Le Coin des Tendances – vieillissement – démographie – marchés financiers
Marchés financiers, accélération de cycle ou rupture ?
Depuis plusieurs années, deux écoles s’affrontent au sujet des déficits publics et de la progression de la dette publique. Pour certains, les règles de bonne gestion qui se sont imposées après la Seconde Guerre mondiale ne sont plus de mises, d’autant moins que la dérégulation financière et la mondialisation du marché des capitaux facilitent le financement des États comme des économies. Pour d’autres, à un moment ou un autre, la loi d’airain de l’équilibre des comptes publics s’imposera. Le retour de l’inflation aurait pu sonner le glas de la nouvelle théorie monétaire en vertu de quoi la dépense publique est légitime tant qu’il n’y a pas de hausse des prix. Or, malgré le retour de cette dernière, rien ne semble arrêter l’expansion des dépenses publiques engagée par les pouvoirs publics. Face à l’épidémie de covid et à la crise née de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les gouvernements – du moins les gouvernements occidentaux – ont, en effet, répondu par une augmentation sans précédent, en période de paix, des dépenses publiques. L’économie de guerre sans la guerre semble être devenue le leitmotiv des dirigeants.
Les turbulences sur les marchés sont importantes en lien avec le retour d’une inflation à deux chiffres dans de nombreux pays, phénomène inconnu depuis deux générations au sein de l’OCDE. Après avoir été lente à réagir, la Réserve fédérale augmente maintenant ses taux directeurs à un rythme inconnu depuis quarante ans, favorisant la hausse du dollar, ce qui génère des tensions financières en Europe et en Amérique latine. Depuis le début de l’année, les actions d’entreprises à l’échelle mondiale ont perdu 25 % de leur valeur exprimée en dollars, ce qui constitue la plus forte baisse enregistrée depuis les années 1980. Avec la hausse des taux, la contraction de la valeur des obligations d’État est sans précédent depuis 1949.
Cette baisse des places financières rompt avec la période des années 2010 marquée par la crise des subprimes et par une faible croissance, une faible inflation, de faibles taux d’intérêt, et une forte appréciation des valeurs mobilières et immobilières. L’investissement des entreprises est resté limité sur la décennie tout en réalisant d’importants bénéfices. Les États ont également peu investi, au point que le stock de capital public a diminué au niveau mondial, en pourcentage du PIB. Les années 2010 ont également donné lieu à une forte intervention des banques centrales qui ont maintenu les taux d’intérêt au plus bas et ont acheté des volumes croissants d’obligations. À la veille de la pandémie, les banques centrales d’Amérique, d’Europe et du Japon possédaient 15 000 milliards de dollars d’actifs financiers.
Si pendant des années, les agents économiques se sont plaints des taux extraordinairement bas, ils craignent désormais leur remontée. La sphère financière est néanmoins en capacité de relever le défi de la hausse des taux grâce à des ratios prudentiels plus stricts que ceux en vigueur dans les années 1980. La grande majorité des acteurs disposent de fonds propres suffisants. Les modalités de financement pourraient néanmoins évoluer. Ces dernières années, les agents économiques trouvaient avantage à emprunter auprès des banques ; elles pourraient désormais avoir intérêt à se financer sur les marchés.
Les fonds d’investissement, y compris les régimes de retraite, subissent des pertes sur les portefeuilles d’actifs illiquides qu’ils ont accumulés, ce qui pourrait remettre en cause leur rentabilité. Le marché obligataire britannique a été déstabilisé par des options sur des produits dérivés effectués par des fonds de pension. La Banque d’Angleterre a été contrainte d’effectuer à nouveau des rachats d’obligations, contrairement à son engagement pris lors du relèvement de ses taux.
Les tensions sur les marchés sont censées être passagères, le temps de la maîtrise de l’inflation. Aux États-Unis, la majorité des prévisionnistes estiment que l’inflation passera de 8 % en 2022 à 4 % en 2023. Le risque d’un emballement inflationniste ne semble pour le moment pas d’actualité. En revanche, de nombreux experts considèrent que le retour de l’inflation dans la cible des 2 % sera difficile. Les pouvoirs publics devraient être amenés à accroître leurs dépenses pour relever les défis du vieillissement et de la transition énergétique. Les dépenses de défense devraient également augmenter. Les dépenses publiques sont par nature inflationnistes. En outre, la baisse de la population active devrait amener des hausses de salaire. Les banques centrales devraient maintenir des taux d’intérêt réels faibles afin de faciliter le remboursement des dettes. Elles pourraient être aidées par les ménages qui maintiennent des taux d’épargne élevés par crainte de l’avenir. Les banques centrales pourraient retenir le principe de cibles mouvantes d’inflation évoluant entre 2 et 4 %. Pour alléger le poids de leurs dettes, les États ont besoin d’une inflation plus élevée. Les banques centrales peuvent également espérer avoir plus de marges dans l’utilisation des taux directeurs. Avec une inflation faible, ils étaient contraints de recourir à des taux nuls voire négatifs. Une inflation légèrement plus élevée redistribuerait la richesse des créanciers aux débiteurs.
En économie, l’erreur est de penser que le passé est immuable et qu’il tend à se reproduire à l’identique. Si des constantes existent, elles sont évolutives et obligent à des adaptations permanentes.
Le vieillissement et l’endettement : un couple maudit
En 2010, le Président américain Barack Obama avait créé une commission bipartite chargée d’établir une politique budgétaire permettant une réduction de la dette publique. Le plan américain dénommé « Simpson-Bowles » avait fixé un objectif de dette publique à 66 % du PIB pour les États-Unis d’ici 2020. Le Congrès avait alors souligné que sans inflexion réelle des dépenses publique, le taux d’endettement de l’État fédéral atteindrait 95 % du PIB en 2022, taux supposé provoquer de véritables problèmes financiers. Au milieu de cette année, la dette publique a dépassé dans les faits 98 % du PIB. Ce taux n’a pas provoqué un réel émoi au sein du monde économique et financier. Personne ne semble se soucier du niveau de la dette publique aux États-Unis. Dans le passé, le relèvement des plafonds de dettes donnait lieu à des débats acharnés au congrès et ont même abouti à plusieurs « shutdown » (arrêt du paiement des dépenses par l’État). Dans les pays européens, si un effort réel de maîtrise des comptes publics a été réalisé entre 2010 et 2019, depuis, les dépenses publiques connaissent une progression inconnue depuis la Seconde Guerre mondiale. À l’échelle mondiale, ce phénomène est amené à se poursuivre. Le vieillissement de la population sera un vecteur important de dépenses. La part de la population mondiale âgée de plus de 50 ans est passée de 15 % à 25 % depuis les années 1950 à nos jours et devrait atteindre 40 % d’ici 2100. Le FMI estime que, d’ici 2030, les dépenses annuelles de retraite et de santé auront augmenté en moyenne de 2,8 % du PIB pour les États membres de l’OCDE et de 2,6 % du PIB pour les pays émergents. Même si les gouvernements prévoient une réduction des déficits d’ici cinq ans dans le cadre des programmes budgétaires pluriannuels, les doutes sur leur réalisation sont nombreux. Les efforts à accomplir pour respecter les objectifs apparaissent hors d’atteinte. L’état des opinions rend difficile la diminution des dépenses comme l’augmentation des impôts.
L’histoire économique souligne que, dans le passé, peu d’États sont parvenus à réellement maîtriser sur la durée leurs dépenses publiques. Sur les quarante dernières années, le Canada, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, l’Australie ont réussi à réaliser des économies. Cinq États ont de leur côté pu contenir leurs dépenses de retraite en pourcentage du PIB depuis 1990 : le Chili, la Lettonie, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas et le Pérou. La France a stabilisé le poids des dépenses de retraite au sein du PIB en valeur relative autour de 14 %. La France partage avec l’Italie les deux premières places au sein de l’OCDE pour l’importance des dépenses de retraite.
Dans les trente prochaines années, le ratio population active/retraités se dégradera dans tous les pays, suivant en cela le Japon. En France, ce ratio devrait passer de 1,7 à 1,2 d’ici 2070. D’ici 2035, 420 millions de Chinois seront âgés de plus de 65 ans. Le gouvernement chinois a été contraint d’instituer une couverture de retraite au cours de la dernière décennie, mais la pension de base proposée en dehors des villes est inférieure au seuil de pauvreté. La Corée du Sud qui, en quelques années, s’est hissée parmi les grandes puissances économiques se caractérise par le taux de fécondité de le plus faible du monde, 0,81 (1,8 en France). D’ici 2075, ce pays comptera trois personnes de plus de 65 ans pour quatre personnes en âge de travailler. Du fait de la modicité des pensions, l’âge effectif de départ à la retraite est de 71 ans. Au sein de l’OCDE, les États-Unis, du fait d’une forte immigration, sont les moins exposés à ce problème.
Le vieillissement de la population en générant un surcroît de dépenses publiques incite les banques centrales à maintenir des taux bas. Par ailleurs, la propension plus forte à épargner des populations en lien avec une crainte de baisse du pouvoir d’achat à la retraite contribue à la baisse tendancielle des taux d’intérêt. La rentabilité des placements pourrait être également mise à mal par la stagnation de la croissance provoquée par le départ à la retraite de nombreux actifs. Le vieillissement des populations et l’augmentation de la longévité auraient contribué à la moitié voire aux trois quarts de la baisse d’environ deux points de pourcentage du taux d’intérêt naturel depuis les années 1980. Même la chute des marchés obligataires en 2022 n’a pas fondamentalement modifié la situation à long terme. Malgré une inflation mondiale supérieure à 8 %, les gouvernements français américain, allemand et japonais pouvaient encore emprunter à des taux allant de 0,25 % à 3,7 % (mi-octobre 2022). Avec l’augmentation progressive du nombre de retraités, le taux d’épargne est censé baisser, les ménages vendant leurs actifs afin de maintenir leur pouvoir d’achat. Pour le moment, ce phénomène n’est pas constaté. En France, les retraités continuent, par exemple, à épargner jusqu’à 75 ans. Dans les prochaines années, avec les besoins en capitaux pour la transition énergétique et des régimes de retraite moins généreux, les retraités pourraient être contraints de puiser dans leur bas de laine et les taux pourraient remonter. Les économistes Adrien Auclert, Hannes Malmberg, Frédéric Martenet et Matthew Rognlie qui ont exploité les projections démographiques de l’ONU prédisent que les taux mondiaux d’épargne baisseront de 1,2 point de pourcentage d’ici 2100. Trois autres économistes, Noemie Lisack, Rana Sajedi et Gregory Thwaites, estiment qu’il y aura une baisse d’un demi-point de pourcentage des taux d’ici 2050.
L’accroissement attendu des dépenses publiques devrait conduire à une augmentation des taux d’intérêt. Selon Larry Summers et Lukasz, le triplement des dettes publiques des pays riches entre 1971 et 2017, passant d’environ 20 % du PIB combiné à environ 70 %, a laissé les taux d’intérêt des pays riches de 1,5 à 2 points de pourcentage au-dessus de ce qu’ils auraient été autrement. Dans un système économique mondialisé, les déterminants des taux d’intérêt sont complexes. Il faut prendre en compte les flux de capitaux. Ainsi, selon le nouveau Prix Nobel d’Économie, Ben Bernanke, les taux sont maintenus à un niveau faible en raison de la « surabondance d’épargne mondiale » L’accumulation de réserves en dollars par les gouvernements des pays asiatiques, dont la Chine et la Corée du Sud contribue à cette situation. En Europe, l’Allemagne a également joué ce rôle. Avec la hausse des cours du pétrole, les pays exportateurs accumulent de nombreux actifs en dollars et en euros dans le cadre de leurs fonds souverains. Ils financent directement ou indirectement les déficits de balance des paiements courants des pays occidentaux.
Larry Summers souligne qu’une progression d’un point de pourcentage du ratio global de la dette au PIB pour toutes les économies avancées augmente le taux d’intérêt naturel de 3,5 centièmes de point de pourcentage. La règle implique que la hausse des dettes pendant la pandémie, environ 12 % du PIB du monde riche, aurait augmenté le taux d’intérêt naturel d’environ 0,4 point de pourcentage. L’endettement devrait à nouveau augmenter de trois fois pour compenser la pression à la baisse sur les taux prévue pour le reste du siècle, sans parler d’inverser la tendance à la baisse des 30 dernières années. Les faibles taux d’intérêt continueront à permettre à de nombreux pays riches de maintenir des dettes élevées. La tendance sera donc de suivre le Japon. Mais, il convient de ne pas oublier que la dette nette du Japon n’est pas de 250 % du PIB mais de 172 % du PIB du fait de la possession de nombreux actifs. Si toutes les économies avancées empruntaient dans la même mesure, la règle empirique de Summers suggère que le taux d’intérêt naturel augmenterait d’environ 3,3 points de pourcentage, annulant à la fois la baisse des taux au XXe siècle et la chute prévue au XXIe siècle. Dans le passé, l’histoire d’endettement massif se termine toujours mal. De l’Empire Romain à la crise grecque de 2011 en passant par la banqueroute des deux tiers en France de 1797, les excès d’endettement déconnectés de la croissance ont donné lieu à de sévères corrections. La surabondance actuelle de l’épargne ne supprime pas toutes les bornes faute de quoi les épargnants risquent d’être les victimes de leur renonciation à la consommation.