Le Coin des tendances – mondialisation – matières premières – énergie
Mondialisation, est-ce vraiment la fin ?
La crise de 2008/2009 a été un tournant, les opinions publiques occidentales devenant de plus en plus sceptiques à l’égard des gains de la mondialisation. À compter de cette crise, le commerce international n’a jamais retrouvé le rythme de croissance qui était le sien dans les années 1990/2000. Les sanctions unilatérales décidées à l’encontre de la Chine ont symbolisé le changement d’état d’esprit de la première puissance économique mondiale vis-à-vis du commerce international et du libre-échange. La crise sanitaire a également mis à mal la mondialisation en soulignant les risques de la dépendance économique et en démontrant la fragilité des chaînes de valeurs éclatées tout autour de la planète. Le conflit ukrainienne accentue la prise de conscience face à ces risques. Avant les ports assiégés de la mer Noire, les champs privés de semis et les sanctions contre la Russie, un choc d’approvisionnement a frappé de plein fouet l’économie mondiale. Les prix du blé ont augmenté de 40 %, ceux de certaines matières premières dont le nickel, utilisé dans les batteries atteignent des sommets. Des constructeurs automobiles sont à nouveau contraints de mettre certaines de leurs usines à l’arrêt faute de matières premières ou de biens intermédiaires.
Est-il prudent pour les sociétés démocratiques ouvertes d’entretenir des relations économiques avec des sociétés autocratiques, telles que la Russie et la Chine ? User de l’arme commerciale pour faire pression sur un État n’est pas nouveau, de la Sparte antique à la Russie de 2022, les exemples ne manquent. Fréquemment utilisées dans le cadre de conflits militaires par les belligérants, les sanctions commerciales sont plus rarement décidées dans le cadre d’un droit d’ingérence. Dans le passé, le cas le plus célèbre est celui l’Afrique du Sud dans les années 1980 et 1990 où de telles mesures avaient été prises afin de sanctionner l’apartheid. Pour la Corée du Nord et l’Iran, les embargos ont été décidés afin d’infléchir autant que possible la position des dirigeants au sujet du développement d’armes nucléaires. La menace que font peser ces États sur leurs voisins voire sur la communauté internationale justifie les sanctions. Que ce soit avec les pays du Moyen-Orient, les pays africains ou la Chine, le respect des droits de l’humain était peu mis en avant jusqu’à maintenant en ce qui concerne les échanges commerciaux. La Chine depuis son ouverture au monde en 1978 n’a pas changé de régime politique. Si des périodes de tensions ont existé notamment après la répression des manifestations de la Place Tien An Men en 1989, cela n’a pas nui aux relations commerciales. La guerre en Ukraine en mettant en jeu deux États européens fortement intégrés dans les circuits économiques et diplomatiques est d’une autre nature. La crainte que ce conflit débouche sur une remise en cause des équilibres géopolitiques internationaux a justifié l’adoption de sanctions commerciales. Ce n’est pas tant la nature intrinsèque du régime russe qui est en question que le risque de contagion de la guerre à d’autres États européens membres de l’Union et de l’OTAN. La dépendance à l’encontre de la Russie est jugée comme une faiblesse. Les démocraties sont censées maximiser leur commerce extérieur sans compromettre leur sécurité nationale. Les moyens d’y parvenir sont complexes comme le prouve la difficulté de mettre en œuvre un embargo sur l’énergie russe.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, même durant les périodes de tensions internationales, les échanges commerciaux ont été maintenus entre l’Occident et le bloc soviétique. Des échanges d’énergie et de céréales ont été réalisés mais les économies étaient faiblement connectées. Après la chute du mur de Berlin, l’interdépendance est devenue la règle. Au nom de la « fin de l’histoire », les démocraties avaient gagné la grande bataille des libertés. Au fur et à mesure de la montée en puissance des échanges, les valeurs démocratiques devaient infuser tous les pays. La baisse des tarifs douaniers, l’essor des flux d’investissement direct, l’éclatement des chaînes de production ont rythmé l’économie des années 1990. En quelques mois, après la fin de l’URSS, Mac Donald et les grandes enseignes occidentales se sont installées à Moscou et à Saint Pétersbourg. Eltsine était alors conseillé par de jeunes économistes américains. En 2000, Bill Clinton affirmait que l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce inaugurait une nouvelle ère et la victoire des droits de l’humain et la liberté politique. Depuis une dizaine d’années, les valeurs démocratiques sont battues en brèche. La part des personnes vivant dans des démocraties tombant en dessous de 50 %. En Chine et au Moyen-Orient, la marche vers la libéralisation des régimes est peu probable. Au sein même des pays classés comme démocratiques, des reculs sont constatés, en Pologne, en Bulgarie, en Hongrie…. Aux États-Unis comme dans de nombreux autres pays dits avancés, des partis se font les avocats d’un populisme assumé. Au niveau mondial, les autocraties jouissent d’un réel poids en représentant un tiers du PIB mondial. Les pays occidentaux réalisent désormais moins de la moitié du PIB mondial contre plus de 70% en 1973. Contrairement à la période de la guerre froide, pays autoritaires et pays démocrates sont interdépendants sur le plan économique. Un tiers des importations de biens de ces derniers proviennent des premiers. Un tiers des investissements multinationaux dans les autocraties ont comme origine des investisseurs basés au sein des États démocratiques. Les États démocratiques échangent pour plus de 15 milliards de dollars par jour avec les États autoritaires Chaque jour, les premiers achètent des ordinateurs, de l’électroménager, du pétrole et vendent des produits de luxe et des avions.
L’Europe et les États-Unis prennent conscience que l’achat de pétrole à la Russie a facilité la modernisation de l’armée de cette dernière. De nombreuses industries sont devenues dépendantes des intrants, notamment les engrais et les métaux. Une telle dépendance peut renforcer les autocraties, affaiblir la détermination des démocraties et les exposer à des représailles dans une guerre. Le libre-échange a été une source de croissance et d’augmentation du pouvoir d’achat. Au moment où les populations occidentales éprouvent une lassitude face à la crise sanitaire, face à l’austérité, l’idée que le conflit ukrainien nécessite de leur part de nouveaux efforts est difficile à partager.
Le principe du découplage se diffuse tant dans les démocraties qu’au sein des régimes autoritaires. Vladimir Poutine souhaite limiter l’influence occidentale au sein de son pays quand les autorités chinoises entendent réduire la dépendance de leur pays aux exportations en renforçant la demande intérieure. Elles sont conscientes qu’en l’état actuel, elles pourraient subir de fortes pression en cas d’entrée en guerre contre Taïwan. Le rapprochement de la Russie et de la Chine, même si des divergences existent entre les deux pays, obéit à une volonté commune de construire un modèle alternatif à l’Occident. La Chine imagine un monde recomposé autour de plusieurs pôles. Elle a l’ambition de dominer l’Asie, quand la Russie aurait un droit de veto sur la sécurité européenne et les États-Unis sur leur continent. L’objectif serait de mettre un terme à la domination américaine issue de la Seconde Guerre mondiale. Pour Xi Jinping et Vladimir Poutine, la période actuelle de réajustement des forces est par nature instable en étant marquée par le déclin du système occidental et libéral. Le gouvernement chinois espère que le conflit ukrainien lui permettra de vendre son modèle alternatif avec à la clef un affaiblissement du dollar. Si les sanctions commerciales et financières échouent, il en tirera des conclusions positives pour le cas échéant mener des opérations militaires au sein de sa sphère d’influence. Si elles réussissent, les autorités chinoises pourront toujours considérer que leur prise de position prudente aura été salutaire. Le soutien chinois à la Russie a comme limite la faible taille du marché russe. Les banques et les entreprises chinoises ne veulent pas perdre des affaires en bafouant les sanctions à l’encontre d’un pays dont le poids économique est comparable à celui de l’Espagne. Une Russie affaiblie convient également à la Chine, car ses prétentions à l’est seront diminuées. Le rapport de force économique sera bien meilleur pour les Chinois qui pourront augmenter le prix de leurs exportations. Vladimir Poutine sera également contraint d’accorder aux Chinois l’accès aux ports du nord de la Russie, pour répondre aux intérêts croissants de leur pays. La Chine entend sortir gagnante de ce conflit qui concerne deux États européens anciennement membres de l’URSS. Pour les responsables chinois, ce conflit est subalterne. Il est aux marges des deux empires russe et américain. Ils restent convaincus que le grand combat du XXIe siècle se déroulera entre la Chine et l’Amérique. L’affaiblissement de l’Occident provoqué par la crise ukrainienne n’est pas une mauvaise nouvelle pour les Chinois sous réserve que le flux d’exportations ne soit pas touché, par ricochet, par la potentielle baisse du pouvoir d’achat des ménages européens et américains. La réponse unanime des Occidentaux a a contrario surpris les autorités chinoises qui s’attendaient à une fragmentation du continent européen. La résolution des États de l’Union européenne à faire bloc et à augmenter leur effort de défense traduit un changement d’état d’esprit qui ne peut pas laisser indifférent les autorités chinoises surtout dans la perspective de la prise de contrôle de Taïwan.
Pour le moment, les autocraties du monde n’arrivent pas à former un bloc économique cohérent du fait de leur histoire et de leurs relations diplomatiques. Elles convergent néanmoins dans leur désir de réduire l’influence de l’Occident dans des domaines allant de la technologie aux réserves de change. Si l’Arabie Saoudite demeure proche des États-Unis, ses dirigeants ont pris soin de ne pas s’opposer frontalement avec le Kremlin. De son côté, l’Occident est tenté de se tourner vers un type de commerce plus limité avec des alliés fiables partageant les mêmes valeurs. Joe Biden, lors de son dernier discours de l’Union a souhaité que « tout, du pont d’un porte-avions à l’acier des glissières de sécurité des autoroutes, puisse être désormais fabriqué en Amérique du début à la fin. Tout ». Ce changement de cap serait une mutation profonde du monde avec des effets en chaîne nombreux. La mondialisation a permis, ces vingt dernières années, la sortie de la pauvreté de plus d’un milliard d’habitants au sein des pays émergents et en développement. Elle a permis à trois milliards de personnes de participer à la société de consommation en tant que membres de la classe moyenne. Une guerre commerciale frontale entre l’Occident et les dictatures aboutirait à exclure du développement près des deux tiers de la population mondiale.
Le retour à l’autosuffisance serait une régression. Le protectionnisme a toujours été porteur de guerres et de crises. Si une reconfiguration de la mondialisation peut apparaître souhaitable, celle-ci doit avant tout prendre la forme d’une réduction des dépendances grâce à une diversification des fournisseurs et des sources d’énergie. Par facilité, les pays occidentaux ont opté pour le gaz et le pétrole russe depuis le milieu des années 1980 sans intégrer le risque géopolitique. Les goulets d’étranglement au niveau du commerce mondial, subis depuis le milieu de l’année 2021, sont avant tout la conséquence d’un sous-investissement et d’une politique de réduction au maximum des stocks. En matière de commerce, dès qu’un fournisseur possède plus de 10 % d’un marché, il y a un risque pour les acheteurs.
Le monde issu des années 1990, marqué par la victoire sans bataille des démocraties s’est fissurée. Le libre-échange cède le pas au protectionnisme comme dans les années 1930, déjà à l’époque la crise se nourrissait du surendettement et de l’inflation. Si les entreprises doivent être plus regardantes en matière de dépendance économique, elles ont tout à gagner à participer au commerce international, cet avantage valant autant pour leurs salariés que pour les consommateurs.
Faut-il taxer les bénéfices énergétiques ?
Faut-il créer une taxe exceptionnelle sur les profits des entreprises énergétiques ? Selon l’Agence Internationale de l’Énergie, les profits exceptionnels pourraient atteindre jusqu’à 200 milliards d’euros dans l’Union européenne, pour le gaz, le charbon, le nucléaire, l’hydroélectricité et les autres énergies renouvelables. Avec la hausse des cours de l’énergie, les entreprise du secteur enregistrent des profits records amenant les gouvernements à vouloir en capter une partie. Depuis la fin de l’année dernière, la Bulgarie, l’Italie, la Roumanie et l’Espagne ont introduit de nouvelles taxes. Le 8 mars dernier, la Commission européenne a recommandé aux gouvernements d’essayer de « préempter une partie des bénéfices » réalisés par les producteurs d’électricité. La Commission européenne appelle à limiter les éventuelles taxes exceptionnelles aux productions non couvertes par des contrats de vente à long terme noués avec les États ou avec des entreprises. Les mécanismes de recouvrement des profits exceptionnels doivent prendre en compte le fait que les producteurs d’énergie ont vendu une part de leur production à l’avance à un prix plus bas, avant que la crise ne survienne. L’énergie qui était déjà vendue devrait être exemptée de ces mesures selon la Commission européenne. L’intégralité des productions d’énergie éolienne ou solaire devrait être exclu des taxes exceptionnelles. En revanche, la production des barrages hydroélectriques, des centrales à charbon et à gaz devrait y être soumises. Aux États-Unis, 12 sénateurs démocrates, dont Elizabeth Warren, ancienne candidate à la présidence, ont proposé une taxe sur chaque baril de pétrole produit ou importé par les grandes entreprises, égale à la moitié de la différence entre le prix actuel du pétrole et la moyenne de 2015-2019.
En France, la création d’une taxe exceptionnelle sur les groupes énergétiques ne semble pas d’actualité. « Taxer les superprofits n’est pas une option retenue » a affirmé Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, sur Europe 1 mardi 22 mars. Le gouvernement préfère faire pression afin que les groupes en question respectent les embargos et redistribuent par eux-mêmes la rente liée à la hausse des cours. TotalEnergies s’est engagé à ne plus acheter de pétrole russe d’ici la fin de l’année et à baisser de 10 centimes le prix au litre dans ses stations-service. Le gouvernement ne veut pas créer une nouvelle taxe qui pourrait nuire à l’attractivité fiscale de la France et dissuader les flux d’investissement en provenance de l’étranger.
Pour les autres grands groupes énergétiques français, la crise ukrainienne n’est pas synonyme de superbénéfices. Ainsi, les contraintes tarifaires imposées à EDF ont réduit ses marges d’exploitation de plus de 10 milliards d’euros. L’entreprise publique, appelée à investir dans le nucléaire et dans les énergies renouvelables, a été recapitalisée pour faire face à ses dépenses d’investissement.
Le secteur énergétique est par nature cyclique et doit faire face à de nombreux impondérables. Pour réaliser la décarbonation de l’économie, les entreprises de ce secteur seront amenées à réaliser d’importants investissements. Accroître de manière discrétionnaire leurs impôts peut les contraindre à revoir leur politique d’investissement. La tentation de s’en prendre aux superbénéfices est forte pour les pouvoirs publics. Dans le passé, l’État, en France, n’a pas manqué d’user de cette arme. Ainsi, avant même la publication des résultats des compagnies d’assurances, le gouvernement avait décidé, en 2020, d’instituer une taxe du fait d’un gain supposé sur les complémentaires santé. Pour limiter la dépendance à la Russie, les États occidentaux ont besoin que leurs entreprises énergétiques cherchent de nouvelles sources d’énergie, de nouveaux gisements. Il n’est donc pas illogique de leur en donner les moyens au prix de la réalisation de quelques superbénéfices.