Le Coin de la conjoncture – générations – retour de l’Etat – financement Europe
L’économie à l’épreuve des transferts intergénérationnels
Depuis quelques années, tout est intergénérationnel, l’éducation, les retraites, les inégalités sociales, le chômage, la politique monétaire, la dette covid, l’épargne, le réchauffement climatique. Par nature, toute politique économique a des effets intergénérationnels à travers les redistributions qu’elle peut amener. Les effets diffèrent d’un pays à un autre en fonction des priorités des pouvoirs publics et de la structure de la population.
Le premier poste de redistribution intergénérationnel est constitué par l’éducation. L’investissement dans la formation des jeunes est financé par les actifs, que ce soit par l’impôt ou par des dépenses directes. Un niveau faible d’éducation conduit à une forte proportion de jeunes déscolarisés sans emploi et à un taux de chômage élevé. Les résultats de l’enquête PISA de l’OCDE montrent que la France, figure parmi les États membres le plus mal classés avec l’Espagne et l’Italie. En 2019, la proportion des jeunes de moins de 30 ans déscolarisés et sans emploi atteignait 15 % en France, 20 % en Espagne et 24 % en Italie, contre 8 % en Allemagne. Le taux des jeunes de moins de 25 ans est de plus de 20 % en France, en Italie et en Espagne quand il est inférieur à 10 % en Allemagne, au Japon et aux Etats-Unis. Cette défaillance intergénérationnelle pour les États d’Europe du Sud pèse lourd sur le plan individuel et collectif. Elle contribue à la faiblesse de la productivité et de la croissance.
Les jeunes pâtissent également de la politique monétaire qui conduit à une augmentation des prix de certains actifs (actions, immobilier). Au sein de l’OCDE, depuis 1998, le prix de maisons a été multiplié par deux quand les indices boursiers l’ont été par trois. Cette diminution est la conséquence de la forte baisse de taux d’intérêt de l’augmentation de la base monétaire. Les taux à 10 ans sur les emprunts d’État au sein de l’OCDE sont passés de 4 à 0 % de 2002 à 2020. De son côté, la base monétaire s’élevait à plus de 24 000 milliards de dollars fin 2020 contre moins de 5 000 milliards de dollars en 2002. La baisse des taux facilite le recours à l’endettement mais elle ne compense pas l’appréciation de l’immobilier. De 1990 à aujourd’hui, le prix de l’immobilier résidentiel en France a augmenté de 214 %, soit deux fois plus rapidement que le salaire nominal par tête (+97 %) et 3,5 fois plus vite que les prix à la consommation (+60 %). Les capacités d’achat d’un logement à partir de ses revenus salariaux ont donc baissé en trente ans. La baisse des taux a certes réduit le coût de l’endettement sans pour autant effacer l’écart entre le salaire et le prix de l’immobilier. Cette situation contribue à l’impression de baisse de pouvoir d’achat des ménages même si telle n’est pas la réalité. Pour les moins de 40 ans locataires, les d »penses dépenses de logement peuvent atteindre jusqu’à 40 % de leur budget. Selon Patrick Artus, l’indice de coût de la vie qui intègre le coût du logement en France a augmenté de 9 points ces trente dernières années. Sans prendre en compte le coût du logement, la hausse est de 23 %. Les dépenses de logement en France sont passées de 14 à 19 % de la consommation des ménages (Loyers effectifs et loyers imputés pour les propriétaires). La France est avec l’Italie le pays de l’Union européenne où le montant des salaires a le moins suivi le prix de l’immobilier. En Allemagne, l’immobilier a augmenté de 92 % de 1990 à 2020 et les salaires de 98 % (salaire nominal par tête) quand les prix à la consommation progressaient de 69 %. L’emballement de l’immobilier est intervenu en France entre 2000 et 2008 et entre 2015 et 2019. En Allemagne, le prix de l’immobilier n’augmente qu’à partir de 2013.
La valorisation des actifs immobiliers associée à l’allongement de l’espérance de vie conduisent à une concentration du patrimoine au profit des plus de 55 ans. En France, ces derniers, qui représentent 32 % de la population, possèdent plus de la moitié du patrimoine.
Les politiques sociales entraînent d’importants transferts intergénérationnels. Les dépenses de retraite constituent le premier poste de dépenses sociales dans un grand nombre de pays. En France, elles représentent 14 % du PIB. Les dépenses de santé arrivent en deuxième position pour les dépenses sociales. Elle s’élève entre 8 et 12 % du PIB selon les pays. Une part importante de ces dépenses bénéficie aux plus de 50 ans. Ces dépenses sociales sont financées par les impôts ou les cotisations sociales donc directement ou indirectement par les actifs. La France est le pays de l’OCDE qui consacre la part la plus importante de son PIB aux dépenses sociales, plus de 30 points avec un recours impôts aux cotisations sociales (plus de 10 points de PIB). Aux dépenses de santé et de retraite, s’ajoutent de plus en plus celles liées à la dépendance qui devraient doubler d’ici le milieu du siècle.
Si l’allocation des dépenses publiques ne favorise pas les jeunes au sein de l’OCDE et en particulier en France, l’appréciation de la dette en tant que transfert intergénérationnel doit être réalisée avec prudence. Une dette est une créance qui a vocation à être remboursée dans l’avenir. À ce titre, un accroissement de la dette de l’État aboutit en première lecture à une charge transférée sur les futures générations de contribuable. Il convient néanmoins de souligner que l’État n’est pas un débiteur comme les autres. Dans les faits, il ne rembourse pas le capital en se réendettant à l’échéance de l’emprunt. Les emprunts de l’État sont perpétuels même quand ils ne le sont pas. Le remboursement du capital ne figure pas au budget, seuls les intérêts y sont mentionnés. Avec les rachats par les banques centrales, l’État redevient propriétaire indirectement de sa propre dette. Ces banques sont, en effet, des émanations des pouvoirs publics. Les titres non rachetés par les banques centrales sont acquis par l’intermédiaire notamment des contrats d’assurance vie par des épargnants qui, en moyenne, ont plus de 50 ans. En cas de taux d’intérêt positifs, ce sont les contribuables qui financent les épargnants. Avec la baisse des taux, ce seraient plutôt ces derniers qui financent les premiers.
Les transferts intergénérationnels demeurent le fil
conducteur des sociétés. Longtemps, ces transferts ont été organisés dans la
sphère privée, les enfants s’occupant des parents à la fin de leur vie, ces
derniers ayant contribué à la formation des premiers. Aujourd’hui, ces
transferts ont été en partie socialisés. Les pouvoirs publics jouent un rôle
d’intermédiation qui n’est pas neutre. Les rapports de force qu’ils soient
politiques, économiques ou sociaux influent sur la nature des transferts. La
dette placée souvent au cœur du débat intergénérationnel n’est certainement pas
l’élément clef, l’éducation et l’accessibilité à l’emploi étant les deux enjeux
les plus importants.
Trois dimensions dans le problème de financement en Europe
Malgré un taux d’épargne élevé, l’Europe éprouve des difficultés à financer des investissements de long terme. L’aversion aux risques, la propension importante à l’épargne de précaution et la segmentation des marchés financiers expliquent en grande partie cette situation. Cette insuffisance d’épargne de long terme placée dans les entreprises explique en partie le déficit d’entreprises dans le secteur des hautes technologies et notamment dans celui de l’information et de la communication.
Le financement d’investissements industriels, en infrastructures voire en faveur de la transition énergétique est difficile à réaliser en Europe, notamment en raison de la rentabilité élevée exigée du capital par le secteur privé. Entre 2012 et 2019, la rentabilité des fonds propres au sein de la zone euro dépasse en moyenne 6 % quand les taux d’intérêt des obligations d’État sont inférieurs à 2 % (ils sont mêmes nuls ou quasi nuls depuis 2018). Ce problème de financement est également lié au fait que l’épargne des ménages est de l’épargne à court terme. Les intermédiaires financiers doivent donc porter le risque de transformation. L’encours des actifs liquides et monétaires des ménages s’élèvent à 80 % du PIB tout comme celui de l’assurance vie et des fonds de pension. L’encours des actions côtés détenues par les ménages représente 15 % du PIB au sein de la zone euro, taux stable lors de ces vingt dernières années. Le rôle limité des établissements financiers dans le private equity et la faiblesse des fonds de pension en-dehors des Pays-Bas constituent également un élément de faiblesse pour le financement des entreprises au sein de la zone euro. Les fonds de pension représentent 2,6 % du PIB en France, 4 % en Allemagne, 9,8 % en Italie et 10,5 % en Espagne. Leur poids est de 118 % au Royaume-Uni, de 95,8 % aux États-Unis et de 95 % au Canada. Les actions détenues par les fonds de pension américain représentent 65 % du PIB.
La transformation de cette épargne liquide a un coût, les intermédiaires financiers devant disposer d’un niveau important de fonds propres pour pouvoir absorber les pertes éventuelles sur les actifs. De 2002 à 2021, les fonds propres des banques et des assurances sont passés de 16 à plus de 25 % en lien avec l’accroissement des liquidités possédées par les ménages et le durcissement de la réglementation prudentielles. Les établissements financiers européens doivent consacrer une part non négligeable de leurs bénéfices à la constitution de fonds propres. Le processus d’intermédiation en vigueur au sein de la zone euro a comme conséquence une rentabilité des banques plus faible qu’aux États-Unis. Elles peuvent prendre moins de risques et moins investir dans des entreprises en développement. L’encours des actions détenues par les banques de la zone euro est passé de 8 à 4 % du PIB de 2002 à 2019.
Les handicaps en matière de financement des entreprises de l’Europe sont connus. Le développement des fonds retraite constitue un des moyens pour réussir une réallocation de l’épargne. Un meilleur échelonnement des incitations fiscales en faveur de l’épargne devrait être réalisé, les pouvoirs publics ayant tendance à aider toutes les catégories d’épargne qu’elle soit de court ou de long terme. La réglementation des banques devrait être en partie fondée sur le capital réglementaire, mais aussi sur d’autres ratios prudentiels (loan-to-value ratios, loan-to-revenue ratios). Pour les assureurs, la réglementation devrait également mieux prendre en compte la durée moyenne de leurs placements, qui est d’au moins 10 ans, pour le calcul du risque de pertes sur les actifs détenus.
Le retour en force de l’État
D’un côté, nombreux sont ceux qui estiment que l’économie mondialisée dans laquelle nous évoluons depuis une trentaine d’années est libérale voire ultralibérale ; d’un autre côté, beaucoup estiment que l’État et les pouvoirs publics n’ont jamais été aussi présents. Si les tenants du néolibéralisme réclament la réduction de la taille de l’État, la baisse des dépenses publiques et des prélèvements, force est de constater que leurs vœux sont loin d’être exaucés.
Dans les années 1980, les néolibéraux estimaient que, pour sortir de la stagflation, il fallait un partage de la valeur ajoutée plus avantageux au capital avec à la clef une hausse de la profitabilité des entreprises. Cette politique fut popularisée par Donald Reagan et Margaret Thatcher qui optèrent également pour une décrue des prélèvements obligatoires. La part des profits avant dividendes au sein de l’OCDE qui était inférieure à 14 % du PIB dans les années 1980 a augmenté jusqu’à atteindre dans les années 2010 17 % du PIB. De 1998 à 2019, les salaires réels ont progressé de 15 % quand la productivité augmentait de 30 % toujours au sein de l’OCDE. Les dépenses publiques sont passées de 38 à 36 % du PIB de 1975 à 1989.
L’évolution de ces vingt dernières années est marquée par un interventionnisme croissant de administrations publiques. Si ce dernier peut varier d’un État à un autre au sein de l’OCDE, il n’en demeure pas moins général. L’État est de plus en plus « nounou » pour reprendre la formule de Mathieu Laine.
Les dépenses sociales qui avaient tendance à diminuer dans de nombreux pays de l’OCDE (pas en France) sont orientées à la hausse depuis la crise de 2000. Les systèmes de retraite et de santé coûtent de plus en plus chers en lien avec le vieillissement de la population. La socialisation des revenus ne concerne pas exclusivement les inactifs ; les administrations publiques ou les régimes sociaux sont amenés à aider de plus en plus les personnes actives. Ils financent le chômage, les formations mais aussi des mesures visant à faciliter le retour à l’emploi (prime d’activité par exemple en France). Pour les ménages dont les revenus figurent dans le premier quintile, les prestations sociales peuvent en représenter jusqu’à la moitié. Avec l’augmentation du prix de l’immobilier, les États sont contraints d’aider les ménages à revenus modestes (HLM ou APL en France). Avec la crise sanitaire, les gouvernements ont pris des mesures visant à garantir le pouvoir d’achat des ménages (chômage partiel, versement de chèques, fonds de solidarité, etc.).
Les États interviennent de plus en plus sur la consommation des ménages. À travers des systèmes de taxes, de crédits d’impôt, ils tentent d’orienter les dépenses de leurs concitoyens, soit au nom d’impératifs de santé publiques (lutte contre le tabagisme, l’alcool ou l’obésité), soit afin d’accélérer la transition énergétique (aides pour les voitures électriques, crédits d’impôt pour des équipements permettant des économies d’énergie). Les États distribuent également des bons de consommation en sortie de crise sanitaire (bons pour aller dans les bars et restaurants au Royaume-Uni).
Si, pendant des années, les États avaient tendance à réduire leurs investissements publics et en particulier ceux pouvant bénéficier directement aux entreprises, ce n’est plus le cas depuis la crise des subprimes. La compétition des États-Unis avec la Chine conduit à une augmentation des dépenses publiques en faveur de la défense, de la recherche ou de la conquête spatiale pour les deux protagonistes. L’épidémie de covid-19 a accentué cette tendance. Les États souhaitent encourager les relocalisations (production de batteries électriques, médicaments) et accélérer la transition énergétique en finançant ou en cofinançant des investissements dits stratégiques. Les Plan de Relance aux États-Unis et en Europe prévoient une hausse importante des investissements publics, des dépenses publiques de santé et de recherche. Aux États-Unis, les dépenses publiques de santé et de R&D sont passées de 6,5 à 8,7 % du PIB de 2002 à 2020. Celles de la zone s’élevaient à 8 % du PIB en 2020, contre 7 % en 2002.
Si dans les années 1980 et 1990, de grands programmes de privatisations ont été menés au sein des pays de l’OCDE, les États depuis la grande récession de 2008/2009 soutiennent de plus en plus leurs entreprises. Les États-Unis comme plusieurs États européens ont nationalisé totalement ou partiellement des entreprises (automobile, banque, aéronautique). Avec la crise sanitaire, les gouvernements ont prêté de l’argent (140 milliards d’euros d’encours pour les Prêts garantis par l’État en France au 25 juin 2021, 112, 4 milliards d’euros au 6 juillet 2021 en Allemagne ou 120 milliards d’euros au 31 mai 2021 en Espagne). Le Main Street Lending Program de la Réserve Fédérale américaine pour les PME a porté sur plus de 600 milliards de dollars.
Pour certains, l’interventionnisme accru des États est la
conséquence de la myopie des acteurs privés qui n’anticipent pas les effets du
réchauffement climatique. Pour d’autres, il est dicté par la nécessité de
corriger les excès sociaux du néolibéralisme. La montée des inégalités
sociales, la succession des crises expliqueraient également le besoin accru de
dépenses publiques. Face aux effets du vieillissement, des mutations économiques,
(digitalisation et mondialisation), la demande des populations en biens sociaux
est, par ailleurs, en augmentation. L’engagement de ce nouveau cycle a priori
favorable aux dépenses publiques pose la question du partage des charges et
celle de ses conséquences sur le système productif. Pour le moment, le
processus de monétisation indirecte permet de gagner du temps mais ne saurait
perdurer indéfiniment. L’implication croissante des pouvoirs publics dans
l’offre pourrait-elle émousser l’esprit d’innovation ? Le débat sur la
levée des brevets des vaccins anti-covid participe à cette évolution du rapport
de force entre privé et public.