Le Coin des tendances – marché du travail – l’Allemagne
Le marché du travail en pleine révolution
Avec le risque de récession qui s’accroît, avec la baisse de la productivité, les entreprises doivent-elles poursuivre leur plan de recrutement ou au contraire opter pour des licenciements ? Depuis la fin des confinements, les entreprises ont créé de nombreux emplois. Elles sont de plus en plus confrontées à des problèmes de recrutement. Le retournement de la conjoncture pourrait modifier la donne. Au début du mois de septembre, l’entreprise américaine de médias sociaux, Snap, a annoncé qu’elle réduisait ses effectifs de 20 %. Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta, considère que des licenciements seraient nécessaires dans son groupe afin d’accroître la productivité. Tim Cook, le responsable d’Apple, indique que son entreprise continuera à recruter tout en considérant que des ajustements de main-d’œuvre sont nécessaires au sein des pays occidentaux.
Que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France ou en Allemagne, la tendance reste néanmoins positive en matière d’emplois. L’affaiblissement de la croissance et les perspectives de récession n’ont pas eu, pour le moment, d’effets importants sur le marché du travail. En août, plus de 315 000 emplois ont été créés aux États-Unis. En juillet, dans ce pays, le nombre d’emplois vacants était deux fois plus élevé que celui des demandeurs d’emploi. En France, la liste des secteurs rencontrant des difficultés de recrutement s’allonge, l’hébergement, la restauration, les transports, les professions comptables, les banques, les assureurs, etc.
Derrière le paradoxe du travail figurent plusieurs facteurs d’explication :
- la forte rotation du marché du travail sur fond de vieillissement ;
- le bouleversement postpandémique du marché du travail ;
- les mutations technologiques qui nécessitent les entreprises à recruter.
En Occident, le marché du travail doit faire face à des taux de rotation élevés. Ce phénomène est occasionné par les départs massifs à la retraite. En France, ceux-ci dépassent 800 000 par an. Ce phénomène se poursuivra jusqu’en 2040. Le nombre d’entrants étant en baisse, il en résulte des tensions sur le marché de l’emploi. Après une phase de stabilité provoquée par la crise sanitaire, un effet de rattrapage est en cours en matière de mobilité professionnelle. Des actifs quittent des emplois dits pénibles quand d’autres valorisent au mieux leurs compétences en période de rapide mutation économique.
L’emploi obéît au rythme des cycles. Après avoir créé de nombreux emplois pour faire face à l’explosion du digital, ce secteur devrait stabiliser ses effectifs. La transition énergétique devrait provoquer des destructions d’emplois dans l’automobile mais en générer de nouveaux au sein du secteur des énergies renouvelables.
Le marché du travail sort profondément modifié après la crise sanitaire. Steven Davis de la Booth School of Business de l’Université de Chicago appelle cela le « grand remaniement » qui s’accompagne, notamment aux États-Unis, d’une « grande démission ». Les emplois pénibles (horaires décalés, faibles rémunérations) sont délaissés. La construction, l’hébergement, la construction, les transports sont particulièrement concernés. Des secteurs peinent à recruter du fait du niveau de compétences demandé. Les cabinets d’experts comptables, les compagnies aériennes, les entreprises industrielles sont dans cette situation. Les métiers commerciaux, qui nécessitent une présence sur le terrain et souvent un travail le samedi, sont également à la peine. Les employeurs sont contraints de revoir leurs exigences de qualification à la baisse et à augmenter les rémunérations. Le taux de rotation des effectifs s’accélère, avec d’un côté l’amplification des départs à la retraite et de l’autre les démissions des jeunes actifs. Le transport aérien qui devait être sinistré jusqu’en 2027 fait face à une pénurie de pilotes. Les compagnies qui rémunèrent le mieux attirent les pilotes travaillant dans celles qui sont low cost et provoquant des annulations de vols. Des grèves perlées par refus des heures supplémentaires et du travail le dimanche se multiplient. Sur un marché tendu, les entreprises préfèrent anticiper et procéder à des recrutements préventifs pour faire face à des besoins à venir. Ces embauches sont réalisées de manière déconnectée par rapport à la situation économique.
Le modèle allemand sous pression
Dans un livre de 1945 intitulé L’Allemagne est notre problème, Henry Morgenthau, secrétaire américain au Trésor, a présenté une proposition visant à empêcher l’Allemagne d’après-guerre de reconstruire son industrie et à cantonner son économie à l’agriculture. Cette tentation était alors partagée par une partie de l’opinion française. La Guerre Froide facilita la réinsertion de l’Allemagne de l’Ouest dans le concert des nations occidentales et sa reconstruction économique. L’Allemagne bénéficia ainsi du Plan Marshall et fut dès le départ un acteur clef de la construction européenne grâce à la volonté de quelques responsables politiques et économiques, les fameux pères de l’Europe, d’éviter la réédition d’un conflit avec la France. En quelques années, la République Fédérale d’Allemagne devint un État prospère grâce à la compétitivité de son industrie et à la force de sa monnaie. Les craintes, en particulier en France, n’avaient pas complètement disparu comme en témoigne la phrase prononcée en 1967 par l’écrivain français, François Mauriac, « J’aime l’Allemagne. Je l’aime tellement que je suis ravi qu’il y en ait deux ». Lors de la réunification en 1989, le Président François Mitterrand qui était né durant la Première Guerre mondiale, espéra, un temps, le maintien de deux Allemagne. Entre 2000 et 2019, l’Allemagne est devenue de loin le premier État de la zone euro dégageant d’importants excédents commerciaux et se caractérisant par une maîtrise des finances publiques. Aux États-Unis, la zone euro est avant tout perçue comme une zone allemande, la France et l’Italie étant de plus en plus considérées comme des États subalternes et vassaux de l’économie germanique.
Vladimir Poutine pourrait-il remettre en cause la suprématie allemande en utilisant le gaz naturel comme une arme de destruction massive ? Le président russe entend affaiblir en profondeur la quatrième économie mondiale et le troisième exportateur de marchandises, après la Chine et les États-Unis. En mettant à la diète énergétique les entreprises industrielles allemandes, c’est toute l’économie mondiale qui pourrait être touchée. La Chine, le premier partenaire économique de l’Allemagne, lui a acheté 100 milliards d’euros de produits industriels (voitures, matériel médical, produits chimiques, etc.), en 2021. Si ces importations venaient à manquer, l’économie chinoise pourrait connaître un réel ralentissement.
Par sa spécialisation industrielle, l’Allemagne a besoin d’une énergie bon marché et abondante ainsi que d’un commerce international en forte croissance. Sa préférence pour une devise forte s’explique par la volonté de maîtriser les coûts de production. L’appréciation du deutschemark lui permettait dans le passé de réduire le prix des importations d’énergie et des biens intermédiaires. Depuis que l’euro baisse, ce modèle s’effrite.
Les difficultés allemandes se traduisent par un recul des indices boursiers. L’indice phare de la bourse de Francfort a reculé bien plus fortement que celui de Londres, de Paris ou de New York. Selon le Président de la fédération professionnelle de l’industrie, la BDI, Siegfried Russwurm, le moteur de l’économie allemande est menacé avec un risque de grippage de l’ensemble de l’économie mondiale. Nul n’avait imaginé une progression aussi élevée des prix de l’énergie. Le prix de l’électricité pour l’année prochaine pourrait être multiplié par quinze, et le prix du gaz par dix, selon la BDI. En juillet, l’industrie a consommé 21 % de gaz en moins qu’au même mois l’an dernier. Cette baisse est en grande partie imputable à une diminution de la production. Depuis juin, l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale, a révisé à la baisse sa prévision de croissance du PIB allemand en 2022 de 0,7 point de pourcentage, à 1,4 %. Il s’attend maintenant à ce que l’économie se contracte en 2023 et que l’inflation atteigne 8,7 %.
Les entreprises familiales de taille moyenne qui ont fait durant des décennies la force de l’économie allemande sont en difficulté. Selon une enquête réalisée en juillet par FTI Andersch, un cabinet de conseil, près d’un quart des entreprises de moins de 1 000 salariés ont annulé ou refusé des commandes ou envisagent de le faire, contre 11 % de celles comptant plus de 1 000 employés. De nombreuses entreprises agro-alimentaires sont confrontées à un double problème l’absence de main-d’œuvre et le prix du gaz. Elles n’ont pas d’autres solutions que de réduire leur production. Selon l’organisation patronale BDI, plus de 10 % des entreprises de taille moyenne interrompaient ou réduisaient leur production en raison des coûts élevés des intrants. Une sur cinq envisage de transférer une partie ou la totalité de sa production dans un autre pays. Les deux cinquièmes ont déclaré que les investissements dans des méthodes de production plus vertes devront attendre. Les grandes entreprises à forte consommation d’énergie telles que la chimie ou la sidérurgie sont confrontées à une situation similaire. Elles doivent faire face à la concurrence d’entreprises étrangères, américaines ou asiatiques qui ne rencontrent pas les mêmes problèmes énergétiques. BASF qui utilise le gaz naturel à la fois pour produire de l’énergie et comme matière première industrielle, a décidé de limiter au maximum sa production en Allemagne. L’entreprise sidérurgique, Thyssenkrupp, a perdu la moitié de sa valeur marchande depuis janvier. Les grandes entreprises multinationales allemandes transfèrent leur production en-dehors de l’Europe accélérant ainsi la désindustrialisation du vieux continent. ArcelorMittal a annoncé son intention de fermer deux usines dans le nord de l’Allemagne. Stickstoffwerke Piesteritz, le plus grand producteur allemand d’ammoniac et d’urée, deux intrants chimiques importants, a fermé ses usines d’ammoniac en Saxe-Anhalt. Les constructeurs automobiles constatent une baisse sensible des commandes. Si jusqu’à maintenant les constructeurs allemands avaient peu délocalisés, ils pensent le faire dans les prochaines années d’autant plus que l’électrification des voitures modifie en profondeur la chaîne de valeurs, les batteries devenant l’élément le plus coûteux en lieu et place du moteur.
Au-delà des problèmes liés aux matières premières et à l’énergie, les entreprises se préparent à un cycle de négociations salariales annuelles avec syndicats allemands. Le syndicat IG metall a indiqué qu’il n’acceptera pas de hausses inférieures à 8 %. Or, les coûts de production, de plus en plus élevés, sont difficiles à répercuter sur les consommateurs. Les entreprises sont contraintes de rogner sur leurs marges. Certaines sont acculées à déposer leur bilan. Hakle, un fabricant de papier hygiénique, a déposé un dossier d’insolvabilité après avoir été incapable de répercuter sur ses clients l’augmentation de ses coûts de production.
Nul n’apprécie exactement le délai d’adaptation de l’économie allemande à la nouvelle donne. L’instauration de nouveaux circuits d’approvisionnement en énergie et en matières premières pourrait prendre un à deux ans. D’ici là, l’inflation pourrait rester élevée dans un pays qui, depuis 1924, a toujours voulu s’en préserver.