20 novembre 2025

Coin tendance – finances – krach – croissance – destruction – Schumpeter

Les sept péchés de la finance américaine

Aux États-Unis, jamais la valorisation des entreprises cotées rapportée à la taille de l’économie n’a été aussi élevée. Celle de Nvidia a dépassé 5 000 milliards de dollars. Les investisseurs mettent en œuvre des stratégies pour exploiter au mieux la forte croissance des valeurs financières, au risque de provoquer un krach.

  1. La tentation crypto

Le président Donald Trump, depuis son retour à la Maison-Blanche, soutient l’industrie des cryptomonnaies. Il s’est lui-même engagé sur ce secteur en émettant un cryptoactif à son effigie. Longtemps dénigrés par les professionnels de la finance américaine, les cryptoactifs sont aujourd’hui l’objet d’une frénésie. Les plus grandes banques américaines envisagent de créer leurs propres stablecoins adossés au dollar. Certaines entreprises placent une part croissante de leur trésorerie en cryptos. Cet engouement spéculatif pourrait déboucher sur un krach d’importance, les liquidités des entreprises américaines étant investies de plus en plus sur des actifs à forte volatilité.

  • L’envie du retail

Les établissements financiers américains tentent par tous les moyens d’attirer les épargnants individuels en leur promettant des gains rapides et importants. Ces derniers sont appelés à investir dès qu’un trou d’air survient afin de profiter de belles plus-values. Le problème, c’est que de nombreux épargnants achèteraient n’importe quoi. Les valorisations de certaines entreprises de la tech comme Tesla, Nvidia ou Palantir sont en partie liées à des achats compulsifs qui ne reposent pas sur une analyse financière poussée. Même en dehors de la tech, l’irrationalité règne. Ainsi, l’action du marchand de vêtements American Eagle a progressé de plus de 70 % après que l’actrice Sydney Sweeney a posé dans une publicité.

Depuis quelques mois, les SPAC ont fait leur grand retour à la Bourse américaine. Un SPAC — Special Purpose Acquisition Company — est une société sans activité opérationnelle, créée uniquement pour lever des fonds en Bourse afin d’acquérir ensuite une entreprise non cotée. Les SPAC permettent de contourner la lourdeur administrative et financière des introductions en Bourse traditionnelles. Pour la société cible, les avantages sont :

  • l’accès rapide aux marchés financiers ;
    • la négociation directe avec les sponsors plutôt qu’un processus d’IPO long ;
    • la valorisation discutée à l’avance.

Pour les investisseurs du SPAC, celui-ci permet :

  • le droit au remboursement s’ils n’aiment pas la cible ;
    • les bons de souscription (warrants) en complément des actions.

Les SPAC avaient connu une forte croissance avant le Covid. Cette formule était moins utilisée depuis, pour trois raisons principales :

  • performances souvent décevantes après la fusion ;
    • conflits d’intérêts potentiels ;
    • obligation de trouver une cible dans les délais.

En 2025, plus de 150 SPAC devraient être cotées aux États-Unis.

  • La circularité “paresseuse”

Quand les marchés s’envolent, leur tolérance à la complexité croît en proportion. Au sein de la Silicon Valley, l’écosystème de l’IA s’organise autour de dépenses circulaires et de participations croisées afin de poursuivre le mouvement de valorisation en cours.

L’entreprise Nvidia détient des parts de CoreWeave, qui achète ses microprocesseurs pour les louer à des tiers. Elle a également investi dans xAI, qui achète aussi ses puces pour entraîner ses modèles. Nvidia pourrait aussi participer au capital, à hauteur de 100 milliards de dollars, dans OpenAI — qui prendra l’engagement d’acheter davantage de puces Nvidia. De son côté, OpenAI, également détenue par Microsoft (son principal fournisseur de puissance de calcul), a pris une participation dans CoreWeave et pourrait bientôt prendre 10 % d’AMD, le rival direct de Nvidia.

Ces montages contribuent à multiplier les liens commerciaux entre les acteurs. Ils peuvent aussi être assimilés à du « round-tripping », ces opérations de la fin des années 1990 où aucune marchandise ne circulait — mais où chacun enregistrait du chiffre d’affaires pour maquiller ses comptes.

  • Le retour des fusions

Chaque cycle boursier haussier s’accompagne de grandes fusions d’entreprises. En 1989, le rachat de RJR Nabisco avait marqué les esprits, tout comme celui d’AOL-Time Warner en 2001… Cette année, la baisse des taux d’intérêt et l’assouplissement réglementaire aux États-Unis ont relancé les grandes manœuvres, malgré les destructions de valeur observées lors des vagues précédentes. Depuis l’été, les dirigeants américains ont conclu la plus grande fusion ferroviaire de l’histoire, le plus important achat de data centers et une acquisition par effet de levier record. En novembre, Kimberly-Clark, propriétaire des couches Huggies, a offert près de 50 milliards de dollars pour Kenvue, fabricant du paracétamol « Tylenol » — la plus grande opération du secteur grand public depuis dix ans.

  • L’orgie de dette

Pour financer centres de données et offres d’achat, les entreprises américaines s’endettent. Meta a récemment levé 30 milliards de dollars en obligations pour financer ses infrastructures numériques, la plus importante émission de l’année. Les fournisseurs d’électricité, mis à contribution pour alimenter les serveurs informatiques, empruntent des sommes croissantes.

Dans cette frénésie, les entreprises expérimentent des formes nouvelles de dette. Le crédit privé — accordé par des fonds plutôt que par les banques — se développe. Les établissements financiers proposent des formes de prêts de plus en plus raffinées et innovantes. Apollo, spécialiste des marchés privés, propose un prêt comptabilisé comme « fonds propres » chez l’emprunteur (qui préserve ainsi sa notation), mais traité comme dette de qualité pour le prêteur.

À mesure que l’endettement croît, la visibilité se réduit. En marge de son émission obligataire, Meta finance aussi 27 milliards de dollars d’investissements — presque entièrement par la dette — pour son nouveau centre de données en Louisiane, hors de son bilan. xAI envisage des montages similaires.

  • Le patriotisme ostentatoire

Pour plaire au locataire de la Maison-Blanche, les entreprises américaines affichent leur patriotisme à travers des annonces d’investissements records, même si les actes ne suivent pas obligatoirement les annonces. JPMorgan Chase promet 1 500 milliards de dollars pour soutenir les entreprises œuvrant à la « sécurité et la résilience ».

L’État fédéral s’investit de plus en plus dans le capital des grandes entreprises américaines. Il détient ainsi une action spécifique chez US Steel, 10 % du capital d’Intel. Il a également pris des participations au capital de trois groupes miniers. Il pourrait devenir actionnaire de Westinghouse, fabricant de réacteurs nucléaires. Selon les banquiers, toute entreprise ayant un lien, même ténu, avec la « résilience nationale » cherche à conclure un partenariat avec Washington. La directrice financière d’OpenAI a même suggéré que l’État pourrait assurer un « filet de sécurité » pour le financement des centres de données de l’industrie, avant de se rétracter.

  • Les fraudes à venir

La hausse rapide des cours donne souvent lieu à de grands scandales. Il en fut ainsi en 2001 avec Enron et en 2002 avec Worldcom.

La complexité des normes comptables, l’opacité du secteur des cryptoactifs et l’essor du crédit privé sont autant de facteurs pouvant alimenter des manipulations de cours et dégénérer en scandale financier. Aux États-Unis, les pouvoirs publics sont moins vigilants, privilégiant la lutte contre l’immigration aux délits financiers.

Le jour du jugement dernier sonnera-t-il ?

Pour l’heure, Wall Street estime que la fête peut continuer. Les spreads de crédit restent serrés. La volatilité boursière demeure relativement faible. Les investisseurs particuliers ne montrent aucun signe d’essoufflement.

Des fissures commencent à apparaître dans le monde de la crypto. L’entreprise Strategy, spécialiste de la gestion des trésoreries en bitcoins, est dans l’œil du cyclone. Ayant possédé 641 692 BTC, pour honorer ses clients, elle aurait procédé à la vente d’une partie d’entre eux, expliquant une partie du recul du cours du premier cryptoactif mondial.

La société américaine de services financiers Robinhood a indiqué que l’endettement de ses clients avait progressé de 153 % depuis janvier, semblant indiquer l’existence d’une bulle. Les inquiétudes gagnent le crédit. L’entreprise First Brands, un fabricant de bougies d’allumage, a emprunté plus de 10 milliards de dollars avant de se déclarer en faillite. Ses créanciers accusent ses dirigeants de fraude. Les responsables de JPMorgan Chase craignent la réédition de ce cas, mettant sous pression les portefeuilles de prêts. Les actions de Blue Owl, acteur majeur du crédit privé aux États-Unis, ont baissé de plus de 40 % depuis leur record de début d’année.

La suite de l’histoire dépend de la réponse à la question suivante : les investissements importants réalisés par les entreprises de la Silicon Valley dans l’IA finiront-ils par porter leurs fruits avant que les investisseurs ne perdent patience ? Si ce n’est pas le cas, les entreprises coupables de ces sept péchés seront les premières châtiées. Mais les répercussions concerneront l’ensemble de l’économie : pertes pour les investisseurs, contraction de la consommation, tensions sur le crédit et mise à l’épreuve de pans entiers du système financier.

La grande panne de la destruction créatrice

Entre 1300 et 1800, les historiens de l’économie estiment que l’Angleterre, puis la Grande-Bretagne, ont passé près de la moitié du temps en récession. L’activité était instable, alternant violents reculs du PIB et fortes reprises. Avec la maturation du capitalisme et l’amélioration des politiques économiques, les récessions se sont faites moins fréquentes et moins brutales. Au XIXᵉ siècle, le pays n’était en contraction qu’un quart du temps, proportion encore réduite au XXᵉ siècle. Les stabilisateurs économiques contribuent à la régulation de l’activité, du moins jusqu’à maintenant. Demain pourrait être un autre monde ?

Force est de constater que l’économie mondiale est, depuis la crise financière de 2008, de plus en plus chaotique, crise qui fut la plus importante enregistrée depuis la grande crise de 1929. Nous avons, depuis, connu la récession la plus importante de l’histoire contemporaine, en 2020, récession provoquée par les confinements et qui fut suivie par un rebond tout aussi extraordinaire. L’économie mondiale a, par la suite, été confrontée à la guerre en Ukraine, à celle du Moyen-Orient, à une vague inflationniste et au retour de Donald Trump qui a décidé la mise en place de tarifs douaniers d’un niveau inconnu depuis près d’un siècle. Et pourtant, entre 2022 et 2024, la croissance mondiale en volume a atteint en moyenne 3 % par an, rythme qui devrait encore être tenu cette année. Le chômage dans l’OCDE, qui représente environ 60 % du PIB mondial, demeure proche de ses plus bas niveaux historiques. Au troisième trimestre 2025, les bénéfices des entreprises à l’échelle mondiale ont progressé de 11 % sur un an, leur meilleure performance depuis trois ans.

Hormis la contraction liée aux confinements de la Covid-19, l’économie mondiale n’a pas subi de récession synchronisée depuis plus de quinze ans. Celle des États-Unis dément toutes les prévisions depuis la crise financière.

Certains avancent qu’un système économique a besoin d’un ralentissement occasionnel pour rester en bonne santé. Joseph Schumpeter, l’économiste austro-américain, soutenait que les récessions déclenchent une « destruction créatrice » : les entreprises inefficaces disparaissent, les capitaux se redirigent vers les technologies d’avenir, les travailleurs migrent vers des emplois plus productifs. Une douleur immédiate, mais un gain durable. L’économiste ne préconisait pas de provoquer une récession ; mais il estimait qu’il ne fallait pas non plus tout faire pour l’empêcher. « Les dépressions ne sont pas simplement des maux à supprimer », écrivait-il. Elles incarnent « quelque chose qui doit advenir ».

Avec la multiplication de dispositifs de soutien aux entreprises et aux ménages, le capitalisme contemporain pourrait être moins dynamique que dans le passé. Le système entretient aujourd’hui une multitude de consultants, d’influenceurs ou traders en cryptoactifs qui produisent peu de tangible. En Europe et aux États-Unis, de nombreux secteurs sont protégés par la réglementation, ce qui ne les incite pas à réaliser des gains de productivité. Un article fondateur de 1994, signé Ricardo Caballero (MIT) et Mohamad Hammour (Columbia University), a montré que les récessions permettaient de purger les techniques ou produits obsolètes. D’autres travaux ont démontré que la crise de 1929 avait poussé vers la sortie de petites usines automobiles inefficaces, ouvrant la voie à la production de masse. En 2022, Daniel Bias (Université Vanderbilt) et Alexander Ljungqvist (Stockholm School of Economics) ont démontré que les start-up nées en période de récession ont de meilleurs résultats que celles créées dans des périodes plus clémentes.

Les événements de 2020 ont aussi montré que la récession peut stimuler la réallocation productive. En Europe, les gouvernements ont cherché à éviter un choc brutal en protégeant les emplois via les dispositifs de chômage partiel : le taux de chômage a culminé à 8,6 %. Aux États-Unis, les emplois ont été laissés mourir (le chômage a touché 15 % de la main-d’œuvre), mais les ménages ont reçu une aide financière massive. Aux États-Unis, la destruction créatrice a joué plus fortement son rôle qu’en Europe, les travailleurs migrant vers les secteurs en tension (banlieues, commerce en ligne…) et quittant ceux en déclin, notamment les centres-villes. En adaptant la méthodologie de la Fed de Chicago, centrée sur la composition sectorielle de l’emploi, entre 2020 et 2022, la réallocation du travail a augmenté deux fois plus vite aux États-Unis qu’en Europe. Depuis 2019, la productivité du travail américaine a progressé de 10 %, contre seulement 2 % dans l’Union européenne. Le choix du « quoi qu’il en coûte » européen se révèle cruellement improductif.

Aucun gouvernement ne souhaite être confronté à une récession. À la moindre alerte, ils augmentent les dépenses publiques et multiplient les plans de sauvetage. Pendant la crise énergétique de 2022, les gouvernements européens ont ainsi, pour contrer les effets de la hausse du prix de l’énergie, dépensé plus de 3 % du PIB. Après la faillite de Silicon Valley Bank en 2023, Washington a garanti l’intégralité des dépôts. Dès qu’une entreprise jugée « stratégique » chancelle, l’État intervient. Ces politiques limitent les effets des crises et des chocs, mais au prix de distorsions croissantes dans l’allocation des ressources.

Le risque financier : l’amnésie du danger

De longues périodes sans crise favorisent la « myopie au désastre ». Les acteurs oublient que le pire peut arriver. Ils sont convaincus qu’en cas de problème, l’État sera toujours là. Les investisseurs optent alors pour des actifs risqués, qui sont les plus exposés en cas de retournement économique. L’engouement en faveur de l’intelligence artificielle en est un des symboles. Aux États-Unis, les ménages s’engagent de plus en plus sur le marché des actions et des cryptoactifs, convaincus que les cours sont appelés à toujours monter. Ces dernières années, ils ont alloué 3 000 milliards de dollars de leur épargne aux marchés actions, un record. Trente pour cent des actifs des ménages américains sont désormais placés en actions, un niveau inédit.

Le risque budgétaire : l’État-assureur de dernier ressort

Assurer l’économie contre la récession coûte cher. La dette publique cumulée des pays de l’OCDE est à son plus haut niveau depuis les guerres napoléoniennes. Les États ont aussi accumulé des engagements implicites non comptabilisés dans les budgets officiels, le fameux passif social, avec un important montant de pensions à verser dans les prochaines années. Les États garantissent une large part des dépôts bancaires, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Les « engagements sociaux » dépassent désormais 130 000 milliards de dollars dans ce pays, soit près de cinq fois le PIB.

Le risque allocatif : l’économie des zombies

Selon Bruno Albuquerque (FMI) et Roshan Iyer (American University), les « entreprises zombies » — entreprises non rentables mais qui perdurent grâce aux aides publiques — représentent près de 10 % en 2021 du PIB dans les pays de l’OCDE, contre 6 % en 2000. Leur part est passée de 6 % en 2000 à 9 % en 2021. Même avec la remontée des taux, leur nombre continue d’augmenter. Un rapport récent de BofA Securities montre que la proportion de zombies européens a encore progressé entre 2023 et 2025.

Ces entreprises pèsent sur la croissance. Entre 2012 et 2022, les entreprises britanniques les moins productives ont enregistré les plus faibles gains de productivité, tirant la moyenne vers le bas. Dans les secteurs où les zombies sont plus nombreuses, « les entreprises saines sortent plus vite du marché et les créations chutent », observent Bruno Albuquerque et Roshan Iyer. Les zombies retiennent les travailleurs dans des postes mal adaptés, privant les entreprises dynamiques de talents.

La stabilité prolongée : un luxe dangereux

L’économie mondiale a évité un ralentissement prolongé pendant une période remarquablement longue. Cette stabilité apparente crée ses propres fragilités. Si les gouvernements veulent empêcher les récessions, ils doivent accepter la rotation permanente des emplois et des entreprises qu’exige une économie vivante. Sans cela, le système réclamera des doses toujours plus importantes de soutien budgétaire pour maintenir un équilibre de plus en plus artificiel. Au mieux, c’est la stagnation ; au pire, c’est l’accumulation silencieuse de risques financiers et budgétaires de grande ampleur.