5 juin 2021

Le Coin de la Conjoncture : Allemagne – inflation – inégalités de revenus et de patrimoine – productivité – low cost

L’Allemagne face au dilemme de l’inflation

Au mois de mai, l’inflation en Allemagne s’est rapprochée de 2,5 %. Certaines prévisions de la Bundesbank prévoient une inflation de 4 % pour la première fois en près de 30 ans. Une telle augmentation pourrait raviver, au sein de la zone euro, le débat sur la politique monétaire. En Allemagne, l’inflation reste un interdit depuis les années 1920 qui débouchèrent sur le nazisme. L’Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, s’est construite autour d’une monnaie forte qui s’apprécie et une faible inflation garantissant la stabilité des coûts de production.

Lors de la réunification, la Bundesbank avait opté pour un relèvement des taux pour limiter l’inflation après la décision d’Helmut Kohl de procéder à la substitution monétaire de l’ost-mark à parité avec le deutschemark et d’engager un plan de modernisation des Länder de l’Allemagne de l’Est. Au début des années 2000, juste après l’introduction de l’euro, le gouvernement de Gerhard Schröder avait appliqué une stricte politique de rigueur salariale face à la perte de compétitivité de l’économie allemande. Ces choix n’ont pas été sans incidence économique et sociale sur le reste de l’Europe. La France a ainsi connu une récession en 1993. Un ralentissement économique a été constaté après 2003. L’Allemagne et la Banque Centrale Européenne ont été également accusées d’être trop obnubilées par l’inflation au moment de la crise des dettes souveraines. Les plans d’assainissement budgétaire appliqués entre 2012 et 2016 ont pesé sur la croissance, l’euro connaissant une deuxième récession moins de cinq ans après celle de 2008/2009. Depuis une vingtaine d’années, pour plusieurs experts, l’Europe évoluerait dans un environnement déflationniste du fait des choix monétaires et budgétaires. Avec la crise sanitaire, les autorités européennes semblent hésiter sur la marche à suivre. Si la Réserve Fédérale a explicitement mis en suspens l’objectif de maîtrise de l’inflation, la Banque Centrale Européenne s’en est bien gardée. Sur le terrain de la relance, de part et d’autre de l’Atlantique, les volumes ne sont pas comparables. Le rapport est du simple au double. Le plan communautaire, qui n’en demeure pas moins une nouveauté, porte sur 750 milliards d’euros quand Joe Biden, après un plan de soutien de 1 700 milliards de dollars souhaite lancer un programme de modernisation des infrastructures de 1 900 milliards de dollars. Pour de nombreux économistes, le regain de l’inflation en Europe pourrait n’être que passager quand il serait plus fort et plus durable aux États-Unis. En Europe, et en particulier en Allemagne, l’inflation sous-jacente (calculée en excluant les produits et services à forte volatilité de prix) reste contenue autour de 1 %. La hausse des prix en Allemagne est imputable à l’augmentation des prix du pétrole, à la fin de l’allègement de la TVA et à l’augmentation de la taxe carbone. Par ailleurs, si les pénuries sur certains produits intermédiaires ont provoqué une hausse des prix, cette dernière devrait être temporaire. Ces pénuries sont liées à la désorganisation des chaînes d’approvisionnement avec la crise sanitaire et aux fortes commandes américaines.

La phobie allemande de l’inflation pourrait être contreproductive et mettre en danger la cohésion de la zone euro. Du fait de sa spécialisation industrielle et de sa moindre dépendance au tourisme, l’Allemagne a mieux traversé la crise sanitaire que les États d’Europe du Sud dont la France. La récession y a été deux fois plus faible. L’Allemagne sort de la crise avec une dette publique certes en augmentation mais inférieure de 20 à 60 points de PIB par rapport à celles des pays d’Europe du Sud. Pour maintenir ses recettes d’exportation, elle a besoin que les autres États membres de la zone euro renouent avec la croissance. Une hausse des taux d’intérêt au nom de la lutte contre l’inflation risque d’amener une croissance faible voire une nouvelle récession. En 2020, Angela Merkel a marqué l’attachement de l’Allemagne à la construction européenne, en proposant avec Emmanuel Macron un plan de relance financé par un emprunt communautaire. L’affectation des crédits non pas en fonction des PIB des différents États membres mais en fonction de critères économiques et sociaux constitue un précédent qui marque la primauté des intérêts collectifs de l’Union sur ceux des États membres. Le successeur d’Angela Merkel aura la difficile tâche de confirmer ou d’infirmer ce changement de cap. En 2020, le contexte économique facilitait l’adoption d’un plan de relance ; en 2021, la situation pourrait être tout autre si l’inflation dépasse durablement les 2 %. La position de l’Allemagne face à l’inflation pourrait être un débat des prochaines élections législatives prévues à l’automne.

Comment briser le cercle infernal du « low-cost » ?

À partir des années 1990, le low-cost » s’est imposé dans l’univers de la production et de la consommation. Initialement, les entreprises qui ont parié sur des produits à faibles prix souhaitaient gagner des parts de marché dans les pays en développement ou émergents. Elles ont été, en règle générale, surprises par l’importance des ventes en Occident. En offrant des biens et des services à faibles prix, les entreprises ont élargi la demande. Ainsi, les compagnies de transport aérien low-cost ont tout à la fois capté un public qui n’utilisait pas traditionnellement l’avion et ont permis à d’autres de partir plus fréquemment. Capter une nouvelle clientèle et favoriser la consommation sont les deux objectifs du low-cost. Pour réduire les coûts, les entreprises réduisent les services offerts, recourent à des productions déjà amorties et exploitent au mieux l’éclatement des chaînes de production. Si le consommateur peut être gagnant à ce jeu, le producteur et le salarié le sont beaucoup moins. En outre, le bilan carbone de ce processus est plus que douteux. Les produits proposés sont souvent de moindre qualité, l’objectif étant de créer un processus d’achats de produits low-cost (électroménager, voitures, etc.).

Le développement du low-cost entraîne une déformation du partage des revenus au détriment des salariés. Pour les services non délocalisables, les entreprises sont contraintes de réduire les salaires et leur évolution ; pour les biens industriels, la délocalisation des centres de production est la voie privilégiée. La production industrielle est restée stable depuis vingt-cinq ans au sein de l’OCDE quand elle a été multipliée par sept au sein des pays émergents. Le low-cost accélère la transformation des emplois dans l’industrie en emplois de services peu sophistiqués. Au sein de l’OCDE, de 1995 à 2020, les emplois industriels ont reculé de 12 % quand ceux dans le secteur domestique (restauration, hébergement, transports, loisirs, services à la personne) ont augmenté de plus de 25 %. Les salaires proposés dans ce secteur sont plus faibles que ceux de l’industrie, ce qui conduit les ménages concernés à consommer toujours plus de produits low-cost. Un cercle vicieux tend ainsi à s’installer au sein des pays occidentaux. Le marché des biens de consommation est de plus en plus polarisé avec d’un côté les marques premium de plus en plus élitistes et de l’autre côté les marques low-cost qui captent non seulement les ménages à revenus modestes mais également ceux appartenant aux classes moyennes. Les constructeurs automobiles de gamme moyenne comme Renault ou Fiat éprouvent de plus en plus de difficultés à la différence des marques premium (Mercedes, BMW, Audi, etc.) ou low-cost (Dacia, Ssangyong, etc.).

Les consommateurs ont pris goût à des produits à faibles prix, n’ayant pas conscience que ces derniers menacent leur emploi et leurs revenus. La sortie de la spirale infernale du low-cost passe par une montée en gamme et par des augmentations de salaire qui permettraient aux salariés d’accéder à des biens plus chers mais de meilleure qualité.

Inégalités de revenus ou inégalités patrimoniales, que choisir ?

Face à une opinion très sensible aux inégalités sociales, les gouvernements des pays avancés mettent en œuvre des politiques visant à maintenir voire à augmenter les revenus des ménages. Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron symbolise cette priorité qui s’est imposée avec d’autant plus d’acuité que la pandémie entraînait l’arrêt de nombreuses activités. Pour maintenir le niveau des revenus, les pouvoirs publics ont pu compter sur des politiques monétaires accommodantes qui sont amenées à perdurer durant toute la période de montée en puissance de la croissance. Si ces politiques permettent de faire monter le taux d’emploi, et par voie de conséquence de réduire les inégalités de revenu, elles conduisent à des hausses anormales des prix des actifs et par ricochet à un accroissement des inégalités de patrimoine.

Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, les gouvernements ont opté pour des politiques de surchauffe. Le déficit public devrait dépasser 15 % du PIB, en 2021, aux États-Unis. En France, le déficit devrait cette année atteindre, selon le Ministère de l’Économie, 9,4 % du PIB, contre 9,2 % en 2020. Le double soutien monétaire et budgétaire place les économies en état de quasi-surchauffe, le taux de chômage tendant à baisser assez rapidement surtout aux États-Unis. Il est passé en un an de plus de 14 % à 6 %. L’objectif des gouvernements est de changer la trajectoire de la croissance potentielle avec une réelle augmentation du taux d’emploi. L’espoir est l’obtention à terme de gains de productivité plus importants. Avec la crise sanitaire, les banques centrales ont modifié leur position sur l’inflation. L’objectif d’inflation est apprécié désormais sur moyenne période. Si le taux d’inflation sous-jacente a été inférieur à son objectif durant une période, il peut le dépasser dans un second temps par effet de compensation.

Les pays ayant les taux d’emploi les plus élevés ont, en règle générale, les plus faibles taux d’inégalités de revenus avant redistribution sociale. La Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la Nouvelle Zélande ont des taux d’emploi supérieurs à 72 % et des indices de Gini inférieurs à 0,47. En revanche, la Grèce, l’Italie, la France ou le Portugal ont des taux d’emploi inférieurs à 62 % et des indices de Gini supérieurs à 0,45.

La politique d’amélioration du marché de l’emploi a pour corollaire une forte hausse des prix des actifs. En vingt ans, le cours des actions au sein de l’OCDE a été multiplié par trois et le prix des logements par deux. Le renchérissement du coût de l’immobilier augmente le montant des dépenses pré-engagées des ménages. En 2017, selon l’INSEE, les ménages français consacrent 20 % de leurs revenus à leur logement. En vingt ans, le taux d’effort a augmenté de plus de 2. Pour les locataires du secteur privé, cette augmentation a atteint près de 5 points. L’augmentation du prix de l’immobilier concerne essentiellement les grandes métropoles qui concentrent une part croissante des emplois. Par ailleurs, l’amélioration du taux d’emploi ne conduit pas automatiquement à une augmentation des revenus des ménages. Les emplois créés sont majoritairement à faible qualification et à rémunération réduite. Les gouvernements ont été contraints de mettre en place des prestations sociales ciblées sur les salariés à faibles revenus (prime d’activité en France, par exemple). Le débat sur le revenu universel s’inscrit également dans cette logique.

Pour contrarier la hausse de la valeur des actifs, certains experts proposent une taxation accrue des plus-values qui ne serait pas le produit d’une réelle création de richesses. Le projet de Joe Biden de porter de 20 à 39,6 % le taux de la taxation des plus-values en capital (phrase incomplète va dans ce sens. En France, le taux actuel est de 30 % pour les valeurs mobilières. Pour l’immobilier, les plus-values sont imposées selon le barème de l’impôt sur le revenu après application d’un abattement qui est fonction de la durée de détention. Ces plus-values sont également assujetties aux prélèvements sociaux (17,2 % avec application également d’un abattement en fonction de la durée de détention). D’autres évoquent l’alourdissement des droits de succession afin de limiter la concentration croissante du patrimoine. L’OCDE a dernièrement publié une étude sur le sujet invitant les États à revoir les dispositifs dérogatoires en matière de droits de mutation à titre gratuit.

L’éventuelle résurgence de l’inflation pourrait modifier la donne en érodant la valeur des actifs comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970. Elle faciliterait l’acquisition de logements par crédits. Pour le moment, cette menace reste hypothétique à la différence du processus d’appréciation de la valeur des actifs. La faiblesse de la construction de nouveaux logements favorise, par ailleurs, l’augmentation des prix de l’immobilier. Afin de limiter celle-ci, un effort plus important en matière de construction pourrait être mené par les pouvoirs publics ce qui supposerait un assouplissement des règles en vigueur pour le foncier.

La baisse paradoxale des gains de productivité a-t-elle une fin ?

Des années 1960 aux années 2010, les gains de productivité par tête au sein de l’OCDE, sont passés de 4% à moins de 1 %. Un rebond éphémère est intervenu autour des années 2000 avec la diffusion massive des ordinateurs. Ce freinage des gains de productivité est paradoxal puisque, sur la période, les dépenses de recherche développement sont passées de 1,9 à 2,8 % du PIB. Le sentiment dominant a été plutôt une accélération du progrès technique avec la digitalisation et la robotisation des activités. Les investissements dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont été multipliés par trois de 1996 à 2019 pour atteindre 3,7 % du PIB au sein de l’OCDE. Le stock de robots industriels pour 100 emplois manufacturiers est passé de 0,7 à 2,5 de 1992 à 2019 toujours au sein de l’OCDE.

De multiples facteurs expliquent la baisse de la productivité au sein des pays avancés. La hausse du niveau des compétences s’est depuis quelques années enrayée. Les progrès en matière d’éducation et de formation ont été réalisés essentiellement après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux pays, dont les États-Unis et la France, sont à la peine dans les classements internationaux (OCDE notamment) en ce qui concerne le niveau des élèves et des actifs. La durée des études tend à plafonner voire à reculer au sien de l’OCDE. Le vieillissement de la population avec un nombre relatif de jeunes plus faible que durant les Trente Glorieuses ralentit la diffusion du progrès et pèse sur la créativité.

La tertiarisation des économies occidentales joue en défaveur de la productivité. Elle s’accompagne d’une substitution d’emplois industriels à forte productivité par des emplois à productivité plus faible, notamment dans les services domestiques (distribution, restauration, services à la personne, loisirs, transports, etc.). Au sein de l’OCDE, en 2019, 12 % de la population active est employée dans l’industrie, contre plus de 30 % au sein des services domestiques. L’emploi industriel a été divisé par deux en quarante ans. Les délocalisations ont abouti au transfert des sources de productivité dans les pays émergents.

La concentration croissante des activités réduit la concurrence, ce qui a un effet négatif sur la productivité. Les marchés sont de plus en plus dominés par un nombre limité d’entreprises mondiales (automobile, sidérurgie, informatique, télécommunications, etc.). Le secteur des nouvelles technologies et de la communication repose sur des oligopoles, ce qui génère des situations de rente. Une partie des gains de productivité générés par le digital sont peu ou mal redistribués aux autres secteurs. Certains avancent l’idée que l’évaluation des gains de productivité serait plus délicate à réaliser avec les activités numériques. L’encyclopédie Wikipédia, gratuite, a réduit l’activité des encyclopédies payantes et a contribué à une destruction de chiffre d’affaires. En revanche, elle permet une diffusion des connaissances plus rapide et à coût moindre.  L’éclatement des chaînes de production dans le cadre de la mondialisation ne facilite pas la localisation des gains de productivité. L’affectation des gains de productivité d’un produit industriel, imaginé, conçu en France mais produit en Chine avec des pièces en provenance d’un grand nombre de pays est loin d’être évidente.

La baisse de la productivité serait liée à un rendement décroissant de la recherche. Cette thèse est défendue par les tenants de la stagnation séculaire (A. Hansen et L.H. Summers). Les innovations coûtent de plus en plus chères pour des effets sur les vie quotidienne plus faibles. Le développement d’une nouvelle molécule pour élaborer des médicaments se chiffre en milliards de dollars, contre une centaine de millions de dollars à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Les investissements à réaliser pour le digital sont coûteux et à l’obsolescence rapide. La transition énergétique joue, pour le moment, en défaveur de la productivité en imposant le remplacement d’équipements qui ne sont pas obligatoirement amortis par de nouveaux dont le rendement peut-être plus faible. Les énergies renouvelables par leur caractère aléatoire nécessitent d’être doublées par des sources de production traditionnelles qui sont utilisées en appoint. La baisse des gains de productivité qui induit celle de la croissance en Occident, a-t-elle une fin ? Le digital, les biotechnologies, la robotisation devraient offrir dans les prochaines années d’importants leviers de croissance. Les défenseurs des thèses de Schumpeter, que la diffusion du progrès se fait par grappes, qu’un degré de maturité des innovations est nécessaire. Les retombées des dernières avancées technologiques pourraient intervenir prochainement. Le changement d’état d’esprit pourrait accélérer le retour des gains de productivité. Le principe de précaution tout comme les taux d’intérêt historiquement bas ainsi que la diminution de l’investissement ont pénalisé la productivité. Le principe de précaution ainsi qu’une méfiance accrue envers le progrès ralentissent la diffusion de ce dernier. Les faibles taux d’intérêt permettent à des entreprises qui auraient dû disparaître au profit d’entreprises plus innovantes de se maintenir. La réduction de l’investissement public et privé s’est accélérée après la crise financière, ce qui évidemment a des effets sur la diffusion des innovations. Les épidémies, dans le passé, ont souvent donné lieu à des ruptures au niveau du progrès. Les situations d’urgence permettent l’affranchissement des règles et dopent l’esprit créatif. L’épidémie a souligné l’importance du digital incitant les entreprises à mettre à jour leurs programmes en la matière. De même, les usines robotisées sont plus à même de produire que celles qui ne le sont pas en cas de pandémie. La multiplication des plans de relance peut provoquer un choc favorable pour l’investissement. Ces différents facteurs peuvent laisser présager un renouveau de la productivité.