est également plus délicat pour des habitants venant de l’extérieur des agglomérations de s’y rendre en voiture. L’autre axe des politiques municipales est la limitation de la densification de la population. De nombreux maires, notamment à Paris et à Bordeaux, ont récemment annoncé travailler à dédensifier leur ville. Ce souhait est partagé par les résidents. Le nombre de constructions devrait se donc se réduire dans les prochaines années accentuant le déficit de logements au centre et repoussant les habitants vers les périphéries. Pour compenser ce phénomène, les municipalités ont eu tendance à privilégier les logements sociaux. Cette priorité accentue la polarisation des grandes métropoles qui concentrent des populations à hauts revenus et des populations à revenus modestes en excluant les classes moyennes. Ce phénomène est constaté depuis plus d’une décennie à Paris. Il concerne désormais des villes comme Bordeaux, Nantes ou Lyon. Dans certaines agglomérations, les centres commerciaux situés en banlieue ont contribué à réduire l’offre de commerces et à transformer les centres villes en simple zones touristiques.
Avant même la crise de la Covid-19, les inconvénients des grandes métropoles étaient mis de plus en plus en avant. Si leurs atouts, zones d’échanges rapides, brassage de nombreuses compétences, disparaissent, leur attractivité ne peut que s’évanouir. Logements chers et petits, temps de transports de plus en plus longs sont des points pris en compte par les familles. Le vieillissement de la population est également un facteur qui joue contre les grandes villes. À Paris, les plus de 50 ans partent et s’installent en périphérie, dans d’autres grandes villes ou sur le littoral. Les familles avec plusieurs enfants émigrent également. La capitale est ainsi de plus en plus peuplée d’étudiants, de jeunes actifs et de personnes à hauts revenus. Jusqu’à ces dernières années, les autres métropoles profitaient de la désaffection relative de l’agglomération parisienne. Bordeaux, Toulouse, Rennes, Nantes ainsi que Lille ont enregistré de nombreuses arrivées au point que l’augmentation des prix des logements entraîne un rejet des Parisiens.
Dans les classements des villes les plus agréables, les métropoles sont distancées par des cités de taille plus modeste, comme Angers, Blois, Le Mans, Laval, Reims, Annecy, ou Saint Étienne. La crise de la Covid-19 accentue cette tendance. La recherche d’espaces verts, d’une mobilité facile et apaisée est la priorité d’une part croissante de la population. Le recours au télétravail a démontré qu’il était possible, en particulier pour les cadres, de travailler de chez eux, qu’il n’était plus nécessaire de perdre deux heures ou plus dans les transports pour se rendre au bureau. Dans une société où la majorité des échanges s’effectue par mail, le bureau est partout et nulle part. Les hypercentres étant difficiles d’accès, pourquoi s’y rendre pour une réunion de deux heures quand celle-ci peut être réalisée en vidéoconférence ? De nombreuses entreprises, pour des raisons de coûts du foncier mais aussi au nom d’une facilité d’accès ont, ces dernières années, délaissé les centres historiques pour la première périphérie des grandes villes. Cette politique est souvent l’adage des grandes marques qui peuvent attirer facilement les talents et les prestataires même si leurs locaux ne sont pas placés dans les triangles d’or.
Compte tenu des souhaits des Français de bénéficier de conditions de vie plus équilibrée, les villes de taille intermédiaire devraient connaître une forte expansion dans les prochaines années sous réserve qu’elles soient bien desservies en réseaux. Pour une grande entreprise, il était, dans un pays jacobin comme la France, jusqu’alors difficile de ne pas avoir son siège social dans la région capitale. Même une entreprise très marquée par son origine auvergnate comme Michelin dispose d’un siège social à Boulogne Billancourt à quelques encablures de celui de Renault. À l’avenir, il pourrait en être autrement, d’autant plus si les voyages en avion se raréfient. La présence d’un siège à Paris permet de rayonner à l’échelle de tous les continents pour les multinationales. Clermont Ferrand n’est pas facile d’accès pour les cadres de Michelin travaillant à l’étranger. Si demain les talents se concentrent dans des villes de taille plus petites, il pourrait y avoir une redistribution des cartes. Le Mans et Niort prouvent qu’il est possible de maintenir des services centraux dans des villes de taille moyenne supérieure, en l’occurrence dans le secteur de l’assurance. La démétropolisation s’accompagne d’une déconcentration des structures de siège. L’essor de l’informatique a contribué depuis quarante ans à une concentration des activités sur quelques sites. Avec le recours aux « clouds », ce processus a tendance à s’inverser dans une logique d’une réduction du coût du foncier. Les sièges sociaux s’allègent en étant avant tout le lieu de direction et d’échanges. En France, le rôle de l’administration constitue un frein à cette mutation. Les grandes entreprises sont en lien assez étroit avec les pouvoirs publics les amenant à rester à proximité. En Allemagne, la nature fédérale du pays aidant, les entreprises conservent leur siège social dans leur ville d’origine comme Munich pour BMW ou Stuttgart pour Porsche ou Mercedes. Ces dernières ont des bureaux de représentation à Berlin comme ils peuvent en avoir également à Bruxelles pour le lobbying à réaliser auprès de la Commission.
Les métropoles ont attiré une part croissante de la population notamment en concentrant un grand nombre de services et de commerces. Mais, sur ce dernier point, les comportements évoluent. Les nouvelles générations achètent en ligne et se font livrer que ce soient les produits alimentaires, les vêtements et même les repas tout préparés. Le confinement a accéléré cette tendance. Le e-commerce représente désormais plus de 10 % des ventes de détail. Avec les problèmes de circulation, l’accès à certains commerces, à certaines enseignes physiques est plus difficile. En outre, la possession de voitures diminue au sein des jeunes générations qui rechignent, par ailleurs, à passer leur permis de conduire (par coût ou par manque d’intérêt). A partir du moment où « acheter une paire de chaussure Nike ou Asics » peut s’effectuer sur tout le territoire, l’intérêt d’habiter en zone ultra-urbanisé diminue. Les digital-nativ qui n’éprouvent pas de plaisir particulier à perdre deux heures dans les transports et à se rendre dans une boutique physique quand tout peut être réaliser en quelques clics.
Une redistribution de la population sur le territoire ?
La crise sanitaire ne devrait pas amener une migration d’urbains vers le milieu rural. Ces derniers devraient, en revanche, opter pour des villes plus petites offrant tout à la fois des services et une qualité de vie. Nul n’imagine un citadin puisse opter pour une ville rurale avec un lycée ou un collège à plus de trente minutes sans accès à des transports en commun. L’accès au haut débit est devenu également une condition pour le choix d’un logement d’autant plus si le télétravail est de mise. Ces multiples conditions avantagent donc des villes se situant entre 50 000 et 100 000 habitants bénéficiant de bons accès autoroutiers et de liaisons ferroviaires à grande vitesse.
Ce phénomène de démétropolisation sera accentué avec l’augmentation du nombre de retraités. Ces derniers quittent les grandes villes pour s’installer au moment de la liquidation des droits dans des villes plus petites mais dotées de services de soins et de services domestiques. Des villes du grand Ouest comme La Rochelle, Vannes, Brest, Royan ou des villes comme Ajaccio en Corse accueillent de nombreux retraités. Plus de 800 000 départs à la retraite seront constatés chaque année contribuant peu à peu à changer la structuration du territoire de la France.
Avec le confinement, avec la distanciation, avec la réduction des réunions, avec le télétravail, la crise de la Covid-19 accentue donc une tendance déjà bien présente. Le souhait d’avoir une maison avec un petit jardin ou d’un logement avec une terrasse s’est amplifié. La possibilité d’avoir accès à des espaces ombragés est une priorité. Le réchauffement climatique constitue également un facteur à prendre en compte. Les grandes métropoles, du fait de l’artificialisation de leurs sols, fonctionnent comme des fours en période de canicules. Les entreprises conserveront évidemment des sièges et des adresses prestigieuses mais une redistribution sur le territoire des centres de pilotages n’est pas à exclure. L’idée que les bureaux cèdent la place à des lieux de rencontre était déjà présente avant la crise de la covid-19.
Les métropoles ne disparaîtront pas car elles demeurent tout à la fois des lieux d’histoire et des centres névralgiques mais elles sont arrivées à un palier de leur développement. L’aspiration forte des Français de bénéficier d’un meilleur environnement et les mesures prises au nom de la transition énergétique ainsi que les effets de la crise sanitaire remettent en cause les fondements même de leur essor. Un rééquilibrage pourrait ainsi s’opérer au profit de villes de taille intermédiaire avec à la clef une meilleure répartition de la population sur l’ensemble du territoire.
L’économie de marché a-t-elle vécu ?
Le Président de la République travaille à la réanimation du Commissariat général au Plan qui avait connu son heure de gloire après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 60. Après la défaite de 1940, les destructions liées à la guerre, la planification s’était imposée comme outil de reconstruction. L’amalgame réalisé entre le virus et la guerre aboutit donc à renouer avec cette vieille idée qui trouve ses origines dans feu l’URSS.
Au-delà de cette remise au goût du jour de la planification à la Française, l’époque est à l’interventionnisme. Les grands principes de l’économie de marché et plus globalement du libéralisme sont remis en cause au nom de la priorité affichée en faveur de l’emploi et des entreprises. Comme dans de nombreux domaines, la crise sanitaire accélère le retour du dirigisme qui était déjà bien présent depuis plusieurs années. Cet abandon des canons du libéralisme prend plusieurs formes en concernant tout à la fois la politique monétaire, les échanges, la fixation des revenus et les finances publiques.
Une politique monétaire de moins en moins indépendante
L’indépendance des banques centrales vis-à-vis de l’exécutif s’est imposée à partir des années 70. Elle était censée protéger la monnaie des gouvernements et s’inscrivait dans le cadre des politiques de désinflation. Le principe était que les États ne pouvaient pas demander à leur banque centrale de financer les dépenses publiques à travers des mécanismes de création monétaire.
Si l’indépendance formelle demeure, depuis la crise de 2008, elle est devenue une illusion. Les banques centrales sont amenées à prendre en charge une part croissante des déficits publics. Par leur politique de taux bas, elles améliorent la solvabilité des États et facilitent le financement des dépenses. Elles sont devenues des acteurs clefs de l’économie en sortant de la sphère purement monétaire. Leurs marges de manœuvre se sont réduites. En 2019, la FED a été contrainte de baisser ses taux directeurs sous pression du pouvoir politique. Par ailleurs, dans le contexte actuel, elles ne peuvent plus remonter librement leurs taux au risque de provoquer la banqueroute des États. L’indépendance s’est transformée en dépendance. La création monétaire obéit à des considérations économiques mais aussi et surtout budgétaires. La BCE doit tenir compte de la situation des pays les plus faibles pour déterminer sa politique monétaire et non exclusivement de celle de l’ensemble de la zone euro. Si elle oubliait ce principe, les écarts de taux augmenteraient entre les États du Nord et ceux du Sud au point de provoquer un risque d’éclatement. La crise de la Covid-19 amplifie cette tendance avec une monétisation croissante des dettes publiques.
L’interventionnisme monétaire contribue à fausser la valeur de certains actifs, immobiliers ou actions. Le prix de ces actifs n’obéit plus à des considérations de rentabilité intrinsèque. Il est lié à des phénomènes de report artificiel au niveau de l’allocation des actifs. Les taux d’intérêts très bas modifient en profondeur les rapports économiques. Ils ralentissent la diffusion du progrès technique en permettant à des entreprises logiquement condamnées de se maintenir. Ils ont certainement des conséquences sur le niveau général des prix et sur les modalités de fixation des salaires.
Une socialisation croissante des revenus
La crise du covid-19 s’est traduite par une augmentation, en Europe, du chômage partiel. En France, du mois de mars au mois de juin, plus de 13 millions de salariés ont été à un moment ou un autre concernés. Ces salariés ont été payés par l’État durant leur période de chômage partiel. L’État est également venu en aide aux entrepreneurs indépendants. Cette socialisation a abouti à une augmentation des dépenses publiques qui ont ainsi dépassé 60 % du PIB. Cet accroissement est également imputable à la contraction du PIB du fait de la récession. La socialisation des revenus est un processus qui s’amplifie depuis une trentaine d’années. la création du RMI, remplacé par le RSA, l’instauration de la couverture maladie universelle, etc. sont autant de facteurs qui jouent en faveur de cette socialisation. Des libéraux comme des socialistes poussent à créer un revenu universel pour tous. Le lien revenu, travail, couverture sociale s’estompent progressivement mais sûrement. En France, les dépenses sociales représentent plus du tiers du PIB. Les prestations versées aux ménages constituent pour ceux qui se situent dans le premier décile (les 10 % les plus modestes) plus de 60 % de leurs revenus. Cette socialisation est également la conséquence de l’augmentation du nombre de retraités. Ces derniers qui étaient moins de 5 millions en 1981 sont aujourd’hui 16 millions en France. En 2060, ce nombre dépassera 25 millions.
Le retour de l’État
Si des années 80 aux années 2000, l’air du temps était libéral – en France, un peu moins qu’ailleurs – depuis la crise de 2008, l’interventionnisme est de retour. Les gouvernements ayant été appelés au secours après la faillite de Lehman Brothers sont de plus en plus présents sur le terrain économique. La répétition des crises, le chômage de masse, la montée des inégalités sociales et géographiques sont autant de facteurs qui incitent les dirigeants publics à intervenir de plus en plus fortement. Avec la mondialisation, le marché est, à tort et à raison, accusé de tous les maux. « L’État nounou » est devenu un leitmotiv. Face aux États-Unis, face à la Chine, face aux multinationales de l’information et de la communication, la demande d’État protecteur augmente.
La crise sanitaire avec la crainte de multiples faillites conduit à un abandon des grands principes économiques de ces dernières années. Le droit de la concurrence est mis entre parenthèse, en France comme en Europe, dans le cadre des plans de soutien sectoriel.
Le temps des oligopoles
Les États ne sont pas les seuls responsables du déclin du libéralisme. L’avènement d’oligopoles dans le secteur de l’information et de la communication symbolise la réduction de la concurrence et la création de nombreuses positions dominantes. Les GAFAM sont devenus des acteurs incontournables pour de nombreux secteurs d’activité (médias, automobile, finance, services, etc.). Du fait de leur taille, ils bénéficient d’effet de rentes qui ne sont peu ou pas redistribués, ce qui freine d’autant la croissance économique. À la différence des années 1920 ou 1960/1970, les autorités américaines n’ont pas pu – ou n’ont pas voulu – appliquer les lois antitrust. Il en est de même en Europe.
La concentration ne concerne pas que le monde du digital. Tous les grands secteurs sont concernés, l’automobile, l’aéronautique, la chimie, le médicament. Les indices qui la mesurent sont au plus haut. Il en résulte des bénéfices accrus, symbole non pas d’une bonne santé économique mais d’un dysfonctionnement. Pour les libéraux, le bénéfice, le profit est une récompense temporaire qui a vocation à disparaître avec l’arrivée de nouveaux concurrents. La concentration économique est également encouragée par les pouvoirs publics qui souhaitent la constitution de champions nationaux pour lutter contre des concurrents d’origine étrangère. Les plans d’aide attribués dans le cadre de la crise sanitaire accentuent cette tendance de fond.
Le retour du protectionnisme
Depuis quelques années, le libre-échange était contesté que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Les manifestations contre l’accord commercial avec le Canada, la sortie des États-Unis de l’accord Pacifique, la guerre commerciale de ces derniers avec la Chine, étaient autant de signes du retour du protectionnisme. Le Brexit était également une manifestation de ce nouveau protectionnisme teinté de relents de populistes.
Le nationalisme économique semble s’imposer sur fond de pénuries de masques, de respirateurs artificiels ou de doliprane. La méfiance à l’encontre de la Chine s’est accrue avec une demande de protection des intérêts dits stratégiques. Le souhait de relocaliser certaines activités est avancé par de nombreux gouvernements. Ce processus risque de s’avérer complexe et générer des hausses de prix.
La transition énergétique en mode antilibérale
Pour certains, la transition écologique est synonyme de nécessaire décroissance ; pour d’autres, certaines activités comme l’aviation, doivent être limitées au maximum et l’économie être administrativement réorientée. Dans tous les cas, les tenants d’une transition rapide souhaitent tout à la fois un dirigisme et une remise en cause de l’initiative privée. Pour réduire les émissions de CO2 de 50 % en 2030 par rapport au niveau de 1990 et de 100 % en 2050, ils estiment qu’un signal-prix et des mécanismes de marché ne suffiront pas. Le passage à une économie décarbonée implique des règlementations strictes (émissions de CO2 pour les véhicules, les usines, etc.) et des obligations (rénovation de l’habitat, interdiction ou limitation de circulation). L’économie de marché est jugée incapable de réduire les émissions de CO2 en raison de sa myopie supposée même si des progrès notoires ont été réalisés ces trente dernières années. Les émissions de CO2 ont ainsi diminué de 20 % en Europe. Pour des raisons climatiques et sociales, les gouvernements interfèrent de plus en plus souvent sur les modalités de fixation des prix en particulier dans le secteur énergétique.
Plus d’État, plus de social, moins de liberté d’initiative, les fondamentaux de l’économie libérale sont mis à mal depuis de nombreuses années. Ils le sont d’autant plus qu’un processus de concentration modifie en profondeur le capitalisme. Avec la raréfaction des entreprises cotées et la diminution du nombre d’actionnaires (rachats d’actions facilités par la politique des taux bas), l’économie de marché change de visage. Entrée en concurrence frontale avec le modèle d’économie mixte et dirigiste chinois, les pays occidentaux semblent hésiter sur la voie à suivre. La compétition avec le système soviétique avait donné lieu à des inflexions de la part des pays d’économie de marché qui avaient comme en France mis en œuvre la planification. La réponse à la crainte marxiste avait été surtout donnée par le déploiement du fordisme et du keynésianisme. Depuis une dizaine d’années, l’économie de marché est de plus en plus critiquée en son sein comme en témoigne le dernier ouvrage de l’économiste de Natixis, Patrick Artus consacrée à l’austérité salariale. La mondialisation et la digitalisation sur fond de ralentissement de l’ascension sociale mettent en tension le système capitaliste actuel. La contrainte écologique accentue cette tendance et oblige les entreprises à se réinventer tout en conservant leur rôle. L’entreprise permet là une mise en commun de de moyens, travail et capital ainsi que de compétences, de savoir-faire, d’innovations, en vue de produire un bien ou un service. Elle peut prendre diverses formes, capitaliste, mutualiste, paritaire, associative, etc. Cette mise en commun s’est longtemps effectuée avec comme au théâtre une unité de temps et de lieu. Le libéralisme avait pour vocation d’assurer une auto-régulation du système à travers le mécanisme des prix. Depuis le XXe siècle, la présence croissante de l’administration publique a fortement changé les rapports de force surtout au sein des pays européens et en premier lieu en France. Les pouvoirs publics à travers les budgets de l’État et de la Sécurité sociale influencent la conjoncture économique. Si jusque dans les années 80, le dirigisme étant direct à travers le contrôle des prix, les nationalisations, la politique du crédit, il a pris d’autres habits depuis, avec le recours croissant à la norme qu’elle soit sociale, technique, ou sanitaire. Que ce soit au niveau des télécommunications, de la finance ou de l’agriculture, le repli de l’État avait été tout relatif. Les crises en cours le remettent simplement en tête de gondole.