Economie – taux d’intérêt – IA – Europe – déclin
La grande incertitude des effets de l’Intelligence Artificielle
Depuis la présentation officielle de ChatGPT le 30 novembre 2022, l’Intelligence Artificielle (IA) fait l’objet d’un engouement qui s’est traduit par une progression exponentielle des investissements. Plus de 250 milliards de dollars ont été investis en 2024. Des prévisions font état de plus de 1500 milliards de dollars d’investissements d’ici 2029. Cette frénésie, qui a porté au sommet les valorisations des entreprises investies sur ce secteur comme Nvidia, commence à générer des doutes. Est-ce que les résultats, les bénéfices seront au rendez-vous ? N’y a-t-il pas eu un syndrome de panurge ? Tous les investisseurs ont souhaité y placer de l’argent de peur de manquer le train mais au risque de ne pas le revoir. La réponse à ce dilemme passe par les gains de productivité. Si les prévisions sont corrigées à la baisse, une correction sévère est à attendre. Les divergences d’estimations sur les gains de productivité varient dans un rapport de 1 à 10, témoignant d’un brouillard analytique inédit.
Première incertitude – Le périmètre des tâches réellement affectées par l’IA
Sur le périmètre d’action de l’IA, les économistes se divisent. Certains estiment que les conséquences sur les activités humaines, quand d’autres prédisent un véritable big bang. Les estimations sur ce sujet évoluent dans un rapport de 1 à 8. Selon Daron Acemoglu, économiste et professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), spécialiste des effets économiques de l’intelligence artificielle, l’IA affectera seulement 5 % des tâches aux États-Unis. À ce niveau, même une forte hausse de productivité dans ces tâches ne ferait progresser la productivité globale d’un peu plus de 1 % en dix ans. À l’inverse, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) considère que, dans les pays développés, 41 % des tâches seront modifiées, dont 15 % fortement.
Le Prix Nobel d’économie 2025, Philippe Aghion, et l’économiste Anne Bouverot, dans leur rapport (« Notre ambition pour la France »), estiment que le supplément de PIB apporté par le développement de l’IA représentera en 10 ans de 8 % à 14 % du PIB actuel. Des économistes, dont Patrick Artus, expliquent qu’une part non négligeable de la divergence de productivité entre les États-Unis et la zone euro provient du retard de cette dernière en matière d’IA. Aux États-Unis, l’indice de productivité par tête a progressé de 25 % entre 2010 et 2025, contre 7 % en zone euro.
Deuxième incertitude – l’IA : destruction du travail ou assistant de ce dernier ?
En cas de complémentarité entre IA et emploi, celle-ci enrichira les emplois, accentuera la montée en gamme et sera favorable à une hausse de la valeur ajoutée.
Dans leur rapport, Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel démontrent que les entreprises qui intègrent l’IA créent des emplois. Le manque de recul sur les effets de l’IA sur l’ensemble des secteurs d’activité ne permet pas, pour le moment, de conclure sur l’effet positif de cette technologie sur l’emploi. Il est en effet possible qu’elle se substitue à des emplois dans plusieurs secteurs d’activité. Des salariés peuvent être amenés à perdre des emplois et à en retrouver dans des secteurs peu sophistiqués, services domestiques, tourisme, etc., ce qui amènera à une baisse de la productivité. Dans les années 2000 et 2020, Internet a créé de nombreux emplois peu qualifiés dans la logistique ou le transport de personnes, ce qui a pesé sur la productivité. Des pays fortement robotisés comme le Japon, la Corée du Sud ou l’Allemagne ont enregistré des reculs de leur productivité ces dernières années.
Cercle de l’Epargne – données World Robotics
L’automatisation n’augmente pas nécessairement la productivité globale si la réallocation des travailleurs se fait vers des secteurs peu sophistiqués.
Troisième incertitude – la captation des profits de l’IA ?
Il y a deux candidats pour bénéficier de la hausse des profits rendue possible par l’utilisation de l’IA : les producteurs/développeurs de l’IA et les utilisateurs de l’IA.
Le secteur du digital a donné lieu à une concentration sans précédent avec la domination de quelques entreprises. Cette situation d’oligopole a favorisé la création de positions de rentes. Avec l’IA, le marché sera-t-il concurrentiel avec de nombreux acteurs proposant différents modèles ou est-ce que les premiers seront dominants au point d’exclure les autres entreprises ? Actuellement, l’histoire semble se répéter, le marché étant capté par les grandes entreprises américaines du secteur de la technologie et de l’information. Le montant élevé des investissements et la nécessité, pour alimenter les modèles, d’avoir accès à des volumes importants de données donnent un avantage aux GAFAM. Les États-Unis entendent limiter la concurrence en restreignant l’accès aux microprocesseurs les plus puissants aux entreprises asiatiques et en premier lieu chinoises.
L’organisation du marché de l’IA conditionne la diffusion de cette technologie et des gains qui lui sont attachés. Si le marché est concurrentiel avec des modèles ouverts, spécialisés et peu coûteux, les profits proviendront essentiellement des entreprises utilisatrices qui amélioreront leurs marges, leurs process et leurs prix. Si seuls quelques acteurs dominent le marché de l’IA, ils capteront une grande partie des gains, avec à la clef une réduction des marges des entreprises non technologiques.
Les investisseurs parient sur une réédition du scénario Internet. Cette appréciation se traduit par une forte progression de l’indice Nasdaq des valeurs technologiques américaines, qui a presque doublé depuis 2022. Le Price Earnings Ratio (PER – rapport entre le cours d’action et les bénéfices attendus) oscille entre 30 et 40 pour les entreprises du Nasdaq, des niveaux typiquement observés dans des phases d’anticipation de rentes technologiques.
Comment casser la spirale du déclin européen ?
Les faiblesses de l’économie européenne sont bien connues. Elles ont été analysées en détail par Mario Draghi dans le cadre de son rapport publié en 2024. L’Europe souffre en premier lieu d’un sous-investissement, particulièrement dans les nouvelles technologies. L’épargne des ménages est en priorité affectée au financement des déficits et à l’investissement en logement. Quand elle finance les entreprises, ce sont avant tout celles des États-Unis. Le poids élevé des dépenses de protection sociale réduit les investissements publics en absorbant une grande partie des dépenses. Il conduit à la hausse des prélèvements, ce qui limite les capacités de financement des investissements dans le secteur privé. La sortie de cette spirale infernale suppose qu’au-delà de la prise de conscience, les États membres changent leur politique et décident de se lancer dans un processus de renforcement de l’Union.
Premier cercle vicieux : le sous-investissement technologique
Le taux d’investissement des entreprises de la zone euro est systématiquement inférieur à celui des États-Unis depuis quinze ans. Entre 2010 et 2026, les États-Unis évoluent autour de 13-15 % du PIB quand celui de la zone euro se situe entre 11 et 12 %, malgré des taux d’intérêt historiquement faibles pendant une décennie.
L’Europe a surtout accumulé un retard ces vingt dernières années dans les technologies de l’information et de la communication. L’investissement dans ce domaine (hors logiciels) représente en 2024 1,2 % du PIB aux États-Unis, contre 0,7 % en zone euro. En raison d’une intensité en capital plus faible et d’un positionnement des entreprises sur le moyen de gamme, la rentabilité des fonds propres (RoE) est nettement plus faible en Europe qu’aux États-Unis, et l’écart se creuse depuis 2018. Il est de 17 aux États-Unis, contre moins de 10 en zone euro.
Cette faible rentabilité du capital, en Europe conduit les investisseurs à privilégier les placements américains. Environ 350 milliards d’euros d’épargne européenne quittent chaque année le continent pour financer l’économie des États-Unis. Cet exode affaiblit davantage les capacités d’investissement de l’économie européenne, bouclant le premier cercle vicieux.
Deuxième cercle vicieux : la charge sociale élevée et la faible croissance potentielle
L’Europe a fait le choix d’un système d’assurances sociales avec des couvertures santé et retraite importantes, quand les États-Unis restent dans une logique de couverture publique minimale. Les dépenses publiques de santé et de protection sociale représentent, en moyenne, 30 % du PIB en zone euro en 2024, contre 10/12 % aux États-Unis. Par voie de conséquence, les prélèvements obligatoires s’élèvent à plus de 40 % du PIB en zone euro, contre 27 % aux États-Unis. En Europe, les prélèvements élevés réduisent, par nature, les marges d’investissement du secteur privé et contraignent durablement les entreprises, surtout dans les secteurs à forte intensité capitalistique. Ils les incitent à délocaliser une partie de leur production.
Ces dernières années, avec le vieillissement démographique, le modèle européen de protection sociale a joué contre la croissance. Celle-ci est depuis plus de 15 ans deux fois plus rapide aux États-Unis qu’en Europe. L’écart de croissance cumulée dépasse 15 à 20 points de PIB, ce qui est important. Le système de protection sociale européen, qui avait vocation à protéger la population, tend à se retourner contre elle en empêchant la hausse du niveau de vie. Les salaires réels augmentent plus faiblement en zone euro qu’aux États-Unis. Par ailleurs, les déficits publics croissants limitent les marges de manœuvre avec la montée en puissance du service de la dette.
Troisième cercle vicieux : une épargne mal orientée
L’épargne européenne finance les déficits publics plutôt que l’innovation. Par ailleurs, en raison d’un coût du logement élevé, l’investissement logement des ménages représente 7 points de PIB. Cette mobilisation de l’épargne en faveur du logement stérilise une partie des financements. Par ailleurs, le secteur de l’immobilier génère peu de gains de productivité. L’Europe n’a pas la capacité de dégager suffisamment de capitaux pour les secteurs de pointe. Il n’est donc pas surprenant que la valeur ajoutée du secteur des technologies de l’information et de la communication ne représente que 5 % du PIB en zone euro, contre 8 % aux États-Unis. L’Europe paie comptant l’absence d’un véritable marché des capitaux unifié.
Les trois cercles vicieux de l’Europe s’auto-alimentent et expliquent en grande partie son déclin. Le problème numéro un de la zone euro est lié à l’offre. Pour sortir de cette spirale infernale, une rupture de hiérarchie dans les priorités publiques est nécessaire, avec une meilleure maîtrise des dépenses sociales, une réorientation des investissements dans les technologies d’avenir, la constitution d’une véritable place financière européenne et une remontée de la rentabilité des entreprises. La difficulté provient du fait que ni l’opinion ni les gouvernements n’entendent s’engager sur cette voie. Depuis de très nombreuses années, l’Union européenne a été transformée en bouc émissaire facile, Bruxelles étant accusée de tous les maux. Or, face aux États-Unis, face à la Chine ou à la Russie, aucun État européen, Allemagne comprise, n’a la taille critique suffisante pour jouer à armes égales…
Les taux d’intérêt : une question monétaire ou budgétaire ?
Les taux d’intérêt à long terme constituent le prix pivot de l’économie moderne : ils conditionnent le coût du capital, la valorisation des entreprises, l’arbitrage entre présent et futur, la dynamique des finances publiques. La fixation des taux longs dépend d’un grand nombre de facteurs : les conditions de refinancement des banques auprès de la banque centrale, l’évolution de la dette publique, le niveau de l’épargne, la trajectoire des différents actifs (actions, or, etc.).
Premier déterminant : le taux d’intérêt à court terme anticipé
Les taux d’intérêt à long terme dépendent en partie de la politique monétaire des banques centrales. Ces dernières interviennent sur les taux de refinancement des banques et, le cas échéant, en rachetant des titres, comme elles l’ont fait entre 2008 et 2022 dans le cadre de leur politique monétaire dite non conventionnelle ou accommodante. En relevant leurs taux directeurs et en cessant leurs rachats d’obligations publiques entre 2022 et 2024, les banques centrales ont contribué à la forte hausse des taux de crédits et de ceux des obligations. Le taux de l’OAT française est passé ainsi de -0,2 % à 3,4 % de 2021 à 2025.
La baisse des taux engagée à partir de 2024 a permis une diminution des taux des crédits aux entreprises et aux ménages. Elle a eu peu d’effet sur les taux des obligations souveraines en raison des besoins de financement croissants des États et de l’arrêt des rachats d’obligations par les banques centrales.
Aux États-Unis, les marchés continuent à anticiper des baisses de taux, la hausse des prix se révélant plus faible que prévue malgré la politique d’augmentation des droits de douane décidée par Donald Trump. Ces baisses anticipées se répercutent sur le taux des obligations américaines. Dans la zone euro, les anticipations sur les taux ne laissent pas présager une baisse importante dans les prochains mois même si l’inflation anticipée à 10 ans demeure stable autour de 2 %. Les taux longs européens ne bénéficient pas du recul anticipé des taux courts, contrairement aux États-Unis.
Deuxième déterminant : la variabilité des taux d’intérêt à long terme
Plus un taux long est incertain, soumis à d’éventuelles fluctuations, plus il doit être rémunérateur. Traditionnellement, la variabilité des taux longs est forte aux États-Unis et plus faible en zone euro. Depuis 2023, les taux américains fluctuent entre 3,5 % et 5 %, les taux européens restant contenus entre 2 % et 2,7 %.
Cette volatilité américaine s’oppose à la baisse des taux courts anticipés, d’où une trajectoire plus hésitante outre-Atlantique. Dans la zone euro, l’absence de variabilité signifie pas de prime de terme significative et pas de pression haussière ou baissière autonome.
Troisième déterminant : l’équilibre entre dette publique offerte et demandée
Aux États-Unis, le financement public s’effectue en recourant à des obligations de courte durée, ce qui limite l’effet du déficit sur les taux longs. La maturité moyenne de la dette américaine est de 5 à 6 ans, contre 7 à 8 ans pour la zone euro. Le gouvernement américain renouvelle souvent sa dette sans que cela ne provoque une hausse significative des taux longs, la demande internationale en titres américains demeurant forte. Le rôle du dollar comme valeur refuge contribue à l’arrivée de capitaux étrangers. Ainsi, malgré des déficits publics et commerciaux élevés, les États-Unis n’ont pas subi une hausse de leurs taux longs.
En zone euro, les besoins de capitaux pour financer la dette publique sont en forte croissance, avec comme point clé, la hausse rapide de celle de la France. La dette française est en effet passée de 85 à près de 120 % du PIB entre 2010 et 2025. L’année prochaine, les besoins du Trésor français dépasseront 300 milliards d’euros. De son côté, l’Allemagne bénéficie d’un statut de rareté relative et d’actif refuge, ce qui se traduit par une augmentation de l’écart de taux entre l’OAT et le Bund, passé de 0,20 point en 2022 à 0,60–0,80 point en 2025. L’Allemagne devrait accroître ses besoins de financement avec la mise en œuvre de son plan de relance et l’abandon de son frein budgétaire. Cette situation devrait provoquer une légère hausse des taux longs en Europe.
Quatrième déterminant : l’évolution du cours des autres actifs
Une augmentation rapide du cours des actions induit des transferts de capitaux vers cette classe d’actifs, ce qui amène une hausse des taux obligataires, surtout en période de besoins de financement publics importants. À contrario, une baisse du cours des actions peut provoquer celle des taux longs, les obligations souveraines jouant le rôle de valeur refuge. Une correction boursière, en particulier sur les valeurs technologiques, pourrait favoriser une baisse des taux longs sur la dette souveraine.
Cinquième déterminant : la situation géopolitique
Les tensions géopolitiques sont également susceptibles de provoquer une détente des taux des obligations souveraines des grands pays occidentaux. En cas de crise géopolitique, les États-Unis peuvent enregistrer des baisses plus sensibles de leurs taux en raison de la valeur refuge du dollar. À contrario, si Donald Trump remettait en cause l’indépendance de la banque centrale américaine, les taux américains pourraient augmenter. Or, le Président américain souhaite une forte baisse des taux pour maintenir un taux de croissance élevé. Il enjoint à cet effet la FED à réduire ses taux directeurs. Son ancien conseiller économique, Stephen Miran, nommé entre-temps gouverneur à la FED, avait présenté un plan visant à restructurer la dette américaine pour influencer les taux d’intérêt. Il préconisait l’échange de bons du Trésor américains détenus à l’étranger contre des obligations à très long terme (parfois présentées comme des “obligations perpétuelles ou quasi-perpétuelles”), moyennant un rendement plus faible. L’application d’un tel plan pourrait remettre en cause le rôle du dollar comme pilier du système financier mondial. Pour le moment, ce plan sert avant tout d’épouvantail pour obtenir des concessions de la part des « partenaires » américains. En Europe, l’incapacité de la France à maîtriser sa dette publique, doublée d’une crise politique persistante, pourrait provoquer une hausse des taux longs. Aux États-Unis, les taux longs sont conditionnés par la politique monétaire et par des facteurs internationaux, quand en Europe, les questions budgétaires prédominent. Les taux aux États-Unis demeurent plus élevés qu’en Europe en lien avec une croissance plus forte et des tensions inflationnistes plus importantes. À moyen terme, les taux pourraient néanmoins baisser aux États-Unis quand ils seront orientés à la hausse en zone euro compte tenu de l’évolution de la dette publique au sein de cette dernière.


