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Concentration de la valeur et du pouvoir aux États-Unis
Aux États-Unis, l’économie se caractérise par une concentration croissante de la valeur et du pouvoir. Quatre des dix entreprises les plus valorisées — Alphabet, Berkshire Hathaway, Meta et Oracle — demeurent contrôlées par leurs fondateurs. Tesla reste dirigée par Elon Musk, dont la fortune est intimement liée à ses actions. Nvidia, devenue première capitalisation mondiale, est toujours sous l’autorité de Jensen Huang, son créateur. À ce dernier, Donald Trump a récemment déclaré : « Vous êtes en train de conquérir le monde. »
Dans tous les secteurs, les premiers de cordée américains renforcent leur puissance, qu’il s’agisse de la musique, incarnée par Taylor Swift, du sport ou des hautes technologies. Quelques individus détiennent désormais un pouvoir sans précédent, non seulement sur l’économie américaine mais aussi sur l’économie mondiale. La technologie comme la culture placent l’individu, davantage encore que l’entreprise, au centre du jeu économique.
Cette personnalisation des sociétés est particulièrement manifeste dans la Silicon Valley. À l’ère de l’intelligence artificielle, quelques figures font « la pluie et le beau temps ». Autrefois, les entreprises mettaient en avant leurs équipes dirigeantes ; aujourd’hui, ce sont les chercheurs vedettes en IA qui dictent l’agenda. L’idée que les cent meilleurs valent de manière exponentielle plus que tous les autres est largement répandue. Mark Zuckerberg, PDG de Meta, aurait proposé des rémunérations à huit ou neuf chiffres pour attirer les meilleurs programmeurs et combler son retard sur OpenAI. Sam Altman, à la tête de cette dernière, affirme qu’« une poignée de personnes seulement » est capable de franchir les véritables frontières technologiques. Elon Musk parle, lui, de « la guerre des talents la plus folle » qu’il ait jamais connue.
Cette bataille ne se limite pas à la technologie. Dans la finance, les grandes banques et fonds d’investissement recrutent à prix d’or des gérants de portefeuilles vedettes. Les grands cabinets d’avocats suivent la même logique : dans les dix premiers, les associés sont en moyenne 40 % plus rentables que dans les suivants, accélérant le déclin du modèle égalitaire où la rémunération dépendait avant tout de l’ancienneté.
Dans le divertissement, les écarts se creusent également. Depuis 2017, le nombre d’artistes gagnant plus de 10 millions de dollars via Spotify a progressé trois fois plus vite que celui des artistes franchissant le seuil des 100 000 dollars. Les célébrités créent leurs propres marques, à l’image de Kim Kardashian ou Hailey Bieber, pour diversifier leurs revenus. Les écrivains eux-mêmes délaissent les journaux traditionnels pour des plateformes comme Substack, valorisée près du double du vénérable Daily Telegraph.
L’économie des superstars n’est pas une invention contemporaine. Dès 1890, l’économiste Alfred Marshall s’interrogeait sur la rémunération des individus dotés de talents exceptionnels. Le public accepte de payer davantage pour un pianiste de génie que pour deux pianistes simplement bons. Les nouvelles technologies de communication amplifient cet « effet superstar » en permettant aux meilleurs de toucher un public mondial, réduisant le rôle des intermédiaires.
Dans l’IA, la compétition entre géants américains pousse les salaires vers des sommets. Plus de 400 milliards de dollars sont investis chaque année dans ce secteur, et les investisseurs attendent des résultats rapides. En Californie, l’interdiction des clauses de non-concurrence accroît le pouvoir de négociation des ingénieurs, libres de changer d’employeur. En juillet, deux chercheurs d’Anthropic sont partis chez Anysphere avant d’être réembauchés quelques semaines plus tard, illustrant cette fluidité.
Les autorités antitrust limitant désormais les acquisitions, les grands groupes nouent des accords de partenariat avec des start-up afin de s’assurer les services de leurs têtes d’affiche : Google avec Windsurf et Character.ai, Microsoft avec Inflection et Mustafa Suleyman, Meta avec Scale AI et Alexandr Wang.
La même dynamique prévaut à Wall Street. Jane Street, l’un des leaders du trading haute fréquence, a engrangé 6,9 milliards de bénéfices nets au deuxième trimestre 2025 avec seulement 3 000 employés. Hudson River Trading, avec 1 000 salariés, a gagné 1,6 milliard, quand Goldman Sachs, pourtant forte de 46 000 collaborateurs, n’a dégagé « que » 3,7 milliards.
Les technologies de communication accentuent encore ces écarts. Les plateformes comme Substack ou OnlyFans permettent aux créateurs de s’adresser directement à leur public et de capter l’essentiel de la valeur créée.
Certains redoutent que cette focalisation sur les grandes figures ne soit le signe avant-coureur d’une bulle. Cette « économie des superstars » interroge l’équilibre du capitalisme mondian. Si elle stimule l’innovation et attire les capitaux, elle concentre aussi richesses et pouvoir entre les mains de quelques individus. À l’heure où l’intelligence artificielle, la finance et la culture fonctionnent de plus en plus sur le mode du « winner takes all », le droit à la concurrence, un des principes cardinaux de l’économie contemporaine est remis en question.
A la recherche des talents
À l’ère de l’intelligence artificielle (IA), celle de nature humaine n’a jamais été aussi cruciale. Tous les parents rêvent d’avoir un enfant HPI, à haut potentiel intellectuel. Le succès de la série télévisée HPI illustre parfaitement l’acuité de ce phénomène. Les personnes dites HPI sont ainsi qualifiées parce que leur quotient intellectuel dépasse 130. Ce seuil, retenu par les psychologues comme un repère, correspond à environ 2 % de la population. Ce sont des individus qui, par la rapidité de leur pensée, leur capacité d’abstraction, leur mémoire étonnante ou leur imagination foisonnante, se distinguent de la norme.
La société, fascinée par cette notion, en a fait une sorte de miroir flatteur. Être HPI est devenu, dans l’imaginaire collectif, une étiquette valorisante, presque enviée. Mais la réalité est plus complexe : derrière le mot, il y a des enfants perdus dans une classe trop lente, des adolescents incompris, des adultes qui doutent d’eux-mêmes malgré leurs réussites. De nombreux talents sont ainsi gâchés.
Prenons l’exemple du Bosniaque Ervin Macic. Double médaillé aux Olympiades internationales de mathématiques, il a mené dès le lycée des recherches en intelligence artificielle afin d’accélérer la vitesse de prédiction des modèles. Il rêvait d’intégrer un laboratoire d’IA pour contribuer à sécuriser cette technologie. Mais il n’a pu rejoindre l’Université d’Oxford, les frais de scolarité s’élevant à 60 000 livres sterling par an, soit cinq fois le revenu annuel de sa famille. Il a dû se contenter de l’Université de Sarajevo, qui ne dispose pas du matériel informatique nécessaire à la recherche avancée.
Ce gaspillage de talents est préjudiciable pour l’économie, qui manque cruellement de chercheurs et d’ingénieurs. Les gouvernements, prompts à déverser des milliards de dollars pour créer des entreprises de semi-conducteurs, négligent la formation et la promotion des meilleurs profils.
Les entreprises comme les États privilégient la chasse aux talents confirmés et investissent peu sur les jeunes à fort potentiel. Ils préfèrent débaucher à prix d’or des chercheurs réputés plutôt que d’améliorer leur système éducatif. Dans la compétition entre la Chine et les États-Unis, Pékin a lancé dès 2008 le « Plan des mille talents », destiné à rapatrier ses ressortissants formés dans les meilleurs programmes étrangers. La Chine prépare désormais un visa K flexible pour attirer les spécialistes en sciences et technologies. Washington dispose, de son côté, du visa O-1A et de la carte verte EB-1A, réservés aux individus « aux aptitudes extraordinaires ». La France a, dans le sillage des restrictions imposées par Donald Trump aux centres de recherche américains, tenté d’attirer des chercheurs. Le Japon, pour sa part, a annoncé un plan de 700 millions de dollars pour recruter les meilleurs scientifiques.
Dans la course aux modèles d’intelligence artificielle toujours plus puissants, certains chercheurs sont considérés comme capables de réaliser des percées valant des milliards de dollars. Sam Altman, directeur d’OpenAI, a évoqué les « ingénieurs-chercheurs 10 000x », ces codeurs ultra-productifs capables de transformer une discipline entière. Ces chercheurs d’élite peuvent être rémunérés comme des dirigeants de grandes entreprises. Seule une minorité atteint ce statut de superstar. Le 1 % des chercheurs les plus cités génère à lui seul plus d’un cinquième des références académiques. Le talent individuel compte en matière de disruption technologique, comme l’a prouvé jadis James Watt avec la machine à vapeur, ou plus récemment Katalin Karikó avec l’ARNm, qui a ouvert la voie aux vaccins contre le Covid-19.
Aujourd’hui encore, une grande partie des êtres d’exception n’est pas exploitée. 90 % des jeunes vivent dans les pays en développement, mais les prix Nobel sont presque exclusivement attribués aux États-Unis, au Canada, à l’Europe et au Japon. Selon Paul Novosad, le prix Nobel moyen est né dans le 95e centile de revenu mondial. Aux États-Unis, Alex Bell (Georgia State University) a montré que les enfants issus du 1 % des ménages les plus riches ont dix fois plus de chances de devenir chercheurs que ceux issus de foyers modestes. Corriger les écarts de classe, de genre et d’origine ethnique quadruplerait le nombre d’innovateurs et accélérerait fortement le rythme des découvertes.
Comment détecter et cultiver les talents ?
L’effort pour permettre l’éclosion de génies doit commencer très tôt dans le système éducatif. Il faut soutenir les enfants durant le primaire et le secondaire afin de leur ouvrir les portes des établissements d’enseignement supérieur de renom. Ruchir Agarwal (Harvard) et Patrick Gaule (Bristol) ont constaté que les olympiens en mathématiques issus de pays pauvres publient beaucoup moins à l’âge adulte que leurs homologues des pays riches, et qu’ils ont deux fois moins de chances d’obtenir un doctorat dans une université d’élite. Philippe Aghion (Collège de France) et ses coauteurs ont montré qu’un adolescent à haut potentiel, placé dans une famille aisée, a bien plus de chances de devenir chercheur de haut niveau.
Le sport fournit un exemple éclairant : le baseball a mis en place dès le XXe siècle ses « farm systems » pour recruter de jeunes talents prometteurs, un modèle repris par la NBA avec ses académies mondiales. Résultat : l’émergence de joueurs venus de pays variés. Des jeunes Français ont pu intégrer la NBA, chose impensable dans les années 1960 ou 1970.
Du mentorat aux écosystèmes
La détection ne suffit pas. Les talents doivent être encadrés et bénéficier d’un environnement intellectuel favorable. Les recherches de Ian Calaway (Stanford) montrent que lorsqu’un enseignant anime un club de mathématiques, les élèves brillants sont beaucoup plus susceptibles d’être repérés et de poursuivre une carrière scientifique. L’accès à des pairs de haut niveau est tout aussi essentiel.
Les barrières institutionnelles
Les grandes universités demeurent des portes d’entrée décisives, mais leurs incitations restent biaisées. Les bourses pour étudiants étrangers d’exception sont rares : à Cambridge, 600 bourses pour plus de 24 000 candidats internationaux ; aux États-Unis, seuls Harvard, MIT, Princeton et Yale couvrent intégralement les frais de quelques centaines d’étudiants étrangers par an. Donald Trump a même tenté de réduire ce type d’accès.
La majorité des talents des pays pauvres restent donc à l’écart. Selon une estimation, lever ces barrières financières pourrait accroître de 50 % la production scientifique des prochaines générations. Des initiatives existent cependant : le Global Talent Fund, fondé par Agarwal et Gaule, finance les médaillés des Olympiades pour leur permettre d’intégrer les meilleures universités. D’autres programmes, comme Rise (Schmidt Futures et Rhodes Trust) ou le Regeneron Science Talent Search, offrent bourses, mentorat et financements de projets.
Un enjeu stratégique mondial
Les pays capables de mobiliser les talents remportent les courses stratégiques. Le projet Manhattan ou Apollo ont reposé sur le recrutement délibéré de scientifiques étrangers. Aujourd’hui, les États-Unis peinent à maintenir cette attractivité, tandis que la Chine forme désormais près d’un quart des chercheurs mondiaux en intelligence artificielle.
Le génie humain est une ressource rare qui en plus est mal exploitée. Des millions d’esprits brillants restent prisonniers de barrières sociales, financières ou institutionnelles, quand quelques-uns seulement parviennent à franchir les portes des universités de prestige ou des laboratoires de pointe. La bataille des talents n’est pas seulement académique ou économique, elle est stratégique, au même titre que l’énergie ou la défense. Les nations qui sauront détecter, former et retenir leurs esprits les plus prometteurs prendront une avance décisive dans la course scientifique et technologique.
L’économie de la Russie touchée mais pas encore coulée
Bruno Le Maire avait déclaré, de manière un peu présomptueuse, que les sanctions mettraient l’économie russe « à genoux » après l’invasion de l’Ukraine. L’Union européenne a adopté, depuis mars 2022, dix-huit trains de sanctions, et le 19 septembre dernier, la Commission européenne en a proposé un dix-neuvième. Les États-Unis, de leur côté, ont placé sous sanctions quelque 5 000 personnes et entités. Et pourtant, malgré ces mesures sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, la Russie a fait preuve d’une réelle résilience, grâce au contournement des embargos et à ses fonds souverains. Elle n’a connu qu’une brève récession en 2022. Scott Bessent, le secrétaire au Trésor américain, a récemment affirmé que des sanctions plus sévères, incluant des tarifs visant les pays achetant du pétrole russe, provoqueraient l’effondrement total de l’économie russe et contraindraient Vladimir Poutine à s’asseoir à la table des négociations. Mais cette prophétie a-t-elle davantage de chances de se réaliser que celle de 2022 ?
Après un rebond en 2023 et 2024, en lien avec la mise en place d’une économie de guerre, la croissance russe s’essouffle depuis le début de l’année 2025. En juillet, le PIB n’a progressé que de 0,4 % sur un an. Selon une enquête auprès des directeurs d’achat, l’activité se contracterait depuis plusieurs mois. La croissance des bénéfices des entreprises reste faible, pesant sur le cours des actions, tandis que les salaires réels décélèrent également, signe avant-coureur d’une récession.
Le ralentissement de l’activité s’explique par la remise en cause des mesures de soutien économique édictées après l’invasion de 2022. Le montant des aides avait atteint l’équivalent de 5 % du PIB en 2023. L’appui coûteux à l’investissement privé a pris fin. Par ailleurs, la politique monétaire a été durcie afin de contenir l’inflation : le relèvement des taux directeurs par la banque centrale pèse désormais sur les investissements.
Les conséquences des sanctions sont difficiles à mesurer. La production de pétrole recule. Entre janvier et mars 2025, la Russie a exporté pour 96 milliards de dollars de biens, catégorie dominée par les produits pétroliers, contre 155 milliards sur la même période en 2022. La baisse des cours du pétrole s’ajoute aux sanctions pour expliquer cette évolution. Les dernières mesures restrictives pourraient accentuer la pression : elles visent les entreprises qui achètent du pétrole en violation des embargos, ainsi que celles qui approvisionnent la Russie en biens stratégiques. Pour l’heure, les Russes ont fait preuve d’ingéniosité pour contourner les sanctions, en créant une flotte fantôme et en acheminant des biens occidentaux via des pays non alignés. Le contrôle reste ardu, la réexportation multipoints et la faible visibilité sur les approvisionnements des raffineurs compliquant la traçabilité du brut. La Russie a également recouru au troc avec ses partenaires — du blé contre des voitures, par exemple — afin d’éviter les transferts financiers. Cette résilience n’incite guère Vladimir Poutine à négocier. Pour l’instant, aucune détérioration majeure du marché du travail n’est visible et les salaires réels restent à des niveaux historiquement élevés. À rebours du pessimisme qui domine dans les économies occidentales, les Russes n’ont que rarement eu une perception aussi favorable de leur situation économique. Dans le même temps, les finances ukrainiennes apparaissent de plus en plus sous tension. Le temps, pour l’instant, joue en faveur de Moscou.