Le Coin de la Conjoncture
De « l’Helicopter money » sans le dire
Les pays de l’OCDE ont recours à la création monétaire pour financer les transferts publics générés par la crise sanitaire. Le chômage partiel, le soutien direct aux travailleurs non-salariés, et les aides aux entreprises sont assimilables à une distribution de revenus par les pouvoirs publics et, dans les faits, par les banques centrales, ces dernières prenant en charge une part croissante des déficits publics. Sans le proclamer officiellement, les Etats pratiquent « l’Helicopter Money ». L’encours des dettes publiques des pays de l’OCDE détenu par les banques centrales est passé de moins de 1000 à 14 000 milliards de dollars de 2008 à 2020. Depuis le début de la crise sanitaire, elles ont été amenées à financer pour 4000 milliards de dollars de dettes publiques en lien avec le gonflement des déficits publics qui sont passés de 2,5 à 14 % du PIB.
Cette distribution de revenus est pour le moment en grande partie épargnée, de manière contrainte en période de confinement, et par précaution pendant et après. Les entreprises ont également augmenté leur trésorerie en demandant les prêts auxquels elles avaient le droit. Au sein de l’OCDE, le taux d’épargne des ménages était de 22 % du revenu disponible brut à la fin du premier semestre, contre 11 % avant la crise. Les ventes détail y étaient inférieures de plus de 10 % par rapport à la normale. L’investissement des entreprises est en net recul (-15 %) à fin septembre. Les mises en chantier sont également en retrait de 10 %. Sur ce sujet, il convient de souligner que ces dernières sont inférieures de 40 % au niveau atteint avant 2007 et cela malgré la baisse des taux d’intérêt.
Dans ce contexte de crise sanitaire persistante, la distribution de monnaie a, pour le moment, peu d’effets sur la conjoncture. L’épargne neutralise l’effet « Helicopter Money » d’autant plus qu’elle reste très liquide. Le rebond économique suppose donc une reprise de l’investissement qui sera facilité par une épargne de long terme abondante et par une reprise de la consommation. L’investissement est une des clefs de voûte de la réussite du redémarrage économique afin d’enrayer la chute de la croissance potentielle.
De la dette au défaut de bilan, qui paiera les pots cassés ?
Pourrons nous échapper à la question de la solvabilité des Etats ? Supposés être éternels, leur dette est censée être indéfiniment reportable. A la différence d’une entreprise, l’Etat ne disparaît pas en cas de non-remboursement de sa dette. Il n’en demeure pas moins que la quasi-totalité des Etats ont été, à un moment ou un autre, confrontés à une situation de défaut, c’est-à-dire en incapacité de faire face à leurs échéances. L’Espagne a connu entre le 16ème et le 19ème siècle quatorze défauts de paiement. Sur la même période, la France a fait faillite près de dix fois, le dernier incident remontant à 1812. Avec sept défauts de paiement, la Grèce figure parmi les pays les plus fragiles. Ce pays est celui qui a passé le plus de temps en situation de défaut (ou de rééchelonnement de dette), près de la moitié du temps depuis son indépendance en 1830. Le Portugal a été également sept fois en défaut de paiement, le premier datant de 1560. La Prusse puis l’Allemagne l’ont été à huit reprises dont 4 entre 1807 et 1814 et la dernière en 1939. Les Etats-Unis ont connu l’infamie du défaut de paiement lors de la Guerre de Sécession. Depuis 1976, près d’une centaine de pays ont été défaut de paiement dont le Venezuela, l’Argentine mais aussi la Russie en 1992. Parmi les Etats qui n’ont jamais été confrontés à un tel problème figurent l’Australie, la Nouvelle Zélande ou le Canada.
L’Etat étant supposé éternel, sur longue période, la dette ne serait pas un problème. Dans le passé, les banqueroutes ont ruiné des rentiers, appauvri des seigneurs, des bourgeois, le clergé. Elles permettent une redistribution des biens comme dans un jeu de Monopoly. De belles fortunes se sont constituées durant la Révolution grâce aux assignats. De même, en 1945, en pleine inflation, dans l’effervescence de la Libération, des fortunes ont changé de mains quand d’autres ont émergé. Toute grande crise rebat les cartes. En 2008/2009, la crise était de nature financière. Elle avait provoqué quelques faillites d’établissements bancaires, de Lehman Brothers à Dexia, mais les effets sur le tissu économique ont été moins visibles tout en étant insidieux. Il pourrait en aller différemment dans les prochains mois.
Avec la crise sanitaire, l’endettement des pays occidentaux s’est accru en moyenne de 20 points de PIB, le portant au-delà de la barre des 100 % du PIB. En tant que tel, il n’y pas une barre maximale à ne pas dépasser pour les Etats. Le critère de 60 % du PIB retenu par le Traité de Maastricht reposait tout à la fois sur des considérations politiques et financières. Il permettait à la France et quelques autres Etats de se qualifier alors à la Zone euro. Par ailleurs, dans le contexte de taux et de croissance de l’époque, une dette inférieure à 60 % du PIB était censée ne pas s’autoalimenter avec un déficit inférieur à 3 % du PIB. La baisse des taux d’intérêt a réduit la charge de la dette, augmentant d’autant les capacités d’endettement des Etats. En revanche, celle-ci s’est amoindrie avec la baisse de la croissance potentielle et la faiblesse de l’inflation. La limite d’endettement d’un Etat dépend tout simplement de sa capacité à rembourser aujourd’hui et demain. La dette publique du Japon dépasse 250 % du PIB sans occasionner des tensions particulières car les Japonais sont des épargnants zélés qui investissent dans les obligations d’Etat. Par ailleurs, ce pays dégage des excédents importants au niveau de sa balance des paiements facilitant son financement.
Une dette est un transfert sur les générations à venir si le retour sur investissement est inférieur à son coût. Si le surplus de croissance lié à la dette covid-19 est supérieur au coût de cette dernière, les générations seront gagnantes. En revanche, si elle ne génère pas de croissance, ce sera une charge de plus à honorer ou à transférer à la génération suivante. Si le défaut de paiement revient à pénaliser les épargnants, les créanciers d’aujourd’hui et d’hier, un endettement non créateur de richesses aboutit à ponctionner les jeunes et les générations à venir.
Après la crise de 2009, les Etats confrontés à un déficit deux fois moins élevé qu’aujourd’hui ont eu recours à des hausses d’impôt pour le réduire. Ce fut également le cas entre 2010 et 2015 au sein de la Zone euro après la crise des dettes souveraines. Ce précédent récent a laissé un goût amer aux populations et aux gouvernements. Le niveau élevé des prélèvements obligatoires laisse peu de marges de manœuvre, en particulier en France. Le fort recul du PIB lié à l’épidémie dissuade les gouvernements à relever les impôts qui auraient un effet récessif.
Malgré tout, comme nul n’imagine une succession de défauts de paiement ou d’effacement de la dette, des voix se font entendre pour taxer les personnes et/ou les entreprises qui auraient, à l’image des profiteurs de guerre, réalisé des profits indus. Assez étrangement, les épargnants sont parfois placés dans cette catégorie. Depuis le mois de mars, en plus des épargnants qui ont le tort d’épargner à défaut de pouvoir consommer, figurent sur cette liste les assureurs, les GAFAM, la grande distribution. Certains sont accusés de ne pas acquitter d’impôts sur le territoire comme Amazon. Cette dernière paie pour près de 500 millions d’euros chaque année en France. De leur côté, les assureurs, avant même la fin de l’exercice comptable, se sont vu enjoindre de payer une taxe covid-19 de 1,5 milliard d’euros qui se rajoute à la contribution au fonds de solidarité de 400 millions euros.
Pour financer la crise, certains en appellent à la restauration en France de l’Impôt de solidarité sur la fortune qui a été supprimé, du moins en ce qui concerne les biens non immobiliers en 2018. La remise en place de cet impôt pourrait générer 3 milliards d’euros de recettes. Elle mettrait un terme au retour de certains exilés fiscaux et nuirait à l’attractivité fiscale du pays. A défaut du retour de l’ISF, d’autres préconisent une taxation de l’épargne dormante afin d’inciter les ménages à consommer ou à effectuer des placements de long terme.
Aujourd’hui, la vitesse de circulation de la monnaie est lente, induisant une faible inflation. Les pouvoirs publics souhaitent une accélération des transactions afin de faciliter le redémarrage de l’économie et d’amener une hausse des prix qui faciliteront, l’un et l’autre le remboursement de la dette. Cela suppose que les banques centrales acceptent une inflation supérieure à celle de ces dix dernières années. La FED américaine a officiellement indiqué qu’elle mettait entre parenthèse son objectif d’inflation ; la BCE est restée plus ambigüe sur le sujet. Si la hausse des prix depuis les années 1990 a été refusée, celle des prix des actifs ne l’est pas. L’inflation s’est transférée des salaires, des biens et des services vers l’immobilier et les actions.
La création monétaire massive provoque un effet de rééquilibrage de portefeuille avec un réinvestissement dans d’autres classes d’actifs. L’augmentation des prix de l’immobilier est d’autant plus forte qu’en France, comme dans la majorité des pays de l’OCDE, les mises en chantier sont en baisse sur une dizaine d’années. Du fait des difficultés des locataires à s’acquitter de leurs loyers avec la crise, et d’une diminution des surfaces des bureaux, les prix de l’immobilier pourraient s’orienter à la baisse. Si l’aversion pour le risque diminue avec le retour de la croissance rendue possible par la large diffusion des vaccins contre la covid-19, le cours des actions pourrait augmenter fortement dans les prochains mois avec la possible constitution d’une bulle. Depuis la crise des subprimes, les cours boursiers ont été multipliés par 2,5 au niveau des Etats membres de l’OCDE, soit plus que l’immobilier (+60 %). L’augmentation des prix d’actifs qui n’est pas corrélée à celle des revenus favorise les détenteurs de patrimoine à la condition qu’ils le consomment, ce qui est rarement le cas. En règle générale, les propriétaires d’un logement vendent pour en racheter un autre. Ce sont donc les nouveaux entrants sur le marché du patrimoine, en particulier les jeunes actifs qui sont pénalisés. Au regard de leurs revenus ou de ceux générés par les biens immobiliers, ils acquittent des logements trop chers, déconnectés des réalités économiques classiques. Il y a une taxation indirecte via le patrimoine.
La croissance potentielle supportera-t-elle un troisième confinement ?
Une course de vitesse s’engage dans le cadre de la guerre contre le coronavirus pour engager de manière massive et aussi rapide que possible la vaccination de la population. Cet exercice sans précédent nécessitera la mise en place de plans de production et de vaccination associant un grand nombre d’acteurs. L’objectif est d’éviter la survenue d’une troisième vague exigeant un nouveau confinement dont le coût économique et psychologique serait élevé. Si le deuxième confinement a été moins violent que le premier au niveau de l’activité, il a souligné que les Etats occidentaux restaient tributaires de l’évolution de la pandémie. Il a cassé la dynamique de reprise du troisième trimestre. Dans ces conditions, le recul du PIB en France pourrait atteindre -11 % et de -5,5 à -6 % pour la Zone. Par ailleurs, par un effet de base, la croissance de 2021 sera affaiblie. Par rapport aux prévisions de l’été, la perte de croissance est évaluée à 1 point. Ainsi, celle-ci se situerait entre -5 et -6 % pour la France et la Zone euro.
La deuxième vague devrait avoir une incidence non négligeable sur la croissance potentielle des pays concernés. En conduisant à des reports d’investissement et en amenant une destruction de capital, elle réduit le potentiel productif des économies. Après la crise des subprimes, la croissance potentielle s’était déjà contractée. Il en fut de même en Europe après la crise des dettes souveraines.
La croissance potentielle est en baisse en raison de la diminution de la population active ayant un emploi. La montée du chômage entraîne une perte de capital humain et une diminution des compétences. Ce risque est d’autant plus élevé que plusieurs secteurs menacés figurent parmi ceux qui jusqu’à maintenant créaient des emplois à forte qualification comme l’aéronautique ou l’automobile.
En l’état actuel, la perte de croissance potentielle est évaluée entre 0,5 et 0,6 point (sur la base de 0,1 point par point de recul de PIB sur les années 2020 et 2021). En revanche, si un nouveau confinement s’imposait en 2021, la perte de croissance potentielle serait bien plus élevée jusqu’à un point, avec comme risque une longue période de stagnation. Un troisième confinement mettrait un peu plus en danger les finances des Etats contraints de venir en aide à un nombre croissant de secteurs d’activité.
Le premier confinement devait être unique puis il y a eu le
deuxième qui est supposé être le dernier de la série. Il faut l’espérer mais
rien ne le garantit tant que l’immunité collective générée de manière naturelle
ou vaccinale ne sera pas effective. Les agents économiques doivent donc
s’habituer à évoluer en mode dégradé. L’adaptation est le propre de l’activité
humaine. Si statistiquement, l’épidémie de covid-19 est supposée réduire la
croissance potentielle, elle pourrait également générer un rebond durable de
croissance en cassant certaines habitudes, en mobilisant des équipes de
chercheurs qui pourraient réaliser des découvertes connexes à celles proprement
centrées sur le coronavirus. Internet est tout à la fois un descendant de la
Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Les antibiotiques se sont
diffusés dans le sillage des armées américaines après 1945. Le spatial et
l’aéronautique ont également bénéficié durant des décennies des recherches
effectuées durant la guerre 1939/1945. La baisse de la croissance potentielle
n’est pas une fatalité en soi. La hausse de la productivité pourrait déjouer ce
scénario peu réjouissant.