Le Coin de la Conjoncture du 14 avril 2018
Pourquoi le dollar reste-t-il le dollar ?
Avec le recul du poids économique des États-Unis, avec l’augmentation de sa dette publique, avec son impressionnant déficit commercial, comment le dollar peut-il rester la première et seule monnaie mondiale ? La montée en puissance des pays émergents qui réalisent désormais plus de la moitié du PIB mondial devrait aboutir à un rééquilibrage monétaire d’autant plus que la Chine est la première puissance exportatrice. La répétition des crises financières, l’excès de création monétaire aux États-Unis devraient saper les fondamentaux de la devise américaine. Le caractère instable de la politique internationale de Washington et le manque de consensus au sein de la société américaine pourrait également y concourir.
En 2017, les réserves de change en monnaies occidentales (dollar, euros, yen, livre sterling) représentent plus de 90 % du total. Certes, en vingt ans, le poids de ces monnaies a reculé de huit points. Au regard de l’évolution du PIB des pays émergents, ce recul apparaît marginal.
En 2017, le PIB des pays d’Asie représentait 40 % du total du PIB mondial soit 13 points de plus qu’en 1998, quand celui des États est passé de 23 % à 15 % (en parité de pouvoir d’achat. De même, les pays d’Asie assurent 35 % des exportations mondiales en 2017 contre 25 % en 1998. Sur la même période, le poids des États-Unis est passé de 14 à 9 %. Les doutes sur les États-Unis sont liés à son endettement croissant, qu’il soit public ou privé. Par ailleurs, le déficit de sa balance des paiements courants qui atteint 8 % du PIB traduit une dépendance croissance aux besoins de financement extérieurs. La forte augmentation de la base monétaire aux États-Unis avec le « Quantative Easing » dégrade la qualité de signature de la devise américaine.
Si le dollar maintient ses positions, c’est en raison de la faiblesse relative des autres grandes devises ou plus précisément de leur incapacité à se hisser au rang de monnaie internationale. Du fait du poids économique de la Chine, le yuan renminbi (RMB), pourrait contester la prééminence du dollar mais, pour plusieurs raisons, tel n’est pas le cas. La devise chinoise pâtit du manque de transparence de la politique monétaire de la banque centrale. Son évolution obéit à des considérations qui ne sont pas que monétaires. La libéralisation des mouvements de capitaux n’est pas totale. Les épargnants chinois sont contraints d’investir dans leur pays. Les sorties de capitaux sont soumises à des autorisations. Les investisseurs internationaux ne sont pas totalement libres d’intervenir sur les places financières chinoises. La devise chinoise est donc handicapée par la faiblesse des marchés financiers domestiques qui sont encore peu internationalisés. L’épargne mondiale est relativement faible sur ces marchés à la différence des États-Unis qui attirent des capitaux de l’ensemble de la planète. Le développement des marchés financiers accompagné d’une libéralisation des mouvements de capacités serait, à même, de changer la donne à terme. Il faudrait que le marché financier chinois soit d’une certaine épaisseur et réellement ouvert. Aujourd’hui l’épargne mondiale ne peut pas être investie dans les actifs financiers chinois (à la différence des actifs financiers américains).
L’euro souffre de son côté de l’absence de pouvoir politique de référence. La crise de 2011/2012 avec le débat sur l’éventuel sortie de la Grèce a laissé des traces. L’affaiblissement économique de ces dix dernières années a joué également contre la monnaie commune. Un renforcement du fédéralisme européen pourrait modifier la situation d’autant plus si le vieux continent entrait durablement dans un cycle de croissance.
La devise japonaise est pénalisée par la présence de plus en plus forte de la Chine. En outre, le poids de l’économie japonaise tend à se réduire d’année en année même si un léger rebond est constaté depuis 2016. Le déclin démographique constitue également une faiblesse. La création d’une vaste zone monétaire asiatique permettrait aux membres de réduire l’influence américaine mais cela supposerait une entente entre le Japon, la Chine et la Corée du Sud.
Le dollar devrait donc rester encore durant de nombreuses années la monnaie de réserve dominante et cela malgré le recul du poids économique, commercial, financier des États-Unis. Pour concurrencer la devise américaine, le RMB devra obtenir une reconnaissance internationale qui lui fait encore défaut. La Chine, à cette fin, devra développer une place financière internationale ouverte avec des acteurs disposant d’un savoir-faire de qualité et pouvant traiter toutes les opérations.
Schumpeter survivra-t-il au digital ?
Dans son ouvrage de référence, Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter expose le concept de destruction créatrice inspiré par l’économiste allemand Werner Sombart et en vertu duquel l’arrivée de nouvelles activités s’accompagne de la disparition de secteurs obsolètes. Toutes les mesures visant à ralentir la substitution ne peuvent que conduire à une diminution de la croissance. Selon Joseph Schumpeter, les innovations doivent être encouragées et non entravées. Leur diffusion est le gage de l’expansion de demain. Les pertes d’emploi doivent être acceptés pour favoriser l’émergence de nouveaux. Les politiques de flexibilité s’inscrivent dans la théorie schumpétérienne. Les tenants des nouvelles technologies considèrent que les pouvoirs publics freinent les mutations économiques en aidant les secteurs en difficulté et en rigidifiant le marché du travail. Mais, depuis une quinzaine d’années, des doutes apparaissent sur le bienfondé des thèses de Schumpeter. Le développement des Nouvelles Technologies n’a pas empêché l’aplatissement des gains de productivité du travail ou de la Productivité Globale des Facteurs dans les pays de l’OCDE. La productivité par tête a été divisée par deux en vingt ans tout comme la productivité globale des facteurs. La dynamique de remplacement des entreprises utilisant les vieilles technologies par de nouvelles entreprises utilisant les nouvelles technologies semble ne pas avoir eu lieu ou n’a pas provoqué les gains de productivité attendus. Cette substitution donne lieu à la substitution d’emplois moyennement qualifiés par des emplois non qualifiés, ce qui pèse sur la productivité.
Les pays occidentaux sont touchés par un phénomène de polarisation des emplois. L’offre de postes à fortes qualifications s’accompagne d’une demande encore plus importante de postes à faibles qualifications.
Les emplois des classes moyennes ont diminué de plus de 15 % aux États-Unis et de 9 % en France depuis une vingtaine d’années. L’association « mondialisation + digitalisation » aurait été avant tout disruptive pour les salariés des pays avancés. La mondialisation se serait traduite par une contraction de l’emploi industriel quand la digitalisation réduit les besoins d’employés et de cadres dans le secteur tertiaire. Au sein de l’Union européenne, les emplois industriels sont passés de 20,7 à 15,3 % de 1996 à 2016 du total des emplois. En France, la proportion de ces emplois était de 10,5 % en 2016 contre 23,8 % en 1975 et 15,7 % en 1996. Dans le même temps, les emplois domestiques (hôtels, restaurants, loisirs, transports, services à la personne) ont fortement progressé pour représenter plus de 40 % des emplois au Japon comme en Espagne, 37 % en Italie ou 30 % en France. La croissance de ces vingt dernières années a été industrielle dans les pays émergents d’Asie et dans certains pays d’Europe de l’Est comme la République tchèque quand elle a été tertiaire au sein des pays avancés.
Pour paraphraser le prix Nobel d’économie 1987, Robert Solow, nous voyons du digital et des objets connectés partout sauf dans les statistiques économiques. À l’époque, l’économiste pointait les microprocesseurs. Or, l’impact de ces derniers sur la croissance s’est fait sentir à partir de 1997. L’absence d’effet économique tangible du digital serait liée à des problèmes de délais de diffusion du progrès technique et d’un retard dans les investissements provoqués par la crise. Malgré tout, depuis 2008, les investissements dans les NTIC ont continué à progresser. Ils sont passés de 2 à 2,25 % du PIB au sein de l’OCDE. La question de la qualité des dépenses en la matière pourrait être posée. Face au potentiel élevé du digital, les innovations seraient insuffisamment sériées. Par peur de manquer le prochain Google ou Apple, l’appréciation de la rentabilité serait faussée. En outre, dans une période de taux d’intérêt faibles et d’épargne abondante, les erreurs sont moins coûteuses. Enfin, les positions de rente des grands acteurs des NTIC leur permettent de se constituer d’abondantes réserves financières et d’investir sur des projets pas toujours rationnels d’un point de vue économique.
Plusieurs facteurs joueraient contre la logique schumpétérienne. Les politiques de soutien des États aux secteurs en difficulté mais aussi les taux d’intérêt bas empêcheraient le renouvellement en permettant à des entreprises de s’endetter, malgré une faible rentabilité. La compression des salaires ralentirait également la diffusion des progrès technique. Elle ne permettrait pas une réallocation des effectifs vers les secteurs les plus porteurs. La hausse de la profitabilité est également pointée du doigt en étant le signe de la constitution de rente indue.
Le digital est à l’origine d’un important transfert de richesses au profit des géants de l’Internet tout comme la mondialisation favorise les pays exportateurs de biens industriels. Le déplacement de richesses dû au digital pourrait être profitable à l’économie s’il s’accompagnait d’une redistribution des gains de productivité. Or, en raison de la faible concurrence du secteur des NTIC, il y a appropriation de ces gains par des entreprises qui, en outre, tentent d’optimiser leur situation fiscale.
Déplacement de richesses n’est pas synonyme de création. La montée en puissance du canal de distribution Internet génère certes des économies pour les consommateurs à travers une baisse des prix mais peut aboutir à une captation de la marge par des sites localisés en-dehors du pays de consommation. Cette situation pose le problème de la fiscalité et de l’affectation des gains. Le digital semble pour le moment donner raison aux tenants de la stagnation séculaire en vertu de laquelle la croissance potentielle s’inscrirait à la baisse. De multiples facteurs contribueraient à ce déclin de l’expansion, le vieillissement de la population mondiale et le rendement marginal décroissant du progrès technique en premier lieu.
La normalisation des politiques monétaires et la hausse induite des taux d’intérêt pourraient changer la donne. Certains considèrent que le retour de la croissance devrait accélérer la digitalisation qui déboucherait enfin sur des gains de productivité. Le plein emploi rendrait nécessaire le recours croissant à l’automatisation ce qui serait source de croissance. D’autres estiment au contraire qu’en provoquant le recul la profitabilité, seul le ralentissement de la croissance, obligera à mieux sérier les projets dans le digital.
« Die Groko » est en ordre de marche
Après de longs mois de négociation, l’Allemagne s’est dotée d’un nouveau gouvernement. Pour la 4e fois dans son histoire, le pays est dirigé par une grande coalition constituée de la CDU, de la CSU et du SPD. Angela Merkel a gouverné plus longtemps dans le cadre de ce type de coalition associant la droite et la gauche qu’avec l’allié, autrefois habituel, qu’était le FDP. Pour mémoire, la première coalition dirigée par le Chancelier Kurt Kiesinger avait dirigé le pays entre décembre 1966 et 21 octobre 1969. La deuxième eu lieu entre novembre 2005 et octobre 2009, la troisième entre décembre 2013 et mars 2018. En tout et pour tout, depuis 2005, l’Allemagne a connu ce type de majorité durant plus de neuf ans. Du fait du recul historique des deux partis piliers de la vie politique allemande depuis 1949, l’élaboration du contrat de coalition a été très difficile. Le SPD qui s’était, dans un premier temps, refusé à participer à un nouveau gouvernement avec la CDU/CSU s’y est résolu pour écarter l’hypothèse de nouvelles élections. Pour éviter de constituer un gouvernement sans majorité et donc fragile, Angela Merkel a réalisé de nombreuses concessions tant au niveau des postes ministériels laissés au SPD que celui des engagements à réaliser durant le mandat.
Dans le programme du nouveau gouvernement, l’Europe tient une place importante. Il y est indiqué que l’Allemagne souhaite, en étroite coopération avec la France, renforcer l’Union européenne et ses institutions pour augmenter sa capacité de résistance face aux crises. Les positions de Donald Trump tant en matière économique que militaire ont convaincu la Chancelière sur le bienfondé de la carte européenne.
L’accord de gouvernement souligne néanmoins que le pacte de stabilité et de croissance demeure un des piliers incontournables de la politique économique de l’Europe. Il rappelle que les États membres conservent la pleine responsabilité des conséquences de leurs décisions budgétaires nationales. Les socio-démocrates et les démocrates-chrétiens ne veulent en aucun cas un infléchissement de la rigueur même si son expression verbale pourrait être moins dure qu’au temps de Wolfgang Schäuble.
Ainsi, Berlin est favorable à une transformation du mécanisme européen de stabilité en un fonds monétaire européen mais ce dernier ne devrait pas aboutir à un dessaisissement des parlements nationaux. Le nouveau gouvernement soutient aussi la réalisation de l’union bancaire, à la condition préalable que les banques européennes réduisent les risques portés à leur bilan. Les banques italiennes et espagnoles sont visées par ce souhait.
Au niveau des engagements nationaux, une augmentation des investissements est prévue avec notamment le déploiement du réseau 5G dont le coût est évalué à plus de 15 milliards d’euros. Pour limiter la hausse des loyers au sein des grandes agglomérations, la construction de logements devrait être rapidement accélérée.
À la demande des socio-démocrates, des mesures devraient être adoptées en faveur des retraités. Le montant du minimum vieillesse (Grundsicherung) sera relevé de 10 %. Par ailleurs, le taux de remplacement du salaire restera fixé à 48 % et le taux de cotisation sera plafonné à 20 % du salaire brut. Le montant de la pension pour les personnes ayant élevé des enfants, la “Mütterrente”, devrait être augmenté. Près de 11 milliards d’euros supplémentaires seront ainsi consacrés aux retraités. L’accord comporte plusieurs mesures en faveur de la politique familiale. Les allocations familiales seront prochainement augmentées. L’offre de crèches et d’écoles ouvertes toute la journée devrait être accrue. L’objectif est de faciliter l’augmentation du taux d’emploi et de lutter contre la pénurie de main-d’œuvre.
Le programme de la grande coalition n’aurait qu’un faible effet sur la croissance. Un gain évalué entre 0,2 et 0,3 point de PIB est attendu en 2018 et 2019. Le secteur du bâtiment serait le grand bénéficiaire des nouvelles mesures des pouvoirs publics. Ce secteur est déjà en surchauffe. Un allongement des délais de livraison et une augmentation des salaires sont attendus.
En raison de la possible hausse de salaires et des charges, la confiance des chefs d’entreprise tend à diminuer depuis quelques mois. L’indice IFO du climat des affaires s’est replié en février et en mars, entraîné par l’effondrement de la composante « anticipations ». Malgré un taux d’utilisation des capacités très élevé, l’investissement des entreprises reste bien inférieur à ses niveaux record antérieurs. Plusieurs facteurs jouent de manière négative pour les entreprises. Le déficit de main-d’œuvre incite à reporter des décisions d’investissement. L’absence de dispositions visant à réduire le poids de la fiscalité sur les entreprises encourage à délocaliser au sein des pays d’Europe centrale ou en Asie. La multiplication des tensions commerciales non seulement avec les États-Unis mais aussi avec la Russie inquiète les milieux d’affaires. L’industrie automobile allemande est confrontée à un risque de taxation de la part des États-Unis. Au mois de mars dernier, le ministre de l’économie Peter Altmaier (CDU) est allé à Washington afin de négocier avec les autorités américaines. Celles-ci ont accordé à l’Union européenne une exemption des droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium, mais valable jusqu’au 1er mai.
L’Allemagne doit faire face à la fin d’un cycle politique. Le quatrième mandat d’Angela Merkel semble devoir être le dernier, ce qui a d’ores et déjà lancé le débat sur sa succession. Si la législature arrive à son terme, Angela Merkel aura occupé le poste de chancelier durant 16 ans, soit autant que Helmut Kohl, son père en politique, Néanmoins d’ici là, elle devra surmonter plusieurs écueils. En effet, elle est sortie affaiblie des élections du mois de septembre dernier où son parti a obtenu son plus mauvais résultat depuis 1949. De plus ces élections ont été marquées par l’arrivée au Bundestag du parti anti-européen, AfD. La coalition avec le SPD a été conclue par défaut. La Chancelière pensait se reposer sur le FDP voire sur les Grünen. Compte tenu du mauvais résultat électoral du parti social-démocrate et des réticences de la base à accepter l’accord avec la CDU, des tensions sont à attendre au sein de la majorité. Un des associés pourrait être tenté de remettre en cause l’accord pour provoquer des élections anticipées même si ce n’est pas la tradition en Allemagne. L’enclenchement d’une guerre de succession au sein de la CDU pourrait favoriser l’accomplissement d’un tel scénario. Si le SPD a peut-être intérêt à jouer la crise, la CDU a besoin de temps pour construire le futur successeur d’Angela Merkel. Pour le moment, la chancelière allemande met en avant Annegret Kramp-Karrenbauer, Présidente de la Sarre, à qui elle a confié la direction de la CDU. Angela Merkel a ainsi voulu entraver la progression de Jens Spahn âgé de 37 ans tout en étant contrainte de le nommer Ministre de la Santé. Figure également parmi les possibles prétendants à la succession, la ministre de la défense allemande, Ursula Von der Leyen.