Le Coin de la Conjoncture du 14 septembre 2019
À la recherche du bon étalon monétaire
Dix ans après la crise de 2009, le pessimisme est de retour. À l’époque, le surendettement avait été pointé du doigt même s’il n’expliquait pas à lui seul la force de la récession. En 2019, cet endettement n’a pas disparu. Les pays de l’OCDE sont endettés à hauteur de 225 % du PIB (dettes publique et privée) contre 190 % du PIB en 2008. L’augmentation de l’endettement a été justifiée pour alimenter la croissance. Or cette dernière tend à se rétrécir même si elle continue de tourner autour de 3 %.
Jean Tirole, lors de son discours de réception du prix Nobel en 2014, déclarait « notre incapacité à prévoir ou à prévenir la crise financière est un rappel douloureux des dangers de l’arrogance. Il est vrai que nous avions travaillé sur la plupart de ses ingrédients, mais comme un virus qui ne cesse de muter, de nouveaux dangers apparaissaient alors que nous croyions avoir compris et évité les dangers existants. »
Ces dix dernières années ont été marquées par le soutien permanent des pouvoirs publics, essentiellement les banques centrales à l’économie. Les politiques monétaires dites non conventionnelles sont des médications qui sont devenues des drogues. Les taux bas sont devenus incontournables pour les États et pour les entreprises. Leur remontée trop rapide ferait peser un risque de solvabilité sur un très grand nombre d’acteurs. Une des conséquences des politiques monétaires accommodantes a été la pression à la baisse des monnaies des pays ou zones concernées. Ainsi, les banques centrales ont opéré des dépréciations monétaires qui dopent par ricochet les exportations. Cette bataille larvée des taux de change rappelle celle qui avait cours après la récession de 1929. La pratique des taux bas a faussé le système ou plutôt le non-système des changes flottants. Au regard des excédents de la balance des paiements courants de la zone euro, la monnaie commune devrait s’apprécier. Du fait des faibles taux, -0,4 % pour le taux de dépôt à la BCE et des problèmes que rencontrent plus États membres, l’euro se déprécie depuis quatre ans. Le Chine comme le Japon ont également agi à plusieurs reprises pour faire baisser le taux de change de leur monnaie. À contrario, le dollar s’apprécie du fait des taux d’intérêt relativement élevés et de la bonne santé de l’économie. Le déficit des balances courants n’a pas pesé sur le cours d’autant plus que le dollar demeure la valeur de réserve de l’économie mondiale. Par ailleurs, jusqu’à présent, les Américains ont plutôt tiré profit de leur dollar élevé pour attirer les capitaux dont ils avaient besoin.
Les variations de change sont néfastes aux échanges et à la stabilité économique des États en particulier émergents. Avec la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 et la fin de l’étalon-or en 1976, la gestion des variations de change a été au cœur des relations internationales dans les années 80 dans un contexte de surendettement des pays en voie de développement.
Les accords du Plaza signés le 22 septembre 1985 entre les États-Unis, le Japon, l’Allemagne de l’Ouest, le Royaume-Uni et la France visaient à contrecarrer la hausse du dollar dont la valeur par rapport au franc de l’époque avait doublé. Les pays signataires avaient décidé d’intervenir sur le marché des changes pour peser sur le cours du dollar.
L’objectif de ces interventions était d’arrêter la bulle spéculative sur le dollar américain, de réduire le déficit américain de la balance courante, qui avait atteint 3,5 % du PIB et de diminuer les excédents commerciaux du Japon et de l’Allemagne. Par ailleurs, les Américains souhaitaient limiter les investissements japonais en particulier dans le secteur immobilier aux États-Unis. Le Japon qui avait connu un taux de croissance supérieur à 5 % durant les années 70 et 80, était alors perçu comme une menace.
L’accord de Plaza a eu l’effet escompté sur le taux de change du dollar. En quinze mois, la monnaie américaine efface tous ses gains par rapport au Deutsche Mark, retrouvant son plus bas niveau historique de 1979. Par rapport au yen, il perd 51 % en deux ans.
Aux accords du Louvre, en février 1987, les pays mettent fin aux interventions sur le marché des changes, jugeant la dépréciation du dollar suffisante. Cet accord fonctionna bien dans un premier temps, mais à moyen terme, les résultats ont été mitigés avec des variations assez fortes du dollar. Au fil des années, la collaboration entre les principaux pays se réduisit. En 1990, l’Allemagne releva ses taux d’intérêt pour contrer l’inflation que provoquait la réunification. Simultanément, la FED diminuait ses taux directeurs en raison de la baisse d’activité économique. Le Japon a été la principale victime de ces deux accords qui auront brisé son expansion en pesant sur ses exportations. C’est à partir de 1987 que le pays s’engage dans la nasse des taux d’intérêt faibles pour favoriser sa croissance.
Les accords du Plaza et du Louvre ont provoqué une forte hausse des taux d’intérêt à long terme, ce qui précipita le krach conjoint le 19 octobre 1987 des marchés obligataires et des marchés d’actions. Depuis, les interventions sur les cours de change ne sont plus de mises d’autant plus que, avec la financiarisation de l’économie, les moyens à mettre en œuvre par la puissance publique doivent être plus importants qu’au milieu des années 80.
Depuis une quarantaine d’années, le système monétaire est en jachère. L’idée du FMI de faire du droit de tirage spécial (calculé à partir d’un panier des principales monnaies) l’étalon ne fait pas recette. Dans le passé, les systèmes monétaires ont été construits par et pour la puissance dominante. Avec un monde composé d’une puissance régnante et d’une puissance émergente, l’instauration d’un système monétaire est une opération très difficile à mener.
Pour autant, la demande d’une stabilité monétaire durable est formulée par un grand nombre d’acteurs. Certains comme Alan Greenspan, l’ancien Président de la Banque centrale américaine, souhaitent même réhabiliter l’étalon-or. Dans un entretien de février 2017, ce dernier, revenant sur la récession de 2009 et ses origines financières, estimait que l’étalon-or comportait de nombreux avantages. Il déclarait ainsi « dans un régime d’étalon-or, nous ne nous serions jamais retrouvés dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui ».
Qualifié de relique barbare par Keynes et condamné aux poubelles de l’histoire par Lénine, l’or demeure une référence et une valeur refuge. Les banques centrales des pays émergents en achètent pour s’assurer une certaine crédibilité.
La résurgence de l’étalon-or buterait sur plusieurs obstacles. Ainsi, la production limitée de l’or bride les échanges et donc la croissance. Cette limite joue également pour le bitcoin. Par ailleurs, le cours de l’or s’ajuste au niveau de vie. Ainsi, en 1910, un ouvrier qualifié recevait chaque mois 160 francs équivalant en termes de pouvoir d’achat à 630 euros d’aujourd’hui. Le salaire de son homologue de 2018 est de 1 885 euros ce qui montre qu’en un siècle le progrès technique a permis de multiplier par trois le revenu réel des salariés. Simultanément, huit pièces de 20 francs de 1910 ont désormais une valeur de 2 000 euros sur la base du cours de l’or. Avec un étalon-or, l’évolution du pouvoir d’achat apparaît donc identique. Il convient de relativiser ce raisonnement du fait, ces dernières années, des fortes fluctuations de l’or. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’or est une matière première indispensable au secteur de l’informatique et de l’électronique. L’or n’est pas réparti de manière uniforme entre les pays, les anciens pays industrialisés étant privilégiés en la matière.
Le retour à l’étalon-or apparaît aujourd’hui improbable voire impossible. Pour autant, le système de changes flexibles est accusé de générer d’importants déséquilibres. Avec l’interventionnisme de plus en plus fort des banques centrales, la neutralité monétaire dans le cycle économique a disparu. Si pour le moment, l’augmentation des bases monétaires n’entraîne pas une fuite devant la monnaie du fait de l’absence d’inflation, elle est une source évidente de bulles sur certains actifs. La situation demeure aujourd’hui néanmoins relativement sous contrôle car jusqu’à maintenant, au grand dam de Donald Trump, les actions des banques centrales sont coordonnées. Si tel n’était plus le cas, l’économie mondiale renouerait alors avec des pratiques d’avant la Seconde Guerre mondiale et avec les risques que cela comporte.
Les vaines tentations protectionnistes
Le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine a remis au goût du jour les droits de douanes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’objectif a été de les démanteler afin de favoriser l’expansion du commerce international. Cet objectif a été obtenu dans le cadre de grands accords commerciaux (GATT) faisant suite à des négociations multilatérales. L’abaissement des tarifs douaniers s’est accompagné d’un effort pour limiter les mesures protectionnistes reposant sur les normes ou sur les conditions d’entrée des produits importés.
Avec la crise de 2008, la tendance s’est inversée. Les dispositions protectionnistes se sont accrues de la part de tous les grands acteurs économiques. L’obtention d’un nouvel accord commercial global est devenue mission impossible. Les accords régionaux comme celui concernant le Canada et l’Union européenne ou le Mercosur sont de plus en plus difficiles à faire adopter. Le recours à des politiques sciemment protectionnistes se développe. Les majorations des droits de douane américains sur les importations chinoises doivent déboucher sur un accord bilatéral visant à réduire le déficit commercial des États-Unis. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne même si elle obéit à des considérations multiples en relation notamment avec la question migratoire, pose également le problème de la politique économique à venir qui sera de nature nationaliste.
Pour le moment, les politiques nationalistes voire protectionnistes n’ont pas obtenu les résultats espérés dans un système de change flexible. Ainsi, les droits de douanes imposés par les États-Unis pour réduire leur déficit extérieur aboutissent à dépréciation de la monnaie chinoise, du fait du marché et de la politique des taux de la banque centrale. Les craintes d’un ralentissement de l’économie chinoise pèsent sur le taux de change. Les autorités chinoises en mettant en œuvre une politique monétaire accommodante favorisent également la dépréciation de leur devise. Les droits de douane sont ainsi compensés par la baisse de la valeur de la monnaie. Dans ces conditions, le déficit commercial américain persiste voire s’accroît. Les importateurs ont en outre tendance à accélérer leurs achats de peur de l’application de nouvelles majorations des droits de douane. L’impact sur la production nationale américaine est nul ou quasi nul d’autant plus que le pays est en situation de sous-emploi. La substitution de la production américaine à la production chinoise suppose une progression de l’investissement avec des gains de productivité non négligeable. Les droits de douane en l’état actuel ne sont pas suffisants pour réellement changer les approvisionnements des Américains. Par ailleurs, les entreprises chinoises délocalisent leurs centres de production au sein d’États ne subissant pas les majorations de droits de douane.
Certains partisans du Brexit estiment que le Royaume-Uni ne sera pas pénalisé par la sortie de l’Union européenne. L’application des droits de douane sera compensée par la baisse des prix générée par la dépréciation de la livre sterling. À la différence de la Chine, le Royaume-Uni connaît un fort déficit commercial. La baisse du taux de change aboutira de ce fait à une diminution du pouvoir d’achat des Britanniques. L’effet récessif devrait être plus important que l’effet gains de compétitivité à l’exportation. En outre, l’économie britannique est imbriquée dans celle de l’Union européenne. La production industrielle incorpore de nombreuses pièces issues des États membres. Ces dernières seront logiquement soumises, à compter du 1er novembre prochain, à des droits de douane.
Les méandres de la science économique au temps des taux d’intérêt bas
Taux d’intérêt à long terme bas sur longue période, plein emploi sans inflation, la science économique est confrontée à une situation nouvelle l’obligeant à revoir ses modèles même si ces nouveautés peuvent également s’analyser par les évolutions structurelles constatées ces dernières années : tertiarisation, baisse des gains de productivité, vieillissement de la population, aversion aux risques. L’analyse comportementale est de plus en plus prise en compte pour expliquer les enchaînements économiques.
L’économie en travaillant sur des données mouvantes doit en permanence revoir ses modèles. Lors de ces soixante-dix dernières années, il a fallu prendre en compte la montée en puissance de l’État providence et la mondialisation. Dans les années 70, les Keynésiens ont dû faire face à la baisse de l’effet multiplicateur des dépenses publiques et d’investissement du fait de l’ouverture des économies extérieures. L’impact des plans de relance était réduit par la progression des importations qu’ils provoquaient. Les plans de relance favorisaient ainsi les partenaires disposant de capacités de production excédentaires. Par ailleurs, la courbe de Philips liant taux de chômage et inflation avait été mise à mal par la stagflation. Logiquement, le plein emploi génère une hausse des prix qui génère un ralentissement économique et du chômage, chômage qui provoque par ricochet une baisse des prix. Or, dans les années 70/80, un fort taux de chômage a cohabité avec une inflation importante. Les mécanismes de régulation ne fonctionnaient plus en raison notamment des règles d’indexation des salaires par rapport aux prix et du mode de création monétaire.
Des changements sont à l’œuvre depuis plusieurs années. Certaines équations économiques à court et à long termes sont modifiées.
À court terme, l’inflation est déconnectée de l’emploi. L’arbitrage s’effectue alors entre chômage et inflation ; les politiques stimulantes de la demande (budgétaire, monétaire, salariale) font baisser le chômage et monter l’inflation (il y a courbe de Phillips de court terme).
Au sein de l’OCDE, le taux d’inflation est inférieur à 2 % depuis près de 10 ans quand sur cette période, le taux de chômage est passé de 9 à 4,3 %. L’exemple des États-Unis montre que soutenir la demande en situation de plein emploi peut conduire à une baisse du chômage structurel. L’augmentation du déficit public et de la dette n’a pas d’effet sur les prix et sur les taux d’intérêt. Autrefois, un déficit important provoquait un relèvement des taux d’intérêt à long terme. Ce n’est plus le cas actuellement. Après la grande récession de 2009, certains gouvernements avaient espéré que les plans de relance décidés au niveau du G20 provoquent de l’inflation afin de réduire à terme le poids des dettes publiques. Des entreprises avaient même acquis des assurances afin de se prémunir de l’inflation.
L’inflation reste faible du fait de l’accroissement de la concurrence provoqué par le développement d’Internet. Ce dernier a permis l’apparition d’un nouveau réseau de distribution. Il facilité l’essor de l’offre et sa rencontre avec la demande (places de marchés comme Airbnb, le Boncoin, Uber, etc.)
Le monde digital avec son rendement marginal nul ou presque a modifié le mode de constitution des prix.
L’inflation n’est pas déterminée, même à long terme, par la croissance de l’offre de monnaie. La base monétaire a été multipliée par plus de 3 en dix ans sans que cela entraîne de poussée inflationniste.
Sur le long terme, il était jusqu’à présent admis que les prix étaient déterminés par la politique monétaire et le taux d’intérêt réel par l’équilibre entre l’offre et la demande de biens et services (entre l’épargne et l’investissement). Logiquement, les taux d’intérêt à long terme dépendent de l’équilibre entre investissement et épargne. Or, aujourd’hui, ils réagissent avant tout aux stimuli de la politique monétaire. Les taux d’intérêt réels à long terme restent, sur longue période, déterminés par la politique monétaire. La possibilité pour un État d’emprunter à taux négatif à 50 ans comme la Suisse prouve le changement de paradigme. Certes, les taux faibles s’expliquent également par l’abondance de l’épargne et par une profonde aversion aux risques des acteurs économiques. Le taux d’inflation reste faible car les taux d’intérêt à court et long terme le sont. Il y a une inversion de la relation.
Ce changement de modèle est-il transitoire ou est-il le reflet de l’évolution de l’économie qui est très majoritairement tertiaire ? Les rapports de force pour la fixation des salaires ont évolué en raison de l’éclatement des structures économiques. Les gains de productivité sont plus faibles que dans le passé car la majorité des emplois créés sont liés aux services et sont de nature présentielle (services de proximité). Le vieillissement de la population induit également de profonds changements. L’accroissement des revenus provoque rapidement une augmentation du taux d’épargne et non celle de la consommation. La volonté de se constituer une épargne de précaution pour faire face aux difficultés de l’âge (retraite, santé, dépendance) perturbe également la demande et la constitution des prix. L’aversion aux risques génère une augmentation de la valeur de certains actifs comme l’immobilier. Les primo-accédants étant assez rares, le marché est dominé par des opérations au sein du monde des propriétaires âgés. Les gains des plus-values ne sont qu’en partie absorbés par le marché de la consommation, une part non négligeable étant thésaurisée sur les dépôts à vue, les livrets et les fonds euros de l’assurance vie.