Le Coin des Tendances
La vie a-t-elle un prix ?
Combien évaluer le prix d’une vie humaine ? Cette question taraude les économistes depuis de très nombreuses années ainsi que tous ceux qui, à un moment ou un autre, doivent réaliser des arbitrages incluant un risque de décès. La valeur d’une vie est difficile à apprécier en premier lieu pour des raisons éthiques. Pour André Malraux, « une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». Dans cet esprit, l’antienne « la santé n’a pas de prix mais à un coût » est aujourd’hui au cœur du débat.
Le concept du « prix de la vie » est un des éléments pris en compte, depuis les années 60, pour l’élaboration des politiques publiques, pour déterminer l’efficience ou non d’un investissement. Ce prix est un des critères retenus dans la mise en œuvre des mesures concernant la sécurité routière. Il permet d’étalonner l’intérêt d’un rond-point ou l’installation d’un feu rouge. Le recours au prix de la vie est également utilisé en matière de protection de l’environnement ou en matière de santé.
En France, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective avait évalué, en 2013, la vie d’un Français à 3 millions d’euros. Ce prix est calculé en estimant la perte subie par la société au moment du décès d’un individu. La disparition d’une personne génère un manque à gagner en termes de production (marchande et non marchande) et provoque une perte au niveau de la consommation et de l’investissement. Une autre façon d’évaluer le prix de vie est de retenir la somme qu’une personne est prête à investir afin de réduire elle-même son taux de mortalité. Cette vision est plus assurantielle.
La question de l’évaluation du prix de la vie a été, pour la première fois, soulevée, sur le plan économique, par l’armée américaine à la fin des années 1940. L’US Air Force en vue d’une attaque contre l’URSS avait demandé à une équipe de chercheurs de la RAND Corporation de trouver le modèle le plus performant. Celle-ci proposa le recours à un grand nombre d’avions à faibles coûts. Les généraux de l’armée de l’air soulevèrent le problème des conséquences de la perte de nombreux pilotes. Ils soulignèrent que le calcul de l’institut de recherche n’intégrait pas le prix de la vie des pilotes sacrifiés, le coût de leur formation et le manque à gagner provoqué par leur mort précoce. L’économiste Jack Hirshleifer proposa alors d’évaluer la vie d’un pilote à l’aune du coût de sa formation. Cette appréciation statique fut complétée dans les années 1960 avec la prise en compte des salaires nets perçus au cours d’une vie de pilote. Cette appréciation était une vision purement matérielle provoquée par la perte de la vie. Toujours dans les années 1960, l’économiste Thomas Schelling, spécialiste de la modélisation économique des conflits qui obtint le prix Nobel en 2005, décida de lier la valeur de la vie à la notion de risque. Cette association fut faite lors de l’amélioration du système d’éjection de l’avion B58. Le dispositif choisi permettait d’augmenter l’espérance de vie du pilote en cas d’éjection pour un surcoût évalué à 80 000 dollars par avion. Par un calcul, la valeur de la vie d’un pilote pouvait être déduite. Dans le prolongement des travaux de Thomas Schelling, la valeur d’une vie peut être également évaluée en fonction de la somme que des consommateurs sont prêts à mettre pour obtenir un bien ou un dispositif qui diminuerait leur risque de mortalité.
Combien le consommateur est-il disposé par exemple, pour un airbag ou pour un traitement médical diminuant son risque de mortalité de 1 % ? En dérivant ce chiffrage la valeur permet d’aboutir à la valeur de la vie. Ce mode de calcul consumériste est jugé réducteur mais sert aujourd’hui pour la prise de décisions publiques.
En France, la question de la valeur de la vie est traitée de manière détaillée pour la première fois dans le rapport Boiteux de 1994. L’étude visait à définir un modèle pour l’élaboration de la politique de sécurité routière. En 1994, la vie d’un Français est évaluée à 550 000 euros. Ce montant a été réévalué à 650 000 euros en 1999 et à 1,5 million d’euros en 2000. Le niveau de valorisation de la vie choisi par l’administration française était un des plus faibles de l’OCDE. Ce choix aurait été dicté par les résultats très médiocres de la France de l’époque en matière de sécurité routière. Un faible prix de la vie permettait de justifier un faible engagement des pouvoirs publics en ce qui concerne la sécurité routière. Par ailleurs, ce faible montant réduisait d’autant le coût de l’indemnisation des décès en cas de faute de l’État ou en cas de sinistre (accident d’avion par exemple). Dans les autres pays de l’OCDE, le coût de la vie se situait alors autour de 3,6 millions d’euros. Ce n’est qu’en 2013, avec le rapport du Commissariat général à la stratégie, que le montant français d’une vie humaine, fixé alors à 3 millions d’euros, se rapprocha de la moyenne au sein de l’OCDE. Dans les pays anglo-saxons, la prise en considération prix de la vie est un élément plus public et plus important qu’en France où, en la matière, un tabou demeure. Le caractère jacobin avec la notion d’infaillibilité de l’État qui s’est longtemps exprimée à travers le principe de droit administratif de la responsabilité sans faute explique en partie la différence d’appréciation de la valeur d’une vie entre la France et ses principaux partenaires. Un montant plus élevé de la vie permet de justifier plus facilement l’acquisition de matériels de santé, l’engagement de mesures de prévention. Dans les décisions de mettre sur le marché un médicament, au Royaume-Uni, il est fait une balance entre le coût pour la société et les gains liés à la survie des patients. Le calcul prend en compte la valeur d’une année de vie en retenant, pour un pays, un revenu moyen et en appliquant un taux d’actualisation. Des économistes intègrent des éléments plus qualitatifs et donc plus subjectifs. La valeur d’une vie peut être définie par la différence des gains générés par les activités d’un individu et l’ensemble des charges matérielles et immatérielles qu’il engendre. Avec un tel mode de calcul, la valeur d’un retraité pourrait être négative, ce qui d’un point de vue éthique pose évidemment un problème. Par ailleurs, la pension pourrait être appréciée comme un salaire différé et les services que rend de manière gratuite un retraité comme un gain.
La disparition de 11 000 personnes entraîne, en retenant l’évaluation du Commissariat à la Stratégie, une perte de 33 milliards d’euros. Ce chiffre doit être corrigé par le fait que l’âge moyen des personnes qui décèdent est élevé. Ce coût élevé permet de légitimer sur un point de vie économique des investissements supplémentaires dans le système de santé.
Au-delà du coût direct de la crise sanitaire en termes de valeur humaine, il convient d’apprécier les pertes humaines provoquées par la récession. Entre 2008 et 2010, du fait de l’augmentation de la pauvreté, de la perte d’emploi, en France, la mortalité s’est accrue. Le nombre de cancers évitables ayant abouti à un décès a été chiffré en France par l’OCDE à 1 500. Au niveau mondial, le nombre aurait atteint plus de 500 000 selon le docteur Mahiben Maruthappu de l’Imperial College à Londres, qui a dirigé les recherches. « Le cancer est la cause principale des décès dans le monde, donc comprendre comment les changements économiques peuvent influer sur la survie à un cancer est crucial », estime-t-il. Une corrélation a été constatée entre le taux de chômage et le nombre de décès évitables. Une étude publiée dans The Lancet Psychiatry et une enquête menée par l’Inserm ont mis en évidence une surmortalité chez les chômeurs (avec un taux de mortalité près de trois fois plus élevé que chez les non-chômeurs). Le chômage a des effets majeurs sur la survenue d’accidents cardiovasculaires et de pathologies chroniques ainsi que sur les suicides. La crise de 2008/2009 a pu générer un surcroît de mortalité de 5 000 personnes soit une perte 15 milliards d’euros. De manière monétaire, la crise actuelle pourrait provoquer une perte de valeur d’au moins 50 milliards d’euros, soit plus de 2 % du PIB.
La question de la dépendance à l’heure de la crise sanitaire
Les résidents des Établissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD) sont durement touchés par la crise sanitaire actuelle. Agés et souvent atteints de plusieurs affections, ils sont de ce fait en état de fragilité devant le covid-19. Au 10 avril, 4 599 décès en EHPAD et de plus de 34 000 cas de contamination avaient été enregistrés. Les pouvoirs publics ont décidé d’interdire les visites puis ont instauré le confinement individuel. Le Ministre des Solidarités et de la Santé a par ailleurs décidé le lancement d’une vaste opération de dépistage dans les EHPAD.
Les EHPAD face à la dépendance lourde
Dans l’attente des résultats de l’enquête nationale auprès des établissements d’hébergement pour personnes âgées (EHPA) conduite par la DRESS au 1er trimestre 2020, les résultats de la dernière enquête en 2015 montrent que 728 000 personnes âgées fréquentaient ponctuellement ou résidaient de manière permanente dans un établissement d’hébergement, soit 5 % de plus en 4 ans. 80 % d’entre elles, soit 610 000 environ étant accueillies dans l’un des 7 532 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) que compte notre pays (hébergement temporaire et accueil de jour compris). En comparaison, 126 000 personnes âgées étaient accompagnées et soignées à leur domicile soit par des services de soins infirmiers à domicile (SSIAD), soit par des services polyvalents d’aide et de soins à domicile (SPASAD).
L’âge moyen d’un résident à son entrée en EHPAD est de 85 ans et 9 mois, et la moitié des résidents a plus de 87 ans et 5 mois. Les personnes accueillies en établissement sont également toujours plus dépendantes. Toutes catégories d’établissements confondues, 83 % des résidents sont en perte d’autonomie, correspondant au GIR 1 à 4. De fait, bien loin des maisons de retraites ou des foyers de vie d’antan, les EHPAD doivent assurer une prise en charge de plus en plus médicalisée à l’exemple du nombre croissant de personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer qui explique la création de places en pôle d’activités et de soins adaptés (PASA) et en Unité d’Hébergement Renforcée (UHR) ces dernières années. Or, à l’origine, les EHPAD n’ont pas été conçus ni organisés pour fonctionner comme des hôpitaux locaux. Surtout, ils ne disposent pas pour ce faire des places ni des personnels formés en nombre suffisant.
Un manque de personnel problématique
À la suite de la canicule de 2003 qui avait provoqué la mort de 15 000 personnes âgées, pour moitié en établissement, pour l’autre à domicile, des efforts ont été accomplis pour construire ou moderniser des EHPAD, les doter de salles climatisées, etc. Des dispositifs de prévention ont été mis en place pour prévenir l’isolement des personnes âgées et les accompagner à domicile en période de forte chaleur.
L’importance des investissements réalisés ne doit pas masquer le fait qu’il conviendrait d’ici 2030 réaliser 120 000 nouvelles places, ce qui pose le problème du personnel disponible. En 2009, le ratio du personnel en EHPAD par rapport aux résidents est de 6 pour 10 en 2019. Il est jugé insuffisant par certains en raison de l’importance croissante des soins à procurer. Pour répondre au vieillissement démographique et améliorer les conditions de prise en charge, le rapport El Khomri a évalué, en 2019, à près de 93 000 le nombre de postes supplémentaires à créer d’ici 2024. Pour pourvoir les postes vacants, le besoin de formation serait de 260 000 professionnels. Les conditions de travail (un nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles trois fois supérieur à la moyenne nationale) et le niveau de rémunération (la rémunération horaire de l’aide à domicile se situant entre 18 et 21 euros) dissuadent de nombreux jeunes de postuler dans la filière des EHPAD et de l’aide à domicile. En six ans, les candidatures aux concours d’accès pour devenir aide-soignant ou accompagnant éducatif et social ont diminué de 25 %.
La question récurrente du financement
La dépendance représente aujourd’hui 24 milliards d’euros de dépenses pour les finances publiques, auxquels doivent s’ajouter 6 milliards d’euros de contribution financière des ménages, pour un total de 30 milliards d’euros de dépenses. Cette évaluation ne prend pas en compte l’apport non monétaire des 8 millions d’aidants familiaux auprès de leurs proches dépendants, qui, selon certaines études, correspond à 164 milliards d’euros de travail par an.
Le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans d’ici 2050 devrait être multiplié par plus de 3, ce qui s’accompagnera d’une forte progression du nombre de personnes dépendantes. Dans son rapport remis au Gouvernement en 2019, le Président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, Dominique LIBAULT, évaluait à 9,2 milliards par an les dépenses publiques supplémentaires d’ici 2030, soit une augmentation de 35 % de l’effort en faveur du grand âge pour adapter et moderniser l’offre, rendre les métiers du grand âge plus attractifs, et réduire le reste à charge des résidents et de leur famille. Les solutions préconisées pour le financement de la dépendance, dont la mobilisation des ressources de la Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale, risquent d’être caduques avec la crise du covid-19. Le remboursement de l’ensemble de la dette sociale censé intervenir en 2024 sera sans nul doute reporté. Ce rapport récusait l’option d’un financement assurantiel reposant sur tout ou partie de la population. La crise sanitaire actuelle devant amener une forte progression du chômage et donc une réduction des cotisations sociales, un recours à un système d’assurance centré sur les retraités qui ne sont pas exposés au risque de chômage s’impose encore un peu plus. Les retraités en prenant en compte leur niveau de revenus pourraient être ainsi amenés à financer la dépendance à travers un mécanisme d’assurance obligatoire. En 2018, les retraités demeuraient épargnants jusqu’à l’âge de 75 ans. Ils sont les principaux détenteurs de contrats d’assurance vie et du patrimoine des ménages. Leur prise en charge de la dépendance ne serait donc pas illogique au vu des circonstances. Elle obéirait au principe énoncé par le Directeur Général d’AG2R LA MONDIAL, André Renaudin, dans une tribune publiée en 2018 dans le quotidien « Les Echos » : « actif, je cotise pour ma retraite ; retraité, je prépare ma dépendance ».