Le Coin des tendances – aux origines de la croissance
Jusqu’à la première révolution industrielle en Europe qui commence à produire ses effets au milieu du XVIIIe siècle, le taux de croissance avoisinait 0,1 % par an. Les épidémies et les guerres effaçaient les bonnes années. Après le sombre XIVe siècle marqué par la peste noire, la Renaissance du XVIe siècle vit l’émergence de nouvelles techniques et une forte créativité artistique avec, par ailleurs, un afflux de métaux précieux. L’économie ne connut alors qu’un essor éphémère. Le XVIIe siècle avec le refroidissement du climat (« le petit âge glaciaire ») entraîna de nombreuses famines. Au moment où la Chine s’enferme dans l’isolement, l’Europe est entrée dans un cycle vertueux de croissance. Celle-ci atteint ainsi 0,5 % au XVIIIe siècle puis 1 % au cours du XIXe siècle avant d’atteindre 2 % au cours du XXe siècle. La vie des Européens a, en quelques décennies, complètement changé tant au niveau professionnel qu’au plan personnel. Le travail des champs céda la place aux usines et aux bureaux. Les découvertes scientifiques se multiplièrent permettant aux Européens de disposer d’une avance substantielle.
Ces vingt dernières années ont altéré le modèle de développement économique. Les populations occidentales, et tout particulièrement européennes, contestent tout à la fois le bienfondé de la croissance et du progrès technique. Malgré la mise en place d’un système d’État providence sans précédent, un nombre croissant de personnes jugent inefficace et injuste le système qualifié d’ultralibérale. La mondialisation qui s’est accompagnée d’une réduction de la pauvreté à l’échelle mondiale est accusée de tous les maux, au point de remettre au goût du jour les idées protectionnistes. La crise financière de 2008 a affaibli la primauté de l’Occident et des élites. La crise sanitaire du coronavirus semble accroître la défiance à l’encontre des pouvoirs quels qu’ils soient. Plus de deux siècles d’expansion n’ont pas fait disparaître les peurs ancestrales.
Le processus de déclenchement, cette rupture dans le cours de l’économie, demeure assez mal expliqué. Est-ce le progrès technique ? Est-ce l’amélioration des rendements de l’agriculture qui libèrent des bras ? Est-ce au contraire les famines qui poussent les hommes et les femmes à trouver d’autres sources de revenus ? Est-ce le développement du crédit qui permet la naissance et l’essor d’entreprises de grande taille ; ou est-ce la sécurisation des règles de droit qui offre un cadre propice aux affaires ?
Le rôle clef de la démographie dans la croissance
Les phases d’accélération de la croissance sont toujours portées par des peuples ayant une proportion de jeunes actifs importante. Ces derniers sont des vecteurs de changement. Ce fut le cas en Europe au XVIIIe et au XIXe siècles ainsi que durant les « Trente Glorieuses » et, aux États-Unis, durant tous le XXe siècle. La Chine a réussi sa mutation économique entre 1978 et les années 2010 grâce à une population active en hausse.
L’amélioration des conditions de vie entraîne une moindre mortalité infantile. Au Royaume-Uni, dès le milieu du XVIIIe siècle, le taux de natalité se met à baisser suivant celui de la mortalité. L’augmentation de la population active est importante offrant aux nouveaux secteurs économiques de nouvelles forces vives. La baisse de la natalité réduit les charges supportées par les familles, procurant une élévation du niveau de vie. Pour certains économistes, la croissance a été facilitée non pas par l’augmentation du nombre d’actifs mais au contraire par l’émigration. En réduisant la population britannique, l’émigration a réduit les besoins en produits agricoles. Les Britanniques ont ainsi profité d’une production relativement plus importante et moins chère. L’urbanisation serait également un catalyseur pour la croissance. Le Royaume-Uni a connu une urbanisation plus rapide que la France avec l’apparition de grandes cités qui ont été les berceaux de l’activité industrielle (Liverpool, Manchester, Londres, etc.).
Au début, tout commence avec l’agriculture
Au Royaume-Uni, la production agricole augmente à un rythme certes modeste, mais continu entre 1700 et 1765. Le taux de croissance est de 0,6 % par an. Pour la première fois, en 1750, la production céréalière dépasse le niveau atteint vers 1300. Entre 1650 et 1750, les salaires réels augmentent de 70 %. Au regard des statistiques des dernières décennies, le taux de croissance annuel apparaît alors bien modeste (+0,5 % par an) mais, pour l’époque, c’est une véritable embellie.
L’argent, le nerf de la guerre
Le développement d’un système financier comportant un volet bancaire et assurantiel facilita l’épanouissement de nombreuses activités. Les progrès réalisés dans les mathématiques et dans les probabilités jouèrent un rôle non négligeable dans ce développement. Le crédit ouvre un nouveau canal de création monétaire qui autoalimente la croissance. Il génère un effet de levier important. Derrière le crédit figure l’investissement qui est pour Robert Solow le pilier essentiel de la croissance.
Le progrès technique, une condition nécessaire mais pas suffisante
Le progrès technique est nécessaire mais pas suffisant pour générer un cycle de croissance. Du XIe au XIVe siècles, les capacités d’innovation de l’Europe sont importantes mais la croissance n’arrive pas à s’installer dans la durée. Les conditions de vie de la population restent très précaires. La véritable rupture intervient avec l’invention des machines à filer le coton (1766-1779) et avec les perfectionnements de la machine à vapeur par Watt dans les années 1780. La démultiplication de la force humaine crée une nouvelle ère. Cette entrée dans une nouvelle ère économique est rendue possible non seulement par les innovations mais surtout par leur large diffusion. Jusqu’à cette époque, les inventions restaient cantonnées à des bassins d’emploi. Ainsi, la filature mécanique de la soie – l’organsinage – inventée en Italie, au XIVe siècle n’est pas reprise ailleurs. De même, les premiers hauts fourneaux, nés en Chine au Xe siècle, n’ont pas permis de créer un choc économique dans leur pays d’origine ni dans le reste du monde.
Si la révolution industrielle est née des innovations, il a cependant fallu un contexte économique et démographique particulier pour permettre son expansion. Pour l’historien économiste, Paul Bairoch, la révolution industrielle n’a été rendue possible que par la Révolution agricole intervenue au préalable. L’amélioration des rendements a provoqué un accroissement de la population et une augmentation des revenus réels obtenus. Celle-ci a permis de solvabiliser une demande en biens manufacturés.
La diffusion des connaissances, la voie sacrée
La diffusion des innovations de manière rapide sur de vastes territoire est conditionnée à une augmentation sensible du niveau éducatif. Si le Royaume-Uni a pris une avance économique sur tous les autres pays, il le doit à la montée en puissance plus précoce de l’éducation. Celle-ci est intervenue dès le début du XVIIIe siècle quand, dans le reste de l’Europe, il aura fallu attendre le XIXe siècle. En 1720, le taux d’alphabétisation atteint 50 % en Angleterre contre 29 % en France. (source Stone – 1969). L’éducation des filles joue un rôle important car elle s’accompagne d’un report de l’âge du mariage et de la baisse du taux de fécondité. Ce phénomène constaté dans de nombreux pays.
Croissance et égalité
La diffusion du progrès est plus rapide dans des sociétés relativement égalitaires. La dégradation des gains de productivité depuis vingt ans en Occident est parfois mise sur le compte de la montée des inégalités. Ce point de vue est néanmoins à relativiser. Les inégalités étaient relativement importantes au Royaume-Uni au XVIIIe siècle. Elles atteignirent un sommet au début du XXe siècle. Au-delà des inégalités, le rapport des élites au travail, à l’innovation est déterminant. En Angleterre, à la fin du XVIIIe, les élites étaient très ouvertes à l’idée de faire fortune dans le commerce et l’industrie quand, en France, elles s’imaginaient avant tout rentières.
La croissance, avant tout un état d’esprit ?
La culture est un ensemble d’idées, de croyances, de valeurs et de préférences transmises socialement, partagées par tout ou partie de la société et susceptibles d’affecter les comportements. La culture est souvent le parent pauvre des études économiques sur la croissance qui se sont longtemps focalisées sur des facteurs quantifiables. Pour autant, de plus en plus d’économistes se penchent sur le rôle des valeurs culturelles, sociologiques voire psychologiques dans l’émergence d’une société propice au développement économique.
Les sociétés issues du Moyen Âge étaient conservatrices. Dans le christianisme, la physique et la métaphysique se sont opposés. Les thèses de Copernic et de Darwin ont provoqué de vives réactions de la part de la hiérarchie catholique. Les innovations entrent en conflit avec la vision de l’histoire de l’Ecclésiaste en vertu de laquelle « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». L’Europe se libère de ce cadre à partir du XVIIe siècle. Le progrès devient alors une valeur positive et est perçu comme le moteur de l’amélioration des conditions de vie.
L’idée que l’accumulation est un pêché s’impose de moins en moins dans une société de plus en plus en proie à l’abondance. Elle est l’expression d’un monde de pauvreté, de ressources rares. La préférence donnée au futur (après la mort), à la frugalité (relative) était la conséquence d’une situation économique précaire, de faible croissance, d’épidémies récurrentes. Pour autant, l’idée même que l’effritement du fait religieux soit un vecteur du décollage économique est contestable. Le XVIIe et le début du XVIIIe sont empreints de religiosité à l’image de Louis XIV à la fin de sa vie. Même si les dogmes religieux pouvaient s’assimiler à de véritables carcans pour la pensée, certains ordres religieux comme la Congrégation de Jésus comprenaient de nombreux savants reconnus. Au Royaume-Uni, des ecclésiastiques en tant que lettrés sont devenus de véritables hommes de sciences. Il en fut ainsi pour John Wallis (1616 – 1703) qui fut le premier mathématicien à rejoindre la Royal Society. Il enseigna à Oxford à partir de 1649.
Le protestantisme a été souvent mis en avant pour expliquer la précocité du décollage économique au sein des Provinces Unies ou en Angleterre. Pour autant, le calvinisme orthodoxe était difficilement conciliable avec l’idée de progrès. Des praticiens comme Boyle (1664) estimèrent que les recherches expérimentales s’inscrivaient dans l’œuvre de Dieu. Les puritains prirent fait et cause pour la science et le progrès technique parce qu’ils étaient l’expression de la toute-puissance divine tout en renforçant le bonheur de l’Homme sur terre. Pour l’historien de l’économie, Joel Mokyr, « l’idéologie puritaine se fonda sur l’idée baconienne que la science expérimentale était une activité religieuse chrétienne ; le puritanisme et la science trouvèrent ainsi un terrain commun dans l’empirisme et dans l’expérimentalisme ». Les Lumières, à partir du milieu du XVIIIe siècle déplacèrent le curseur entre la glorification de Dieu et le culte du « bien-être sur terre ».
En Europe, l’internationalisation des penseurs, des savants joua un rôle très important dans l’essor de la science et dans la diffusion des découvertes. Newton, Spinoza, Galilée, Leibniz, Voltaire ou Diderot voyagèrent à travers toute l’Europe, de Londres à Saint Pétersbourg en passant par Paris, Madrid et Vienne. Ils étaient lus par les élites des différents pays et courtisés par certains monarques.
La tolérance mise à dure épreuve
La tolérance serait un terreau essentiel pour le croisement et la diffusion des idées. La Grande Bretagne, en réalisant ses révolutions politiques au XVIIe siècle, prit de l’avance sur le Continent. Les révolutions anglaises eurent lieu entre 1642 et 1651 ainsi qu’entre 1688 et 1689. Deux textes majeurs symbolisent cette période, l’Habeas Corpus de 1679 et la Déclaration des droits (bill of rights) de 1689. Le premier garantit la liberté individuelle et limite les détentions arbitraires. Le second est un acte du Parlement d’Angleterre fixant les grandes règles institutionnelles et certains droits positifs. Il donne au sujet le droit d’adresse au monarque et l’autorise à porter des armes pour se défendre. La Déclaration des droits définit les pouvoirs du Parlement. Ces textes assurent un minimum de liberté pour la presse et pour l’expression des opinions. Voltaire dans ses Lettres philosophiques (1734), sa Correspondance et son Dictionnaire philosophique (première édition 1764) se fit un ardent défenseur du régime britannique. L’afflux des huguenots, plus de 80 000, hautement qualifiés, en provenance des Provinces Unies et de France comme Denis Papin, Abraham de Moivre et Jean Théophile Désaguliers, contribuèrent à de nombreuses inventions. L’extrémisme religieux de Louis XIV mit un terme à un esprit de relative tempérance en France, ce dont profita le Royaume-Uni.
Les libertés politiques ont été longtemps jugées comme une condition sine qua non de la réussite économique. Les succès du Royaume-Uni et des États-Unis ont longtemps servi de modèles. Certes, le décollage économique de la France et de l’Allemagne ne s’est pas réalisé sous l’égide de régimes démocratiques. En France, la révolution industrielle prend forme sous Louis Philippe et sous Napoléon III quand en Allemagne, elle intervient sous le règne de Guillaume II. Au XXe siècle, les Trente Glorieuses mirent en lumière le succès des régimes démocratiques et l’échec des régimes communistes ainsi que celui des régimes autoritaires du tiers monde. L’avènement de la Chine comme grande puissance a cassé la corrélation démocratie et croissance économique. La crise financière de 2008 a eu un double effet. Elle a démontré la faillibilité du modèle occidentale pour les pays émergents, et elle a contribué à fragiliser l’unité des pays démocratiques. Ces derniers doivent faire face à la montée du populisme et de « l’illibéralisme ». La démocratie a perdu l’exclusivité, du moins pour le moment, de la croissance et du progrès. Est-ce alors le respect du droit, du contrat, de la propriété qui conditionne la réussite économique ? La Chine nous prouve qu’un pays qui associe propriété publique et privée peut rencontrer le succès. C’est néanmoins à partir du moment où les autorités chinoises ont accepté le mélange des genres que le décollage a pu intervenir. Pour des juristes et des économistes spécialistes des pays émergents comme Paulo Sérgio Pinheiro, la faiblesse de l’état de droit constitue la principale explication des retards pris par l’Amérique latine ou l’Afrique dans le développement économique. Les problèmes de gouvernance, la corruption, et l’absence de consensus créent une instabilité chronique qui entrave la bonne marche en avant des sociétés. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, l’instabilité croissante des lois et le partage de moins en moins important de valeurs au sein des populations, pourraient également peser sur la croissance.
Le décollage de la Chine a brisé quelques croyances en matière de croissance. Ce pays de 1,4 milliard d’habitants n’a que partiellement reconquis la place qui était la sienne durant des siècles avant une longue absence provoquée par un repli sur soi. La culture chinoise à dominante confucéenne distingue différemment qu’en Occident ce qui relève de la sphère publique et de la sphère privée. La notion d’ordre a toujours été de mise dans ce pays qui a toujours eu une population importante. La liberté publique a toujours été suspecte. Sa limitation n’empêche pas la réalisation des affaires. Depuis les évènements de la Place Tien An Men en 1989, les Occidentaux attendent un réveil de la rue, une soif d’émancipation qui pour le moment reste confinée. Le durcissement du régime avec la désignation de Xi Jinping comme Président à vie n’a eu des incidences qu’à Hong Kong où la population a connu durant des années, avant l’annexation, un fonctionnement institutionnel britannique.