Le Coin des Tendances – Chine – Licornes
La Chine et la planification technologique
Les autorités chinoises maintiennent leur ligne de réorientation en faveur d’une croissance de leur pays au profit de la demande interne. La volonté de s’affranchir de la dépendance des exportations s’est renforcée avec la crise ukrainienne. Le souverainisme économique version chinoise nécessite le développement de l’innovation afin de pouvoir se passer de l’apport technologique des occidentaux. À cette fin, les pouvoirs publics investissent dans des centres de recherche et favorisent le développement d’entreprises technologiques avec en ligne de mire le centenaire de la Chine Populaire en 2049 qui devra consacrer son rang de première puissance mondiale. Si l’ouverture de la Chine au monde a favorisé les grandes villes côtières comme Shanghai, le rattrapage technologique donne lieu à d’importants investissements au sein de villes de l’intérieur. Les autorités entendent rééquilibrer le territoire au profit de ces dernières, sachant qu’elles se méfient des populations occidentalisées des villes côtières qui avaient choisi car elles permettaient d’exporter les produits manufacturés. Shenzhen, à 700 km au sud de Zhuzhou, est devenue le symbole de l’ascension de la Chine comme « usine du monde » dans les années 1990. Cette époque semble révolue. La ville Zhuzhou, rassemblant 4 millions d’habitants dans la province enclavée du Hunan connaît un essor important depuis quelques années. Cette cité était devenue, dans les années 1990, une plaque tournante régionale pour la production de produits chimiques et de métaux au prix d’une destruction de l’environnement. Dans les années 2010, elle a été transformée en hub technologique. Des centaines d’entreprises d’intelligence artificielle de robotique et de données ont été créées. Une dizaine de villes sont désormais concernées par la révolution technologique que promeut le pouvoir. Les nouveaux investissements et la migration sont détournés des riches centres côtiers vers des villes de l’intérieur comme Zhuzhou. Le gouvernement soutient des milliers de groupes, petits et grands, dans les domaines de la science des données, de la sécurité des réseaux et de la robotique. Les autorités laissent moins de marges de manœuvre aux fonds de capital-risque dans le choix des entreprises à financer. L’interventionnisme est de plus en plus marqué. Il s’accompagne d’une propagande politique visant à souligner l’esprit de conquête de la Chine et le déclin de l’Occident.
Xi Jinping souhaite construire un État incubateur à l’origine des gains de productivité grâce à la recherche et à la technologie nationales. Il ne croit plus à la convergence technologique avec les pays avancés qui était le modèle de développement soutenu depuis 1978. Ce changement est liée à des considérations géopolitiques mais aussi à des données économiques. Les gains de productivité sont en baisse à l’échelle mondiale mais aussi en Chine depuis plusieurs années. Ils se sont élevées à un peu plus de 1 % par an entre 2010 et 2019 quand auparavant ils dépassaient 3 %. Les transferts de technologie sont désormais beaucoup plus limités par les États-Unis et par les États européens. Le Gouvernement chinois privilégie les recherches sur les technologies « dures » et délaissent celles liées à l’Internet grand public. Dans le quatorzième plan quinquennal publié en 2021, l’accent est mis sur le développement de l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, les logiciels industriels et le big data. La nouvelle politique industrielle n’exige pas un accès facile aux ports. Les autorités qui gèrent dans le détail les flux migratoires internes souhaitent les orienter vers les nouveaux centres de production de biens de haute technologie. La dernière grande impulsion de migration intérieure avait commencé en 2001, quand la Chine avait rejoint l’OMC, et a duré jusqu’en 2013, lorsque M. Xi Jinping est arrivé au pouvoir et que la consommation est devenue le vecteur numéro un de la croissance. Les huit dernières années ont été marquées par un changement, avec une migration des centres de l’intérieur vers les villes de l’Est. La Chine pourrait être sur le point de commencer une autre vague de migrations intérieures qui alimentera la nouvelle révolution industrielle. Les migrations sont indispensables car les villes choisies sont souvent pauvres et ne disposent pas d’un personnel qualifié. Les besoins en main-d’œuvre sont importants. Hefei, 9 millions d’habitants, dans la province d’Anhui, l’une des régions les plus pauvres de Chine a accueilli, en 2021, plus de 2 500 entreprises spécialisées dans les logiciels d’IA de base de données. Elle en comptait seulement 370 en 2020. La ville de Shenyang a vu la création de plus de 860 entreprises de robotique au cours des deux dernières années. Quelque 4 400 groupes prétendant être impliqués dans l’Internet des objets se sont installés dans la ville de Chengdu, dans le sud-ouest, en 2021, soit quatre fois plus qu’en 2020. La croissance rapide de ces villes s’inscrit dans le processus de planification des collectivités locales qui prévoit notamment des incitations fiscales et foncières aux entreprises.
En 2021, les hauts fonctionnaires ont commencé à désigner les nouveaux riches, les dirigeants des entreprises numériques, comme des ennemis et ont décidé de mettre un terme à « l’expansion désordonnée du capital ». Des centaines de fonctionnaires et d’hommes d’affaires ont été arrêtés ces dernières années pour corruption. Les attaques ont frappé des cadres du Parti comme Zhou Jiangyong, un ancien secrétaire de Hangzhou, la ville prospère de l’Est de la Chine qui abrite Alibaba. Il a fait l’objet d’une enquête pour de tels crimes. Dans le cadre de son plan de « développement ordonné du capital », Xi Jinping a supervisé le lancement d’une nouvelle bourse à Pékin en 2021, qui se concentre sur la canalisation des investissements vers de petits groupes technologiques. Le programme « petits géants » lancé par le ministère de l’industrie et des technologies Internet sélectionne des milliers d’entreprises qui bénéficieront d’incitations fiscales et de financements publics. Selon Bloomberg, la Chine prévoit de dépenser quelque 2,3 milliards de dollars cette année dans de nouveaux projets, dont nombreux axés sur la fabrication de haute technologie et le développement technologique. L’accès au financement est conditionné au respect des consignes du Parti. Les entreprises de haute technologie dure et d’énergie propre ont ainsi bénéficié de plus de 8,7 milliards de dollars de crédits, contre 5,6 milliards de dollars en 2020. Le feu vert de l’État est désormais un sésame de plus en plus indispensable.
Cette planification n’est pas exempte de défauts. Des entreprises éprouvent des difficultés à se connecter Internet à haut débit ou n’ont pas accès au cloud de manière satisfaisante. Les compétences humaines sont l’autre grand problème que pose cette stratégie volontariste. La formation ne suit pas la demande en ingénieurs. Par ailleurs, ces derniers rechignent à déménager pour se rendre dans des villes de l’intérieur et du Nord de la Chine. Les pressions du pouvoir central sur les entreprises de haute technologie provoquent des tensions au sein du management de ces dernières. Des démissions sont constatées.
Où se créent et se développent les licornes ?
Les vagues technologiques, les ruptures économiques interviennent souvent sur des petits territoires comme la Silicon Valley ou la Route 128 à Boston. La Silicon Valley a donné au monde, entre autres, Hewlett-Packard (fondé à Palo Alto en 1939), Intel (Mountain View, 1968), Apple (Los Altos, 1976), Google (Menlo Park, 1998) et Uber (San Francisco, 2009). Cette vallée a, durant plusieurs années, capté une grande partie des financements de capital-risque. San Francisco abrite 136 licornes (start-up de moins de dix ans valorisé au minimum un milliards de dollars), dont 220 dans l’ensemble de la vallée, plus que tout autre endroit au monde. Aujourd’hui, de nouveaux centres se créent tout autour de la planète. 45 pays ont des licornes qui se concentrent dans quelques villes ou territoires. En France, Paris et le Plateau de Saclay sont les principaux lieux d’accueil. Au total, le monde compte plus de 1 000 disposent de licornes dont près de la moitié sont situés en dehors des États-Unis. L’internationalisation s’accélère. Le poids du capital-risque investi dans les start-up américaines est passé de 84 % il y a deux décennies à moins de la moitié en 2021. La diffusion du capital-risque reflète la croissance de la technologie ces dernières années qui a soulevé de nombreux bateaux. Mais elle perdurera au-delà des aléas du cycle d’investissement. Même si les valorisations technologiques ont chuté au cours du quatrième trimestre 2021 et du premier trimestre 2022, la part des fonds versés aux entreprises en dehors de la Silicon Valley et de l’Amérique est restée élevée à 82 % et 51 %, respectivement. Le monde compte plus de 1 000 licornes, un nombre en augmentation chaque semaine.
En Inde, Bangalore, capitale de l’État de Karnataka et plus important pôle de la haute technologie du pays, accueille un nombre important de start-up et de licornes. En 2021, les 26 licornes de la ville ont attiré pour plus de 13 milliards de dollars de financement. Parmi les lieux phares de la scène des start-up, figurent Pékin, Londres ou Tel-Aviv, dont le rayonnement est mondial. En France, le Plateau de Saclay émerge comme un des principaux pôles de création de richesses en région parisienne. Une nouvelle agglomération prend forme autour des grands écoles et des centres de recherche. Elle attire de nombreux cadres à la recherche d’emplois à forte valeur ajoutée et de conditions de vie agréables. Parmi les autres agglomérations phares pour les start-up, il faut citer également Singapour ou São Paulo. La carte de l’innovation mondiale, plus dispersée, plus diversifiée et plus compétitive, se redessine. L’interconnexion de ces centres de création est importante sauf en ce qui concerne la Chine qui développe une politique de développement technologique plus écocentrée.
Les entreprises de la haute technologie se localisent essentiellement dans les pôles les plus dynamiques de chaque pays. Près de 40 % de ces licornes sont rassemblées dans les pôles leaders. Entre 2011 et 2021, la part de la première ville dans le financement national du capital-risque est passée de moins de 50 % à près de 70 % pour Londres, de 24 % à 60 % pour Berlin et de 15 % à 34 % pour Bangalore. Les start-up et les licornes se développent dans des bassins d’emploi interconnectés, ouverts sur l’extérieur et dotés d’établissements d’enseignements supérieur et de centres de recherche. Bengalore possède plus de 70 grandes écoles. Le plateau de Saclay accueille HEC, Polytechnique, l’Université d’Orsay et bien d’autres d’établissements renommés. La Silicon Valley bénéficie de la proximité Stanford ou l’Université de Californie à Berkeley. Tel-Aviv compte à la fois des universités et des centres de recherche des services de renseignement israéliens. La multiplication des centres d’accueil des start-up et licornes est facilitée par la diffusion de l’Internet à haut débit et par l’arrivée de générations « digital nativ » formées aux nouvelles technologies. Les investisseurs sont, par ailleurs, à l’affut des opportunités de peur de manquer une bonne opération. La notion « d’économies d’agglomération » joue à plein. Malgré les apports d’Internet, du cloud, la concentration sur un petit territoire demeure une voie clef du succès en raison des rendements d’échelle croissants. Il est plus facile de faire des affaires et de recruter quand les fournisseurs et les viviers de talents (universités, grandes écoles, centres de recherche) sont sur place. Les idées circulent plus facilement lorsque les employés d’entreprises rivales fréquentent les mêmes lieux (restaurants, bars, salles de sports, écoles des enfants). L’essor du télétravail ne devrait pas modifier la donne. La présence d’universités et de centres de recherche ne suffit pas pour créer un pôle d’accueil et de développement de licornes. Tokyo, malgré l’existence d’établissements d’enseignement supérieur de renom et d’entreprises technologiques comme Sony ne figure pas parmi les villes phares pour les start-up. Le contexte économique marqué par la domination des keiretsu (conglomérats) n’est pas propice à la naissance des start-up. Par ailleurs, le pays demeure peu ouvert aux cultures extérieures. Le pays s’est classé 53e au monde en termes de maîtrise de l’anglais, moins de 8 % des Japonais le parlent couramment. Les étrangers ont du mal à s’imposer dans les milieux d’affaires tokyoïtes. Les capital-risqueurs extérieurs ne sont pas les bienvenus. Les fondateurs ou les dirigeants de start-up, de licornes sont souvent des immigrés de plus ou moins fraiche date. 60 % des entreprises technologiques américaines les plus importantes ont été créées par des immigrants ou leurs enfants. Les centres européens tels que Berlin, Londres et Paris ont d’importantes populations d’immigrants. La Chine manque de fondateurs étrangers, mais ses pôles de création de star up comme Shanghai et Shenzhen attirent de nombreux rapatriés qui ont étudié ou travaillé à l’étranger notamment aux États-Unis.
Dans certains cas, les administrations publiques peuvent apporter un soutien direct pour faciliter le développement des start up avec des résultats contrastés. En 1999, l’Allemagne a versé 1,5 milliard d’euros pour créer un cluster bavarois qui n’a pas donné naissance à de licornes. La France a lancé en 2005, un grand programme national à visant à créer pôles de compétitivité sur tout le territoire. Comme chaque région voulait son ou ses pôles, il en a résulté un saupoudrage improductif des crédits alloués. Le soutien accordé par l’État, la Caisse des Dépôts et par des régions à Qwandt afin que la France puisse posséder son moteur de recherche national n’a pas été couronné de succès. Le moteur de recherche est désormais hébergé par Microsoft et la filiale destinée à concurrencer Apple Music ou Spotify a été fermée. En 2009, Josh Lerner de la Harvard Business School concluait que « pour chaque intervention gouvernementale efficace, il y a eu des dizaines, voire des centaines, d’échecs, où des dépenses publiques substantielles n’ont pas porté leurs fruits ».