Le Coin de la Conjoncture
La France et l’Allemagne, des associés aux intérêts pas toujours convergents
De longue date, les Français et les Allemands ont des approches différentes en matière de politique économique. Les premiers privilégient la relance de la consommation quand les seconds préfèrent conforter leurs exportations. Les premiers ont des réflexes d’emprunteurs quand les seconds ont des comportements de prêteurs. Si depuis 1983, la France s’est convertie à la politique de la désinflation compétitive, ce choix est ressenti comme subi et ne semble pas avoir donné tous les résultats espérés. Depuis une vingtaine d’années, les deux pays semblent diverger tant en matière des finances publiques, qu’au niveau des échanges extérieurs et de l’emploi.
Avec le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, la France et l’Allemagne en deviennent les deux piliers. Cette situation n’est pas sans risque. Le premier serait la restauration de l’ancien duopole qui exclurait du processus de décision les autres Etats dont l’Italie, le Benelux, l’Espagne ou la Pologne. Dans une Europe à 9, 12 ou 15, le poids de la France et de l’Allemagne était prédominant. En outre, dans les années 70 ou 80, la proximité historique de la Seconde Guerre mondiale était telle qu’elle imposait un accord entre les deux ennemis héréditaires. Avec l’élargissement de l’Union européenne, avec l’unification de l’Allemagne, cette situation n’est plus de mise. Les Etats d’Europe de l’Est entendent avoir également voix au chapitre. Le deuxième risque est lié à la divergence croissante des intérêts entre les deux pays rendant de plus en plus difficile l’élaboration de projets communs susceptibles d’être proposés aux autres Etats membres. La divergence peut être politique et économique.
Sur le plan politique, l’Allemagne n’est plus celle de 1970 ou de 1990. Longtemps, elle a considéré que sa responsabilité lors de la Seconde Guerre mondiale l’empêchait de jouer les premiers rôles au niveau international. Ses dirigeants laissaient les Français occuper les premiers rangs. Son objectif était le développement économique et la stabilité de son régime politique. La réunification a été une divine surprise mais pour l’imposer comme une évidence aux autres nations, l’Allemagne a opté pour la modestie. Helmut Kohl a souhaité que son pays conserve ses liens privilégiés avec les Etats-Unis et son attachement à l’Union européenne. Il a obtenu l’accord de toutes les puissances au prix de quelques concessions, notamment sur la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse concernant la frontière avec la Pologne, Russie comprise, et sur l’absorption de l’Allemagne de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest. L’Allemagne réunifiée s’est imposée, en toute discrétion, comme la première puissance économique du Continent. Pendant plusieurs années, ce changement de dimension a été masqué par le coût de la réunification (transferts de plus de 150 milliards d’euros par an). Selon le politologue américain, Graham T. Allison, jamais, en Europe, un Etat n’avait réussi à dominer aussi fortement de manière pacifique. Les réticences françaises ou britanniques ont été assez faibles au regard de l’enjeu. La Russie trop affaiblie n’avait pas les moyens de s’opposer à la réorganisation du continent.
Les Français ont arraché la monnaie unique en 1990 aux Allemands qui ne souhaitaient sacrifier leur monnaie et leur politique monétaire car ils avaient besoin de faire passer leur projet de réunification. Même si le projet de création de la monnaie européenne avait été engagée depuis les années 70 et surtout depuis 1985, en Allemagne, les oppositions étaient nombreuses, en particulier au sein de la Bundesbank. Helmut Kohl a joué durant plusieurs années l’ambiguïté. Si aujourd’hui, certains estiment que l’euro fait la part belle aux intérêts allemands, ce n’était pas vécu ainsi il y a trente ans. La monnaie commune, par nature, repose sur une mutualisation et sur une coordination des Etats membres. Pour la première puissance monétaire de l’Europe, cela aboutissait à un réel transfert de souveraineté que certains jugeaient inutiles et dangereux. Dans les années 90, l’Allemagne dictait sa loi monétaire aux autres pays, la France comprise. Notre pays avait été contraint de s’aligner sur la politique de la Bundesbank entre 1991 et 1994 et d’augmenter ses taux afin d’éviter une série de dévaluations.
Au début des années 2000, l’Allemagne était présentée comme l’enfant malade de l’Europe au plan économique avec une croissance en berne, une inflation en hausse et des résultats extérieurs en baisse. A partir de 2004, après la mise en œuvre d’une politique de maîtrise des coûts salariaux, elle a renoué avec les excédents commerciaux et a enregistré une croissance supérieure à la moyenne de la zone euro. Elle a progressivement reconstruit son Hinterland avec les pays d’Europe de l’Est qui ont intégré l’Union européenne. De son côté, la France a commencé à rencontrer des problèmes à partir de 2003 avec la réapparition d’un déficit commercial important accompagnant un fort mouvement de désindustrialisation. L’Allemagne a profité à plein du cycle industriel qui s’est amorcé au début du siècle. Les entreprises des pays émergents ont commandé des biens d’équipement en Allemagne quand les classes moyennes et supérieures de ces pays ont acquis des voitures des constructeurs allemands. Lors de ces vingt dernières années, le poids de l’industrie allemande est passée de 18 à 20 % du PIB en Allemagne quand il a diminué de 12 à 10 % du PIB en France. La France dont l’économie est avant tout tertiaire était moins bien positionnée pour prendre des parts de marché. En outre, ses industries plutôt positionnées sur la gamme moyenne ont été concurrencées par celles des pays émergents. Pour résister à cette nouvelle concurrence, les entreprises françaises ont été conduites à délocaliser plus vite et plus fortement que leurs homologues allemandes.
Depuis le début du siècle, les choix allemands se sont révélés gagnants au niveau économique. En 2018, l’Allemagne occupait de loin la première place économique de la zone euro et de l’Union européenne. Son PIB est supérieur à celui de la France de 30 %. Pour le PIB par habitant, l’écart était de 12 % quand ils étaient identiques il y a trente ans. Le taux de chômage est en Allemagne de 3,1 % contre 8,5 % en France (novembre 2019). Le budget est excédentaire Outre-Rhin quand le déficit reste proche de 3 % du PIB. De même, l’Allemagne respecte à nouveau tous les critères de Maastricht quand la dette publique française a franchi le seuil des 100 % du PIB en 2019. Entre 2003 et 2018, l’Allemagne a considérablement augmenté ses actifs extérieurs nets qui sont passés de 5 à 70 % du PIB quand la dette extérieure française nulle en 2004 atteint désormais 20 % du PIB. L’Allemagne a un niveau d’épargne supérieur à celui de la France, ce qui l’incite à réclamer une meilleure rémunération de l’argent.
Avec l’arrivée à maturité de l’industrie des pays émergents et la montée en gamme de leur production, l’Allemagne subit depuis deux ans un choc économique important se traduisant par une baisse de ses exportations. Les industries traditionnelles en Allemagne (auto, chimie, biens d’équipement) rencontrent une baisse d’activité qui est accentuée par le durcissement des normes environnementales. Ce changement de donne pourrait rapprocher les deux pays qui auraient tout intérêt dans le domaine de l’énergie et des nouvelles technologies de coordonner leurs actions.
L’Allemagne a toujours considéré que pour maintenir sa compétitivité, un taux de change élevé de l’euro lui était profitable. Sa stratégie repose sur une importation à bas coûts des biens intermédiaires fabriqués dans les pays émergents. L’Allemagne importe deux fois plus de ces biens que la France. Par ailleurs, un euro fort sert d’argument pour maintenir la rigueur salariale. La France pourrait tirer avantage d’un euro fort réduisant le coût des importations ; mais les gouvernements ont toujours défendu l’idée d’un euro faible afin de favoriser les exportations, sans pour autant que cela soit couronné de succès.
Même si officiellement, les autorités allemandes n’en font pas état, leur pays a bénéficié de la sous-appréciation de l’euro en permettant dans les années 2000 et 2010 une forte croissance des excédents commerciaux.
Le vieillissement de l’Allemagne est plus avancé et plus important que celui de la France. La proportion de personnes de plus de 60 ans au sein de la population totale est passée de 23 à 29 % de 1999 à 2019. Elle atteindra 34 % en 2029. Pour la France, cette proportion est passée de 21 à 26 % et devrait atteindre 30 % en 2029. Le regard sur l’endettement est très différent entre les deux pays.
En Allemagne, en vertu de l’ordolibéralisme, les gouvernements veillent à mettre en place un environnement favorable aux affaires, mais n’interviennent pas dans les décisions des entreprises ; en France, l’interventionnisme étatique en France est de mise avec la multiplication des partenariats avec les grandes entreprises. Les choix technologiques sont fortement influencés par l’État. Ces deux conceptions très différentes rendent délicates l’élaboration de politiques communes, que ce soit sur le plan industriel ou sur ceux concernant les changes ou les finances publiques. Certains estiment que l’Allemagne pourrait évoluer compte tenu des problèmes auxquels sont confrontées ses industries traditionnelles (automobile, chimie, biens d’équipement) en raison de la fin du cycle économique et des nouvelles contraintes environnementales. Le changement de paradigme ne doit pas faire oublier les spécificités et les traditions allemandes. L’Allemagne est un pays fédéral dont la population se méfie de toute tentation centralisatrice. La force du pays est de disposer d’un grand nombre de bassins d’emploi diversifiés. La mise en place de politique nationale voire européenne n’est pas souhaitée car elle aboutirait à remettre en cause un des fondements de la construction allemande telle qu’elle s’est façonnée depuis 1949. Si les relations avec la France sont depuis longtemps normalisées, il n’en demeure pas moins qu’une méfiance demeure. La France est suspectée de vouloir imposer ses vues aux autres Etats membres, voire de tirer profit de l’économie de ses voisins. La rancœur face aux épisodes napoléoniens s’est transmise de génération en génération.
Les huit risques pour 2020
L’année 2019 devait être une année noire sur le plan économique ; elle s’avéra tout au plus médiocre. 2020 est censée être meilleure sans être exceptionnelle. Une légère reprise est attendue permettant un retour de la croissance mondiale autour de 3 % contre 2,8 % l’année dernière. Deux points d’incertitude qui ont miné l’année 2019 semblent avoir été levés. Le Brexit devrait avoir lieu d’ici le 31 janvier mais il se fera de manière négociée. La prochaine signature d’un accord commercial entre les Etats-Unis et la Chine devrait contribuer à une augmentation des échanges mondiaux. Si ces menaces sont en voie de résorption, d’autres demeurent ou peuvent apparaitre au point de remettre en cause le cours de l’économie mondiale : crise au Moyen-Orient situations politiques aux Etats-Unis ou en Allemagne, révoltes sociales dans des pays avancés, tensions politiques et sociales en Amérique latine, crise financière en Chine
Une crise majeure au Moyen-Orient
Dès les premiers jours du mois de janvier, un des facteurs de risques s’est concrétisé avec la décision des Etats-Unis d’éliminer le Général iranien Qassem Soleimani, en charge des opérations extérieures. Si jusqu’à maintenant, cette décision n’a pas déclenché une guerre véritable malgré les représailles mises en œuvre par l’Iran, elle a rappelé que le Moyen-Orient demeure toujours une zone à risques. Fidèle à la tradition perse, l’Iran entend devenir la puissance incontournable du Moyen-Orient entrant ainsi en concurrence avec l’Arabie Saoudite, allié des Etats-Unis. Son opposition viscérale à Israël rapproche celle des monarchies sunnites de la région. Compte tenu de la proximité des élections américaines de novembre prochain, une inflammation de la région est en l’état peu imaginable. Si pour le moment, les cours du pétrole sont restés au regard des évènements assez stables, un conflit armé provoquerait une forte hausse. Pour l’économie mondiale, un pétrole au-delà de 120 dollars signifie un réel ralentissement économique et une possible récession.
Une hausse brutale des taux lié à un sentiment de défiance à l’encontre de certains acteurs économiques ou Etats
Le choc obligataire est craint depuis plusieurs années. La montée de l’endettement privé comme public est une source de risque. Que ce soit au moment des subprimes ou de la crise grecque, le problème apparaît au moment où les prêteurs considèrent qu’ils ne seront pas remboursés. Le maintien d’un minimum de croissance et le rôle de banquier en dernier recours joué actuellement par les banques centrales constituent pour le moment deux assurances. La forte implication des banques centrales s’accompagne, en outre, d’un fort volant d’épargne. Les faibles taux d’intérêt pratiqués réduisent les risques d’insolvabilité tant de la part des acteurs privés que des acteurs publics.
Un fort ralentissement de la croissance et une crise financière en Chine
La croissance de la Chine pourrait ralentir plus que ce qui est prévu et passer en-dessous de la barre des 6 % en 2020. La poursuite de la baisse de la demande industrielle pourrait occasionner une forte contraction des exportations qui ne pourrait pas être compensée par l’augmentation de la demande intérieure, les Chinois épargnant une part considérable de leurs revenus par précaution et pour financer leur retraite. Une chute des exportations s’accompagnerait de celle des investissements. Depuis 2017, la progression de la formation brute de capital fixe est très faible témoignant d’un réel pessimisme des acteurs économiques. La situation chinoise pourrait se compliquer en raison d’un rapide recul de la profitabilité et de la solvabilité des entreprises, avec des coûts salariaux augmentant beaucoup plus vite que les prix.
Les difficultés du high yield aux États-Unis
Les taux d’intérêt bas assurent une forte solvabilité des États, des ménages et des entreprises dans les pays de l’OCDE, mais il y a une exception, les obligations à fort rendement, le « high yield » aux États-Unis, pour lequel dégradation de la qualité de crédit est constatée avec à la clef une hausse des défauts. Ces défaillances seraient imputables à un excès d’endettement et à une faiblesse des profits.
La situation difficile de grands pays émergents
Plusieurs pays émergents d’Amérique latine et d’Asie ont un déficit extérieur structurel important pouvant les exposer à un risque financier majeur en cas de problème au niveau de la croissance internationale ou en cas de crise géopolitique. Sont d’abord concernés, l’Argentine, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Turquie et l’Inde. Leurs difficultés de financement de leur déficit extérieur peuvent conduire à la dépréciation de leur taux de change provoquant des sorties de capitaux et les obligeant à augmenter leurs taux d’intérêt. Un cycle récessif s’installerait alors dans ces pays Depuis 2018, les taux de change marquent une défiance à l’encontre de ces pays.
Le poids de la réglementation climatique
Les réglementations visant à réduire les émissions de Co2 se durcissent et cela tout particulièrement en Europe. Le risque est la destruction d’emplois, des surcoûts au niveau de la production et une moindre rentabilité. Plusieurs secteurs sont exposés, en premier lieu l’automobile qui représente, 1,43 % de l’emploi total en Europe. Les investisseurs se détournent des activités jugées incompatibles avec la transition énergétique. Cette situation pénalise les secteurs énergétiques et chimiques. Par ailleurs, le passage aux énergies renouvelables peut peser, un temps, sur la compétitivité des pays les plus en pointe.
La problématique du plein emploi et du vieillissement
Plusieurs pays sont en situation de plein emploi : les Etats-Unis, l’Allemagne, la République tchèque, etc. Même dans des pays ayant des taux de chômage élevés comme la France, des goulots d’étranglement existent dans le recrutement. La croissance peut être entravée par la difficulté d’accroître la population active ; celle-ci étant bridée par ailleurs par le phénomène du vieillissement et du manque de qualification. Le taux de participation au marché du travail est de 87 % de la population en âge de travailler au sein de l’OCDE en 2018 contre 82 % en 2002. L’amélioration du taux de participation constitue un des impératifs majeurs de cette année afin de conforter la croissance.
Les risques sociaux et politiques
Les risques sociaux sont les plus difficiles à appréhender. Après une longue décennie de colmatage de l’économie après le double choc de la mondialisation et de la crise de 2008, les tensions sociales se font jour. Elles sont d’autant plus prégnantes que la digitalisation des activités entraine une polarisation des emplois mettant sous pression les classes moyennes. Le ressenti d’appauvrissement, de déclassement, la peur de la précarité traverse tous les pays avancés, que ce soient les Etats-Unis, la France et l’Allemagne. La question du financement des retraites est au cœur du débat public. En Allemagne, la grande coalition menace d’exploser sur la question de la revalorisation des petites pensions quand le conflit en France dans les transports publics au sujet du régime universel est un des plus longs que notre pays ait connu. Le retour du fait social prend des nouvelles formes avec le rôle accru des réseaux sociaux, des rumeurs, des chaines d’information. La décision de Boris Johnson d’augmenter le salaire minimum de 20 % au Royaume-Uni constitue un signe que le problème des revenus devrait être au cœur des prochaines élections.