Le Coin des Tendances
Comment le libéralisme a-t-il été dévoyé ?
Les politiques économiques mises en place à la fin des années 1970 visaient à mettre un terme à la stagflation qui associait forte inflation, chômage et faible croissance. Dans ce contexte, la désindexation s’est imposée. En France, elle fut affublée du qualificatif de compétitive pour bien souligner qu’elle était menée pour restaurer l’équilibre extérieur du pays qui était alors fortement dégradé. Les banques centrales ont gagné en indépendance. Toujours en France, le statut de la Banque de France a été modifié afin de permettre la qualification du pays à l’euro. Les banques centrales ont fixé dans les années 90, des normes de progression des masses monétaires annoncées en amont pour casser les anticipations inflationnistes. Ces politiques ont été accompagnées par des mesures de réductions d’impôt, en particulier aux États-Unis comme au Royaume-Uni avec une acceptation temporaire d’un déficit. La courbe de Laffer en vertu de laquelle au-delà d’un certain taux, toute augmentation d’impôts ne génère pas de recettes fiscales supplémentaires est alors mise en avant pour justifier une désescalade des prélèvements.
Face à l’augmentation des déficits, les gouvernements, s’engagent dans la dérégulation des marchés financiers afin d’obtenir des ressources facilement et à bas coûts, aidés en cela par l’essor des nouvelles techniques de l’information. Les dispositifs pris à la sortie de la Seconde Guerre mondiale afin de ne pas revivre une crise financière comme celle de 1929 sont abolis pour des raisons tout à la fois techniques que financières. La France fut l’une des dernières à se lancer dans la mutation des marchés financiers. Celle-ci fut menée par le ministre de l’Économie Pierre Bérégovoy à partir de 1985 et entre 1988 et 1992. Le symbole de cette transformation est illustré par la disparition des agents de change et par la cotation en continue des valeurs.
Cette époque qualifiée de libérale est également caractérisée par la libéralisation des échanges avec l’adoption des derniers grands accords du GATT. L’Uruguay Round signé en 1986 prévoit la réduction de l’ordre de 40 % des droits de douane et des subventions agricoles. Il intègre un accord d’importation libre du textile en provenance de pays en voie de développement et l’extension des droits de propriété intellectuelle.
En Europe, l’instauration du marché unique en 1985, avec la suppression des barrières normatives au sein du marché commun du traité de Rome, marque un nouvel élan dans la construction européenne réalisé sous la conduite du président de la Commission européenne, Jacques Delors. Ce marché unique préfigure la monnaie commune qui reprend les travaux menés par Raymond Barre et Pierre Werner à la fin des années 1960. Elle sera rendue possible par la mise en place du Système monétaire européen initié notamment par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt.
La mondialisation s’est accélérée avec la chute du mur de Berlin en 1989 et de l’URSS en 1991. Les pays d’Europe de l’Est ont intégré l’Union européenne au tournant du siècle. Par ailleurs, la Chine a connu un processus d’expansion inconnu jusqu’à alors. Son poids dans le commerce international est passé de 2 à 14 % de 1978 à 2018.
Cette mutation rapide de l’économie mondiale a été relativement bien acceptée jusqu’au début des années 2000 même si des tensions se sont fait jour dans plusieurs pays dont la France. La libéralisation des échanges agricoles et l’ouverture des frontières en ce qui concerne les biens culturels a donné lieu à de nombreuses polémiques avec notamment le refus de la France d’accepter dans un premier temps l’accord Blair House en 1994 dans le cadre de la négociation commerciale de Marrakech. Auparavant, la faible approbation par référendum du traité de Maastricht sur la monnaie unique traduisait bien la montée des réticences de l’opinion publique vis-à-vis d’une Europe qualifiée de libérale. Le rejet du traité Constitutionnel en 2005 par la France et les Pays Bas a marqué une réelle rupture.
La crise financière de 2008 a conforté une grande partie de l’opinion publique sur les dangers des politiques économiques assimilées à tort au libéralisme. Dans les faits, la mondialisation et la digitalisation ont rendu obsolète le cadre économique en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La concentration des entreprises, notamment aux États-Unis s’est accélérée, créant des positions de rente et freinant la croissance. Face à la montée des inégalités et face aux conséquences sociales générées par les évolutions techniques et géopolitiques, les pouvoirs publics ont multiplié les politiques de soutien en faveur des salariés et des entreprises. Il en résulte une augmentation des dépenses publiques. En France, celles-ci représentaient plus de 55 % du PIB en 2019 avec 34 % pour les seules dépenses sociales (dans les années 1970, ces dernières pesaient 25 % du PB). Cette progression des dépenses publiques a provoqué un alourdissement des prélèvements ainsi qu’une augmentation des déficits et des dettes publiques. Les pays avancés ont tenté de maintenir le niveau de vie des populations en jouant sur la sphère publique. Le pari qui s’est révélé faux était de retrouver au plus vite une croissance se situant entre 2 et 3 %. Or, celle-ci surtout en Europe tendait vers 1 % avant la crise de 2020.
Le recours à la dépense publique provient également d’un arbitrage défavorable aux salariés en ce qui concerne le partage de la valeur ajoutée. Ce partage inégale joue avant tout pour les pays anglo-saxons. En France, la problématique est un peu plus complexe. Les salariés n’ont pas été pénalisés dans le partage de la valeur ajoutée, ce qui s’est par ailleurs traduit par une dégradation de la compétitivité des entreprises. Il en a résulté un processus rapide de désindustrialisation et le maintien d’un fort taux de chômage depuis plus de quarante ans. Par ailleurs, la progression du prix de l’immobilier a grevé fortement le budget des ménages aboutissant à un sentiment de pauvreté. Leur demande en biens de consommation et de services marchands a eu tendance à stagner, freinant d’autant la croissance.
Face à l’affadissement de la croissance et au recours croissant à l’endettement, le recours aux politiques monétaires expansionnistes a été considéré comme une planche de salut même si les résultats constatés au Japon depuis le début des années 1990 laissaient à désirer. Ces politiques sont devenues au fil des années de véritables drogues provoquant des effets indésirables. Elles modifient la hiérarchie des valeurs en poussant à la hausse de manière artificielle les prix de l’immobilier et les cours des actions. Elles n’ont pas, en revanche, réussi à réenclencher un minimum de croissance et d’inflation.
Les politiques néolibérales des années 1980/1990 ont comme conséquence de faire sortir le capitalisme du cadre de l’économie de marché à travers une concentration croissante des entreprises, une socialisation des revenus, et la fin de l’indépendance des banques centrales. Ces dernières en arrivent même à déterminer la valeur des taux à long terme et par ricochet du cours des actions. Les politiques monétaires conduisent l’État à soutenir des entreprises non rentables. Les faibles taux d’intérêt entrainent à une mauvaise allocation de l’épargne (les prix des actifs financiers ne donnent plus d’information sur les emprunteurs, des choix stratégiques d’investissement et de production sont faits par l’État). La crise sanitaire ne fait que démultiplier l’interventionnisme étatique qui avec la montée du populisme est de plus en plus prégnant. Le poids des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires tend à augmenter à l’opposé des principes du néolibéralisme vanté il y a quarante ans.
Le gouvernement est attaqué par certains pour sa politique libérale, voire ultralibérale, alors que, paradoxalement, le système économique actuel est peu libéral dans les faits. Ainsi les prix jouent de moins en moins leur rôle d’arbitrage. Les pressions des pouvoirs publics sont de plus en plus fortes avec notamment l’organisation de la transition énergétique. La déconnexion entre le travail et le revenu s’accroit avec l’étatisation de la protection sociale et l’émergence du concept de revenu universel.
Entreprises, le danger de la respiration artificielle
Depuis la généralisation des politiques monétaires expansionnistes, le maintien artificiel d’entreprises vouées à la disparition est pour d’un certain nombre d’économistes un sujet d’inquiétude. Il se traduit par une moindre diffusion du progrès technique et, par ricochet, par une diminution de la croissance potentielle. La pandémie en cours ne fait que renforcer cette tendance. La volonté en particulier en Europe de sauver les emplois quoi qu’il en coûte se justifie sur le plan social mais freine le renouvellement du tissu économique.
Les entreprises à rentabilité marginale ont été au cœur de la « décennie perdue » du Japon dans les années 90, quand les banques, peu disposées à passer en perte les provisions douteuses ont continué à prêter à des entreprises devenues insolvables. La notion de l’emploi à vie et la tradition conservatrice japonaise ont expliqué ce choix qui s’est révélé sur le long terme pernicieux. Le marché du travail s’est rigidifié, l’augmentation des compétences des salariés s’est ralentie. La protection des entreprises dites « zombies » explique en grande partie l’affaissement de la croissance potentielle de l’économie japonaise à partir des années 1990, ce phénomène se couplant avec le déclin de la population active. Dans les économies avancées, la part des entreprises cotées à faible capitalisation boursière compte tenu de leur valeur comptable et dont les bénéfices sont insuffisants pour couvrir leurs paiements d’intérêts, est passée d’environ 4 % au milieu des années 80 à 15 % en 2017, selon la Banque des règlements internationaux. En France, ce taux serait de 12 %. Au sein de la zone euro, ces entreprises seraient responsables d’une perte de productivité de 1 à 2 % selon l’OCDE. Certains économistes estiment que cette thèse est exagérée et que l’effet des politiques monétaires sur la productivité est plus faible.
Avec la crise sanitaire, les gouvernements interviennent de plus en plus directement pour empêcher les fermetures des entreprises voire des usines. Les États ont pris en charge les charges et les salaires à travers le chômage partiel. Ils ont aussi fourni des liquidités à travers les prêts garantis. Tout en admettant la nécessité d’une rapide mutation du tissu économique au nom de la transition énergétique, les pouvoirs publics maintiennent en activité des entreprises peu rentables en leur attribuant des ressources qui auraient être plus utiles par ailleurs.
Afin de ne pas bloquer l’évolution du tissu économique, les gouvernements devraient donc soutenir les travailleurs et non les emplois. Les États-Unis ont privilégié cette deuxième voie. Leur taux de chômage est passé de 3,5 à 14 % de mars à mai avant de retomber à 8,5 %. En Europe, le taux de chômage n’a pas augmenté durant cette même période mais pourrait connaître une forte dégradation dans les prochains mois. A cette fin, la priorité devrait être mise sur la formation et sur l’indemnisation du chômage. Par ailleurs, les prêts garantis par l’État ne devraient pas être reconduits indéfiniment, mais plutôt être soumis à une augmentation progressive des taux d’intérêts, encourageant les emprunteurs à recourir au financement privé. Cette option a été retenue par le Gouvernement français. Cette nécessité d’évaluer la rentabilité des entreprises est importante pour éviter qu’une crise bancaire s’ajoute à la crise économique actuelle. Si de nombreuses entreprises étaient, en même temps, incapables de rembourser, il y aurait un risque réel pour les banques.
Dans une période chahutée, les gouvernements veulent éviter la multiplication des tensions sociales. Les responsables politiques se battent contre la fermeture des usines au risque de promettre l’impossible à tenir sur la durée. Le prix à payer de l’interventionnisme est élevé sur le plan économique, financier mais aussi social. Gagner quelques mois voire quelques années se justifie peut-être électoralement mais risque d’être coûteux à long terme. Ce risque est celui d’une étatisation rampante du capitalisme des pays avancés ou, du moins, sa rigidification avec à la clef une plus faible croissance et un chômage latent important.