Coin des tendances : Iran – Allemagne
Allemagne, deux années en enfer
Avec précaution, Robert Habeck, ministre allemand de l’Économie, a déclaré le 9 octobre dernier que la situation économique de l’Allemagne n’était « pas satisfaisante ». En Allemagne, les responsables publics demeurent peu expressifs ans leurs propos. La déclaration du ministre faisait écho aux sombres prévisions de croissance pour 2024, qui venaient d’être publiées. Le PIB devrait diminuer cette année de 0,2 %, après une contraction de 0,3 % en 2023. L’Allemagne subit ainsi sa première récession sur deux années consécutives depuis plus de deux décennies.
La plus grande économie d’Europe n’a guère progressé depuis l’apparition du Covid-19, restant à la traîne par rapport aux autres pays de l’OCDE. Entre le quatrième trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2024, le PIB a augmenté de plus de 10 % aux États-Unis, de près de 6 % en Italie et au Canada, de près de 4 % en France, et de 3 % au Japon ainsi qu’au Royaume-Uni. L’économiste Isabel Schnabel, de la Banque centrale européenne, a noté que la croissance de la zone euro, hors Allemagne, a été « remarquablement résiliente » depuis 2021, surpassant celle de nombreuses autres grandes économies. Mais parler de l’économie de la zone euro sans l’Allemagne, c’est comme parler de l’économie américaine sans la Californie et le Texas. Le pays, autrefois moteur de la croissance européenne, en est devenu un frein.
L’Allemagne fait face à une accumulation de difficultés. La hausse des prix de l’énergie a frappé durement une industrie énergivore. La baisse de la demande chinoise pour les produits importés a également affecté les secteurs des biens d’équipement et de l’automobile. De plus, la Chine est devenue un concurrent de premier plan, notamment dans le domaine des véhicules électriques. La transition écologique, qui nécessite un passage à une économie décarbonée, pénalise fortement l’Allemagne, qui s’était spécialisée dans la production de voitures puissantes à moteur thermique.
Le succès de l’Allemagne au cours des deux dernières décennies reposait en partie sur son avantage concurrentiel par rapport au reste de l’Europe. Au début du siècle, l’Allemagne faisait face aux coûts engendrés par la réunification. Son niveau de prix était plus élevé que dans d’autres pays de la zone euro. Les réformes Hartz (2003-2005), qui libéralisaient le marché du travail, ont contribué à réduire les coûts. Parallèlement, la croissance, alimentée par le recours aux emprunts dans les pays européens, a provoqué une hausse des prix chez ces derniers, améliorant ainsi la compétitivité des produits allemands. Cependant, au fil du temps, ces avantages concurrentiels se sont érodés. Après la crise de la dette publique du début des années 2010, les économies périphériques européennes ont entrepris des réformes structurelles, renforçant leur compétitivité. À partir de 2015, les coûts salariaux allemands ont commencé à augmenter plus rapidement que la moyenne européenne. En 2019, l’écart de niveau de prix entre l’Allemagne et le reste de la zone euro avait disparu. En 2022, l’Allemagne a été l’un des pays européens les plus touchés par l’arrêt des livraisons de gaz russe. Pour la première fois depuis plus de deux décennies, l’Allemagne ne bénéficie plus d’un avantage en termes de coûts par rapport à ses pairs européens.
L’Allemagne doit également faire face à un vieillissement massif de sa population. Pour lutter contre les pénuries de main-d’œuvre et limiter la hausse des coûts salariaux, les décideurs publics ont misé sur l’immigration. Cependant, en raison de la pression de l’opinion publique, les flux migratoires ont diminué ces dernières années. Or, au cours des cinq prochaines années, la population active devrait baisser de 0,5 % par an, soit la diminution la plus importante de l’OCDE. Dans ce contexte, la croissance de l’Allemagne ne peut guère excéder 0,7 % par an, soit la moitié de son niveau d’avant la pandémie. Pour relancer l’économie, les autorités pourraient augmenter les dépenses publiques, mais elles sont contraintes par des règles budgétaires auto-imposées. Cette politique de rigueur a entraîné une baisse de l’investissement public net annuel, passé de 1 % du PIB au début des années 1990 à zéro dans les années 2020. Malgré les nombreuses critiques à l’encontre du « frein à l’endettement » (qui limite le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB par an), peu d’observateurs s’attendent à un changement avant les élections fédérales de 2025.
La stagnation, voire la récession allemande, est problématique non seulement pour le pays, mais aussi pour l’ensemble de la zone euro. La guerre en Ukraine n’en est pas la seule cause : c’est tout le modèle allemand qui est sous tension. La demande européenne est de plus en plus portée par les services et de moins en moins par les biens industriels. La transition écologique impose une décarbonation des activités et le remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables. L’Allemagne s’est engagée dans cette voie, mais cela nécessite du temps avant que des résultats tangibles ne se manifestent. Le lancement d’un programme d’autoroutes à hydrogène pour 2032 témoigne du volontarisme allemand, mais aussi des délais avant que ces investissements ne produisent leurs effets.
Pétrole iranien ou l’art du camouflage
L’Iran a-t-il la possibilité de mener une guerre contre Israël ? Sur le plan politique, le pari est risqué. Une éventuelle intervention des États-Unis pourrait entraîner la chute du régime des mollahs. Par le passé, les Iraniens ont fait preuve de prudence, préférant agir à travers le Hezbollah ou les Houthis du Yémen. La légitimité du régime est liée à son combat permanent contre les « Grands » et « Petits Satans », mais traditionnellement, le pays est davantage tourné vers l’Asie que vers le Proche ou le Moyen-Orient. Au-delà de ces aspects géopolitiques, un éventuel conflit avec Israël pose la question des capacités financières. De nombreux experts estiment qu’après des années de sanctions, l’Iran pourrait rencontrer des difficultés. À l’exemple de la Russie, il convient toutefois de relativiser les effets des embargos.
Avec le retrait des États-Unis, le 8 mai 2018, de l’accord sur le nucléaire signé avec l’Iran en 2015, un nouvel embargo s’est appliqué à ce dernier. Les exportations de pétrole iranien se sont effondrées. Toutefois, le pays a rapidement trouvé des moyens pour contourner l’embargo. Entre 2018 et 2024, les exportations de pétrole ont été multipliées par douze, atteignant 1,8 million de barils par jour en septembre dernier. En 2023, ces ventes ont généré entre 35 et 50 milliards de dollars de recettes. Les exportations de produits pétrochimiques ont ajouté entre 15 et 20 milliards de dollars supplémentaires. Ces recettes sont équivalentes à celles d’avant l’instauration de l’embargo en 2018.
Pour contourner les sanctions financières, l’Iran a mis en place des réseaux parallèles complexes, en utilisant toutes les solutions technologiques modernes, telles que les monnaies digitales et les comptes virtuels. La Chine, principal importateur de pétrole iranien, est l’un des architectes de ce système et son principal bénéficiaire. Les banques et centres financiers mondiaux, souvent à leur insu, sont utilisés comme des rouages essentiels. Malgré son bannissement financier, l’Iran demeure un acteur important sur les marchés des changes. Il posséderait 53 milliards de dollars et 17 milliards d’euros de réserves placées à l’étranger.
L’Iran est soumis aux sanctions les plus lourdes jamais imposées par les États-Unis à un pays. Ces sanctions visent à contraindre l’Iran à réduire son enrichissement nucléaire et à cesser de financer les organisations terroristes. Logiquement, tout pays ou entreprise traitant avec l’Iran est susceptible d’être poursuivi par les États-Unis. Dans ce contexte, rares sont ceux qui le font ouvertement. L’Iran ne peut ni recevoir ni transférer des dollars, car chaque transaction de ce type, presque partout dans le monde, doit finalement être autorisée par une banque américaine. Pour contourner cet interdit, le gouvernement iranien a adopté des méthodes similaires à celles des cartels de la drogue.
D’ordinaire, les États du Proche et du Moyen-Orient exportent leur pétrole par l’intermédiaire d’une entreprise publique. L’Iran adopte un modèle différent. La National Iranian Oil Company (NIOC), la compagnie pétrolière d’État, a le monopole de la production. La filiale suisse de la NIOC, Naftiran Intertrade Company (NICO), aide à la commercialisation du pétrole à l’étranger, mais une part croissante de celui-ci est allouée aux ministères iraniens, aux organisations religieuses et même aux fonds de pension, qui le vendent eux-mêmes. La manne pétrolière est ainsi répartie entre les différents centres de pouvoir en Iran. L’armée a vendu pour 4,9 milliards de dollars de pétrole en 2022, et la branche extérieure du Corps des Gardiens de la Révolution a vendu pour 12 milliards de dollars. Ces fonds permettent de financer des mouvements terroristes comme le Hamas ou le Hezbollah. Des sociétés écrans sont utilisées pour orchestrer ces ventes. Selon le Trésor américain, Sahara Thunder, en Iran, gère les ventes pour les forces armées tout en se faisant passer pour une société commerciale privée, telle qu’ASB, un groupe immatriculé à Gibraltar et dirigé par Sitki Ayan, proche du président Recep Tayyip Erdoğan. Dernièrement, Baslam, une filiale d’ASB, a transféré 51 % de ses actions à la Force Qods, une unité d’élite des Gardiens de la Révolution, illustrant les liens entre ces entités.
Bien que la Chine absorbe 95 % des exportations de brut iranien, ses entreprises publiques, inquiètes des sanctions éventuelles, refusent d’entretenir des relations directes avec l’Iran. Elles font appel à des courtiers dont les clients approvisionnent des usines autorisées par l’État à traiter le pétrole iranien. La plupart de ces clients sont des petites raffineries indépendantes, surnommées « théières », qui n’appartiennent pas aux grands groupes pétroliers chinois. Les ventes de pétrole s’effectuent via des contrats signés par deux sociétés écrans. Le prix du pétrole dans ces contrats suit généralement le Brent, avec une décote pouvant atteindre 30 dollars par baril. Les devises acceptées incluent le dollar, plus rarement l’euro, le dirham des Émirats ou le yen. Le contrat mentionne rarement l’origine du pétrole ; une origine irakienne, malaisienne ou omanaise peut être indiquée, tandis que la véritable origine est souvent confirmée par une lettre confidentielle.
Plus de 100 sociétés écrans existent pour acheter des pétroliers. Pour le transport, ces sociétés utilisent des navires vieux de plusieurs décennies battant pavillon du Panama. Les pétroliers chargent le pétrole dans un des terminaux d’exportation iraniens, puis prêtent souvent leurs transpondeurs à d’autres navires pour éviter d’attirer l’attention, ou utilisent un logiciel pour donner l’illusion d’être ailleurs. Ensuite, les navires se dirigent vers l’Irak ou Oman, où la cargaison peut être transférée sur un autre navire sous une nouvelle nationalité. Un autre transbordement peut avoir lieu au large de la Malaisie ou de Singapour, après quoi la cargaison part vers la Chine pour brouiller les pistes. De faux certificats d’origine et de faux documents sont fournis tout au long du trajet.
Ces opérations entraînent parfois des vols de cargaison, déclenchant l’intervention des services secrets iraniens. Toutefois, dans la majorité des cas, les marchandises sont livrées sans incident, et le paiement est effectué dans un délai de 45 jours. Par la suite, les autorités doivent réussir à rapatrier l’argent.
Les compagnies pétrolières iraniennes, dont NIOC et PCC, possèdent des départements financiers qui fonctionnent comme des banques. Elles ont créé des sociétés en Iran, appelées « bureaux de change », qui gèrent les paiements étrangers illicites non seulement pour les exportateurs de pétrole, mais aussi pour d’autres secteurs de l’économie iranienne. Ces sociétés ont à leur tour généré de nombreuses sociétés écrans présentes dans les grandes places boursières mondiales. « Rainbow International Commercial Company », par exemple, ou « Glorious Global Limited », sont basées à Hong Kong. Le rôle du propriétaire officiel se limite à assurer la liaison avec les autorités locales et à fournir des autorisations aux Iraniens ou à leurs agents. Un ancien haut fonctionnaire iranien affirme qu’environ 200 ressortissants iraniens, possédant un double passeport, supervisent ces sociétés en Europe. Ces sociétés écrans disposent de comptes dans des banques internationales, leur permettant d’effectuer des transferts et d’accéder au système financier mondial.
L’argent issu des ventes de pétrole est réparti dans de nombreuses destinations. Une partie retourne en Iran, une autre demeure à l’étranger ou est affectée aux organisations terroristes. Certains fonds sont stockés dans des succursales bancaires à Budapest ou Aix-la-Chapelle. Londres est la sixième place mondiale en termes d’entités liées à l’Iran inscrites sur la liste noire des États-Unis. In fine, en incluant les remises, les commissions pour les intermédiaires et les frais financiers, l’Iran reçoit entre 30 et 50 % de devises en moins que s’il pouvait vendre son pétrole sur le marché libre. Dans cette affaire, la grande gagnante est la Chine, qui réduit sa facture pétrolière tout en percevant une partie des commissions liées au blanchiment.