Le Coin des tendances
Le difficile métier de conjoncturiste
Prédire le taux de croissance à six, douze ou vingt-quatre mois relève bien souvent de l’art divinatoire même si les économistes recourent à des modèles de plus en plus sophistiqués. Les prévisions sont réalisées toute chose étant égale ailleurs. Le problème est que la vie économique est remplie d’aléas. Le dernier en date a, une fois de plus, montré toute la vacuité des prévisions.
Selon le prix Nobel d’Économie, Esther Duflo, se fondant sur des calculs réalisés par l’hebdomadaire The Economist, à deux ans, l’écart d’erreur du FMI sur le taux de croissance du PIB entre 2000 et 2014 a atteint 2,8 points. L’économiste souligne dans son livre cosigné avec Abhijit V.Banerjee, Économie utile pour des temps difficiles, que l’art de la prévision économique a peu d’intérêt. Elle indique que « le monde est si incertain et si compliqué, que ce que les économistes ont de plus précieux à partager n’est pas leur conclusion mais le chemin qu’ils empruntent pour y parvenir ». Les deux auteurs mentionnent que l’économie comme la physique doit admettre le doute, récuser les certitudes absolues. Avec humour, ils admettent que bien souvent les économistes sont non pas des physiciens mais plutôt des plombiers qui « résolvent les problèmes par un mélange d’intuition faite de science, de conjecture fondée sur l’expérience et d’une bonne dose d’essais et d’erreurs ».
Les économistes tendent à être en moyenne plus optimistes que le reste de la population. Certes, certains se rangent du côté des pythies de mauvais augure après une cruelle expérience. En matière d’économie, un divorce ancien existe entre les conjoncturistes et l’opinion. Cette dernière ne croit guère aux analyses économiques et aux statistiques. Même en période de croissance, rares sont ceux qui considèrent que la situation leur est favorable. Les économistes n’aiment guère annoncer les mauvaises nouvelles ; à leur décharge, les commanditaires des études non plus. En 1997, la direction de la prévision du Ministère de l’Économie et des Finances avait rendu une note au Premier Ministre de l’époque, Alain Juppé, prédisant l’arrivée d’un fort ralentissement en raison de la nécessité d’assurer la qualification de la France à la zone euro. Cette note a été un des éléments ayant conduit à la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997 par Jacques Chirac, la principale motivation étant de mettre au pas une majorité indisciplinée. Or, loin de ralentir, la croissance économique française s’est mise à accélérer au point de dépasser les 3 %. À la veille de la crise des subprimes, la couleur dominante chez les économistes était à l’optimisme. Dix ans plus tard, au mois de février 2020, au moment où 500 millions de Chinois étaient assignés à résidence afin d’endiguer la Covid-19, le FMI, dans son rapport du printemps, a indiqué que la croissance mondiale du PIB cette année ne serait que de 0,1 point de pourcentage inférieure aux prévisions précédentes. Face à l’amplification de la crise, les économistes de l’organisation internationale, en avril, ont été contraints de revoir leur copie en abaissant leurs prévisions de 6,2 points de pourcentage, à -3 %. En juin, ils ont, à nouveau, abaissé leurs prévisions de 1,9 point de pourcentage. Une semaine plus tard, un sondage informel auprès d’environ 40 membres du personnel du FMI a révélé que les deux tiers s’attendaient à une autre révision à la baisse en octobre. Pour autant, de nombreux journalistes et responsables gouvernementaux ont souligné que les nouvelles prévisions du FMI étaient exagérément pessimistes. Comme quoi, il est difficile de faire le bonheur de tous.
Si les marges d’erreur des prévisions des économistes sont importantes, elles peuvent avoir néanmoins de graves conséquences. La crise des dettes grecques en est un exemple. Les statistiques du FMI, de la Banque mondiale ou de l’OCDE sont utilisées par les gouvernements, les organisations internationales et les investisseurs pour guider leurs décisions. Le rôle de ces statistiques est d’autant plus élevé que le pays est pauvre et qu’il ne dispose pas ou peu de sources d’informations économiques indépendantes. Les projections du FMI et de la Banque mondiale peuvent affecter les dépenses et les plans d’emprunt des gouvernements. Les investisseurs peuvent prêter moins cher aux pays dont la croissance est attendue en hausse. Les prévisions de croissance et de déficits publics ont un rôle évident pour mesurer la solvabilité d’un État. Les analyses économiques des organismes internationaux ont donc des effets politiques indéniables. Le Président russe, Vladimir Poutine, a estimé, à plusieurs reprises, que le FMI minimisait la croissance de son pays. Les économistes du FMI, pour éviter tout procès d’intention, ont tendance à majorer les taux de croissance. Leur lenteur à les corriger à la baisse s’explique par la volonté de ne pas auto-alimenter la crise et de ne pas être amené à se contredire. Par ailleurs, par formation, l’économiste croit en la reprise. En matière d’endettement, les retards d’ajustement ne sont pas sans incidence. Ainsi, une majoration erronée de 0,5 point du taux de croissance sur vingt ans peut provoquer le quasi doublement du poids de la dette publique au sein du PIB (une dette de 50 % du PIB en année 1 passe à 90 % en année 20). Selon une étude de Paul Beaudry de l’Université de la Colombie-Britannique et de Tim Willems du FMI, l’optimisme excessif des économistes aurait un lien avec les crises financières. Ils constatent qu’une croissance annuelle moyenne surestimée d’un point de pourcentage sur trois ans, comme le fait le FMI dans 40 % des cas, réduit la croissance trois ans plus tard d’un point de pourcentage. L’optimisme ne semble donc pas payer.
L’immigration, beaucoup de ressenti et quelques préjugés
L’immigration est devenue, depuis une quarantaine d’années, un sujet de polémiques au sein des différents États européens et entre eux. La sensibilité de l’opinion en la matière n’est pas récente. Continent ouvert sur l’Asie, sur le Moyen Orient et proche de l’Afrique, l’Europe a toujours été et demeure une terre de migration. Les peurs du XXIe siècle proviennent peut-être de l’image colportée de siècle en siècle par les invasions dites barbares. Celles-ci eurent lieu vers 375 après Jésus Christ avec l’arrivée des Huns dans l’Est de l’Europe et durèrent plus de deux siècles. Plusieurs vagues se succédèrent. Les Goths, les Lombards, les Vandales, les Suèves, les Francas envahirent ainsi l’Empire Romain précipitant sa fin. Face aux mouvements migratoires, les villes européennes se sont fortifiées. Les châteaux forts permettent alors de protéger les populations des hordes sévissant sur de larges territoires. Le Moyen Âge a été longtemps perçu comme une période de déclin, de violence, de division. Le renouveau européen n’intervient qu’avec la Renaissance au XIVe siècle.
L’Europe, continent d’immigration durant les premiers siècles après Jésus Christ fut également un continent d’émigration au cours des XIXe et au XXe siècles. Avec la baisse de la mortalité infantile, l’Europe a vu alors sa population augmenter de 200 à 300 millions. L’émigration concerna plus de 60 millions personnes, dont 43 se sont rendues aux États-Unis.
L’Europe a donc toujours connu de grands flux migratoires. En 2018, plus de 60 millions d’Européens vivent en-dehors de leur pays. Comme pour les autres continents, les migrations sont intracontinentales. 70 % des migrants européens vivent dans un pays du continent, essentiellement au Nord et à l’Ouest de l’Europe. Ils proviennent majoritairement de l’Est de l’Europe, de Roumanie, de Hongrie, de Bulgarie, d’Ukraine, etc. Des migrations au sein des pays d’Europe de l’Ouest existent également. Plus de 500 000 Français résident au Royaume-Uni et 300 000 Britanniques vivent en France. 600 000 Portugais habitent en France quand 17 000 Français résident au Portugal.
L’appel aux migrants, depuis l’entre-deux-guerres mondiales, a été fréquent en Europe. Après la saignée de 1914/1918 et la dénatalité, la France a attiré des Portugais, des Espagnols, des Italiens ainsi que des Polonais. À l’époque, l’intégration par l’acquisition de la nationalité ainsi que le droit du sol contribuaient à favoriser l’augmentation du nombre de jeunes incorporables dans les armées. Après 1945, pour assurer la reconstruction du pays puis dans le cadre des Trente Glorieuses, les entreprises ont eu recours à des travailleurs immigrés en provenance d’Afrique du Nord ou d’Afrique Noire. Les politiques relatives au regroupement familial, à la régularisation des clandestins et à l’asile ont maintenu des flux de migrants des années 1970 jusqu’aux années 2000. La politique familiale a ainsi facilité la venue d’un million de Marocains et de Turcs en Belgique dans les années 2000. Au début du siècle, le Royaume-Uni, en particulier sous Tony Blair et Gordon Brown, décide d’encourager l’immigration en provenance de Commonwealth ainsi que celle des pays d’Europe de l’Est. Un million de Polonais arrivent entre 2000 et 2010. Le nombre d’immigrés triple en trente ans, sans que l’Union européenne soit en quoi que ce soit responsable.
Les pays d’Europe du Nord et l’Allemagne ont emboité le pas au Royaume-Uni avec comme objectif un accroissement de leur population active qui naturellement était en déclin. L’intégration des anciens pays du bloc soviétique au sein de l’Union européenne facilite les mouvements de population avec à la clef une désertification de l’Est au profit de l’Ouest et du Nord. La crise des subprimes en 2008 et celle des dettes souveraines en 2011 accroissent les migrations. Des jeunes issus des pays d’Europe du Sud décident de remonter vers le Nord, de se rendre dans les pays scandinaves et en Allemagne. Cette immigration intra-européenne mise en exergue par les opposants à la construction européenne sera au cœur de la campagne référendaire en France, de 2005, sur le traité constitutionnel européen avec, en porte étendard, « le plombier polonais ».
Avec les années 2010, le débat se porte sur l’immigration extra-européenne. Avec la montée en puissance de Daech, la guerre en Syrie et en Lybie, les années 2015/2017 provoquent l’arrivée de nombreux réfugiés en provenance de cette zone en Europe. Sur cette période, l’Allemagne décide ainsi d’accueillir plus de trois millions de demandeurs d’asile quand leur nombre se situait entre 200 000 et 600 000 par an.
Du fait des dernières flux de migration, la proportion d’étrangers au sein de l’Union européennes est passée de 5 % en 1997 à 7,9 % en 2018. Le flux migratoire de l’Europe net est d’environ 1,3 million de personnes par an pour les 28 pays membres de l’Union (avant le départ du Royaume-Uni). Dans des pays à très faible natalité, l’apport de l’immigration est important. En Autriche, en Italie ou en Allemagne, le nombre annuel d’immigrés représente 40 % du nombre des naissances. Selon les pays d’arrivée, les motifs changent. Dans les pays d’Europe du Nord comme la Suède, les motifs d’ordre humanitaire dominent quand, en France, le facteur familial est prédominant. En Allemagne qui jusqu’à la crise était en plein emploi, l’objectif professionnel primait.
Les pays européens comme le Japon mais aussi la Chine et la Russie doivent relever d’ici le milieu du siècle un véritable défi démographique, celui du vieillissement qui s’accompagne d’une baisse rapide de la population active. L’apport de population immigrée est un des points clefs du maintien d’un taux de croissance potentielle permettant de financer un fort volant de dépenses sociales. En l’état actuel, les opinions publiques sont opposées à l’amplification des flux migratoires. L’hostilité est forte dans les pays d’Europe centrale qui ont toujours été très sensibles aux questions d’identité. Issus de l’ancienne Autriche Hongrie et ayant été membres au bloc soviétique, ces pays, porte d’entrée des migrants en provenance du Proche et du Moyen Orient, ont toujours été très sensibles à cette question du fait de la superposition des peuples qui les composent. En Europe de l’Ouest, l’opposition est tout à la fois sociale et religieuse. Même si des études ont prouvé que les immigrés avaient peu d’effets sur les salaires et l’emploi des résidents, le ressenti est tout autre. De même, la crainte d’une montée de l’islam est présente même si la pratique reste minoritaire dans les communautés immigrées.