Le Coin de la Conjoncture – politique économique – dette – démographie
Le soutien public aux ménages et aux entreprises n’est pas sans limite
Depuis une vingtaine d’années, l’État a consenti d’importants efforts pour améliorer les revenus des ménages et des entreprises. Il a ainsi abaissé le taux d’impôt sur les bénéfices qui est passé de 50 % en 1985 à 26,5 % en 2021. Les gouvernements ont également diminué le poids des cotisations sociales des entreprises et des impôts de production (13,5 % du PIB en 2021, contre près de 15 % en 2012). Ces mesures ont permis d’améliorer de manière sensible la profitabilité des entreprises françaises qui figuraient parmi les plus basses d’Europe. Les profits après taxes et intérêts avant dividendes représentent 14,5 % du PIB, contre 12 % en 2007.
L’État intervient pour limiter les effets des crises sur le pouvoir d’achat des ménages. Les transferts publics aux ménages qui étaient de 35 % du PIB en 2007 atteignent désormais plus de 38 %. L’augmentation des transferts publics a comme conséquence que le revenu disponible enregistre une croissance plus rapide que les salaires. Cette socialisation des revenus est forte pour les ménages les plus modestes. Les transferts publics représentent plus du tiers des revenus pour les 20 % des ménages ayant les plus faibles revenus. Depuis la crise sanitaire, ce phénomène de soutien de l’État envers les ménages s’est amplifié.
- La multiplication des aides aux entreprises et aux ménages conduit à une augmentation du déficit public et donc de la dette. En vingt ans, le déficit public a doublé. Il devrait atteindre plus de 5,5 % du PIB en 2022, la dette publique passant sur cette période de 60 à 115 % du PIB.
Cette politique de double soutien est socialement louable mais n’est pas sans poser de réels problèmes sur la durée. L’augmentation de la dette publique n’est pas sans limite d’autant que l’accroissement des dépenses publiques ne soutient pas la croissance potentielle qui a plutôt tendance à diminuer. La croissance de la productivité par tête se réduit d’année en année. Elle est passée de 1,5 % par an au début du siècle à 0 % depuis quelques années. La disparition des gains de productivité semble indiquer que l’augmentation des gains de productivités a essentiellement été consommée et non investie.
L’Europe face à la soutenabilité de la dette
Avec l’affaiblissement de la croissance, avec la remontée des taux d’intérêt et le maintien de déficits publics élevés, la question de la soutenabilité des dettes publiques pourrait se poser au sein de la zone euro dans les prochains mois.
Si avant la crise sanitaire, le déficit public de la zone euro avait été ramené à 0,5 % du PIB, il a atteint plus de 7 % en 2020 et reste supérieur à 5 % du PIB depuis. La guerre en Ukraine a entraîné un coût d’arrêt net à sa réduction, les gouvernements ayant décidé de compenser les effets de l’inflation sur les ménages et de soutenir certains secteurs d’activité. Les perspectives de croissance se sont dégradées plus rapidement que prévues. La faiblesse des gains de productivité limite la croissance potentielle. Le recul de la productivité du travail est assez net. Les entreprises, pour un même niveau de production, ont un besoin plus important de main d’œuvre.
En raison de l’inflation, les taux d’intérêt après avoir connu une longue période de baisse, sont à nouveau orientés à la hausse. Les taux d’intérêt à 10 ans sur les emprunts d’État, au sein de la zone euro, sont passés de 0 % en 2020 à 1,8 % en août 2022. Pour mémoire, ils étaient supérieurs à 4 % au début des années 2010. Si le taux de croissance et le taux d’intérêt à long terme deviennent comparables, La soutenabilité de la dette publique suppose un déficit public primaire (déficit public avant paiement des intérêts de la dette) nul, bien moindre que le déficit observé aujourd’hui. Pour la zone euro, le déficit primaire est de 3,8 % en 2021. En 2019, un excédent d’un point du PIB était enregistré.
Jusqu’à maintenant, les marchés financiers ne croient pas à une crise de la dette publique dans la zone euro. Le prix des CDS (Credit Default Swap) qui est une protection contre le risque « souverain » demeure faible, à un niveau nettement inférieur à celui constaté entre 2008 et 2014. Les écarts de taux (spreads) des États périphériques par rapport au taux allemands sont également en-dessous du niveau qu’ils avaient en 2018. Ils évoluent autour de 2 % quand ils atteignaient 5 % pour la Grèce ou 3 % pour l’Italie. Si une défiance à l’égard des États périphériques existe, elle demeure pour le moment limitée. La prime de terme, c’est-à-dire l’écart entre le taux d’intérêt à 10 ans et le taux d’intérêt à deux ans, se situe autour de 1 % en zone euro quand il était de 1,6 en 2018. Une faible prime de terme signifie que le risque de défaut à long terme est jugé faible.
La confiance des marchés financiers dans la soutenabilité des dettes publiques de la zone euro, malgré les déficits publics, la faible croissance et la hausse des taux d’intérêt, peut venir de différentes croyances et peut s’expliquer par l’anticipation d’une action de la Banque centrale européenne en cas de difficultés majeures, quel qu’en soit le coût et quelle que soit l’inflation. Les investisseurs ne croient pas en une forte hausse des taux directeurs, ce qui se traduit par des taux faibles sur les contrats Euribor à trois mois. À échéance 2023, le taux projeté est inférieur à 2 %. Ils estiment que les États européens se mettront rapidement d’accord au sujet des critères budgétaires avec une réduction progressive des déficits publics. Cette anticipation est un souhait qui pourrait néanmoins buter sur les contraintes énergétiques et sur la montée du populisme en Europe. Les investisseurs parient sur une restauration des gains de productivité en lien avec l’augmentation de l’investissement. Les programmes européens en faveur du numérique, de la transition énergétique ou de l’éducation sont censés doper la croissance.
Les espoirs des investisseurs sont fragiles. Si l’inflation est durablement plus forte et perdure au-delà de la fin de l’année, la BCE devra relever ses taux directeurs de manière plus forte que prévue. Les négociations budgétaires pour la fixation des nouveaux critères risquent d’être tendues entre États du Sud et États du cœur de l’Europe même si le gouvernement allemand semble aujourd’hui moins rigoriste que dans le passé. Les besoins en dépenses publiques augmentent fortement tant pour faire face au vieillissement de la population que pour répondre au défi militaire que la guerre en Ukraine pose aux États européens. L’obtention de gains de productivité bute sur le souhait de la population européenne de travailler moins et sur la moindre efficience des énergies renouvelables. Les investissements de la transition énergétique n’amènent pas un supplément de production.
Pourquoi dans certains pays, l’inflation est plus faible qu’ailleurs ?
Tous les pays ne sont pas égaux face à l’inflation. Au sein de l’Union européenne, elle varie ainsi de 6,8 % en France à 23,2 % en Estonie. Dans certains États, comme la Suisse, le Japon, la Chine, l’Arabie Saoudite ou le Vietnam, l’inflation demeure faible.
Trois grands facteurs expliquent les écarts d’inflation entre les État : l’activité économique, l’indexation des salaires, la production de pétrole.
L’activité économique
Les pays dont la croissance est réduite ou qui sont en récession enregistrent fort logiquement une faible inflation. C’est le cas de la Chine, où l’activité a été très faible au deuxième trimestre 2022 en raison de l’application de la politique « zéro Covid ». La forte hausse du chômage des 15/24 ans qui est passé de 10 à 12 % de 2010 à 2022, en Chine, pèse sur le niveau des rémunérations, ce qui est déflationniste. À l’opposé, les pays connaissant une forte activité comme cela était le cas aux États-Unis en 2021 sont confrontés à des hausses de prix plus importantes. Le retour rapide au plein emploi qui s’accompagne d’une progression du nombre de démissions, accentue également les tensions inflationnistes.
L’indexation des salaires
Les pays caractérisés par l’absence d’indexation des salaires sur les prix sont par nature moins inflationnistes que les autres. C’est le cas du Japon et de la Suisse, où le degré d’indexation des salaires aux prix est très faible. La hausse en rythme annuel, en juillet 2022 des prix est, au Japon, de 2,5 % et celle des salaires de 1 %. Les chiffres respectifs en Suisse sont 3,2 et 0 %. En revanche, en Belgique, pays qui se caractérise par une forte indexation des salaires, l’inflation atteint 10 %.
La production de pétrole
Les pays producteurs d’énergie sont moins sujets à la hausse des prix. Ils bénéficient d’une appréciation de leur monnaie, notamment vis-à-vis de l’euro. Le coût de leurs importations diminue. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Malaisie, et le Vietnam, tous producteurs de pétrole, sont dans cette situation. Les États-Unis qui sont relativement autonomes sur le plan énergétique et dont la monnaie s’est appréciée, connaissent une hausse sensible des prix. Celle-ci est en partie liée à la forte demande provoquée par les plans de relance post crise sanitaire.
Les pays européens qui ne sont pas indépendants au niveau de l’énergie et qui ont une propension élevée à l’indexation des salaires sur les prix sont plus exposés à l’inflation générée par la guerre en Ukraine. Si la transmission sur les salaires venait à s’amplifier, la Banque centrale européenne serait certainement contrainte de durcir rapidement sa politique monétaire avec, par voie de conséquence, un risque de récession non négligeable.
L’économie, c’est avant tout de la démographie
Le décollage économique de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle a autant reposé sur le progrès technique que sur l’augmentation de la population active. L’amélioration des conditions de vie en lien avec des gains de productivité dans le secteur agricole a permis le développement de l’industrie. Les périodes de forte croissance dans les différents pays interviennent avant tout quand la population active s’accroît et que la proportion des 25/35 ans est élevée. La baisse du taux de fécondité qui touche l’Europe, les Amériques et l’Asie entraîne un vieillissement rapide de la population mondiale.
L’Europe et le Japon aux premières loges
Entre 2020 à 2050, la population âgée de 20 à 64 ans passera de 950 à 850 millions en Chine, de 230 à 200 millions au sein de l’Union européenne quand elle restera stable aux États-Unis. En revanche, elle augmentera en Inde en atteignant, en 2050, un milliard de personnes, contre 800 millions actuellement ainsi qu’en Afrique où un doublement est attendu (1,3 milliard contre 650 millions). Dans les trente prochaines années, la population active baissera de 15 % en Europe, de 20 % en Chine et de 30 % au Japon. Elle augmentera de 25 % en Inde, de 10 % en Amérique Latine.
Le vieillissement démographique se caractérise par la hausse de la proportion des plus de 65 ans au sein de la population et par le recul de la croissance du nombre de personnes en âge de travailler (20-64 ans). Au niveau mondial, la proportion des plus de 65 ans est passée de 6 à 10 % de 1990 à 2020 et devrait atteindre plus de 14 % en 2040. Le taux de croissance de la population active qui était supérieur à 2,25 % en 1990 n’est plus que de 1 % en 2020. Il ne s’élèverait qu’à 0,6 % en 2040 (sources ONU).
Au Japon, pays le plus avancé dans le processus de vieillissement de sa population, la proportion de plus de 65 ans s’élevait en 2020 à près de 30 % et devrait atteindre 35 % en 2040. L’Union européenne suit de près avec des chiffres respectifs de 20 et 30 %. Parmi les pays avancés, les États-Unis ont la dégradation la moins marquée avec une part des plus de 25 ans qui se maintiendrait autour des 20 % à l’horizon 2040. En Chine, les plus de 65 ans sont passés de moins de 5 % en 1990 à 12 % en 2020. Ils représenteront 25 % de la population chinoise en 2040. Les pays africains seront les seuls à compter moins de 5 % de plus de 65 ans en 2040. De 2020 à 2040, les populations actives diminueront au Japon, en Europe, en Chine, en Russie et en Amérique latine. Elles continueront à croître en Afrique (+2 % par an) et aux États-Unis (+0,5 % par an).
Le vieillissement de la population est censé générer de nombreux effets économiques. Il est source d’inflation. La baisse du nombre d’actifs favorise la progression des salaires. Celle-ci est également alimentée par l’augmentation de la demande de services. Les entreprises compensent la baisse de la population active par une recherche de gains de productivité. Le Japon prouve qu’un vieillissement important ne s’accompagne pas obligatoirement d’inflation par les salaires.
Dans un monde en vieillissement, le taux d’épargne devrait diminuer. Les retraités sont supposés puiser dans leur patrimoine pour maintenir leur niveau de vie. Par ailleurs, pour verser des revenus à un nombre croissant de retraités, les fonds de pension sont amenés, logiquement, à céder des actifs. La diminution des flux d’épargne devrait provoquer une hausse des taux d’intérêt et une baisse de l’investissement. Pour le moment, aucun mouvement de désépargne n’est constaté. Au contraire, le taux d’épargne à l’échelle mondiale tend à augmenter. Il est passé de 24 à 27 % du PIB de 1990 à 2019 (source FMI).
La seule grande certitude en lien avec le vieillissement concerne les finances publiques. Ces trente dernières années, les dépenses publiques de retraite et de santé ont augmenté à l’échelle mondiale de plus de deux points de PIB. En France, les dépenses liées au vieillissement sont responsables de plus de la moitié de l’augmentation des dépenses publiques constatées entre 2000 et 2019. La crise sanitaire a prouvé la sensibilité des finances publiques aux dépenses de santé. Compte tenu de l’évolution de la composition des populations, ces dernières ne peuvent qu’augmenter rapidement jusqu’au milieu de ce siècle. Les dépenses de santé et de retraite représentent le quart du PIB voire davantage en France, en Allemagne, aux États-Unis ou au Japon. Dans les pays à faible protection sociale comme la Chine, les ménages sont contraints d’épargner fortement, jusqu’à 40 % de leur revenu, pour faire face d’éventuelles dépenses. Cette épargne élevée pèse par ricochet sur la consommation.
La bataille des gains de productivité
Un des moyens de réduire les effets du vieillissement sur le plan économique est le maintien de forts gains de productivité. Or, plus une population vieillit, moins elle est encline à générer des gains de productivité. Selon Patrick Artus, l’économiste en chef de Natixis, la productivité par tête, entre 2020 et 2050 devrait augmenter de :
- 2,3 % aux États-Unis ;
- 0,8 % dans l’UE 27 ;
- 3,0 % en Chine ;
- 2,0 % en Inde ;
- 0 % au Japon ;
- 0 % en Amérique latine ;
- 3,5 % dans les pays émergents d’Asie ;
- 1,0 % en Afrique.
Compte tenu de l’évolution de la population et de la productivité, les États-Unis devraient conserver leur rang de première puissance économique mondiale. L’écart avec la Chine se creuserait à partir de 2040. Le PIB américain atteindrait 44 000 milliards de dollars (en valeur 2022), contre 33 000 pour la Chine. Le PIB de ce pays doublerait entre 2020 et 2050 tout comme celui des États-Unis. L’Union européenne serait en repli relatif avec un PIB de 16 000 milliards de dollars. Ce PIB serait en valeur stable par rapport à celui de 2020. Le PIB des pays émergents hors Chine serait multiplié par plus de 3 tout comme celui de l’Afrique. L’Amérique latine est pénalisée à la fois par la stagnation de la productivité et par la faible hausse de sa population. Le Japon l’est par le fort recul de la population et par l’absence de gains de productivité.
Le vieillissement de la population explique le retour rapide au plein emploi en Europe et la décrue longtemps espérée du chômage en France, pays dans lequel le nombre de départs à la retraite est de 800 000 par an. Le nombre de retraités qui y était de 5 millions en 1980 est désormais de plus de 16 millions et devraient atteindre 24 millions en 2050. Le défi à relever est d’éviter que l’augmentation du nombre de retraités soit synonyme d’affadissement de la croissance. Ce phénomène sans précédent se conjugue en outre avec la transition énergétique qui exige d’importants investissements. L’apport extérieur pour la population active comme ce fut le cas dans l’Entre-deux guerres et après la Seconde Guerre mondiale en Europe apparaît inévitable. Par ailleurs, sans gains de productivité, les tensions sur les finances publiques seront importantes.
Politiques économiques, télescopage dans les objectifs
Depuis plusieurs mois, les gouvernements tentent tout à la fois de réduire l’inflation et de soutenir le pouvoir d’achat. En fixant deux objectifs à leurs politiques économiques, les pouvoirs publics risque de prendre des mesures incohérentes au point de n’atteindre ni l’un, ni l’autre.
Grâce aux mesures prises depuis le début de l’année, le revenu disponible réel des ménages a été, en grande partie, préservé. Pour l’ensemble de la zone euro, son niveau a été stabilisé quand en France, il pourrait même légèrement augmenter. La consommation ne baisse que légèrement quand, dans le même temps, le taux d’épargne reste supérieur à son niveau d’avant crise sanitaire. Ce soutien des pouvoirs publics se traduit par le maintien d’un fort déficit public, autour de 5 % du PIB dans la zone euro. La France est un des pays européens qui a poussé le plus loin cette logique de compensation des effets de la guerre en Ukraine. Au mois de septembre, le passage de la ristourne sur l’essence de 18 à 30 centimes ne fera qu’amplifier cette logique.
Cette politique entre en conflit avec la réduction de la hausse des prix voire avec la transition énergétique. La résorption de l’inflation suppose une diminution de la demande intérieure et donc une hausse du chômage, sachant que dans plusieurs pays, une situation de plein emploi prévaut. La réduction de la demande permet en outre de diminuer les importations d’énergie en particulier fossile. Les ristournes sur l’essence et les boucliers tarifaires n’encouragent pas à la réalisation d’économies d’énergie. Les gouvernements, avec des mesures générales de soutien au pouvoir d’achat, contribuent à alimenter l’inflation ou à retarder son repli. La BCE pourrait être ainsi amenée à relever plus durement que prévu ses taux directeurs.