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La prévision économique, un art très incertain
Depuis la fin de la phase aigüe de la crise sanitaire, l’économie mondiale n’en finit pas de surprendre. La reprise a été rapide et marquée par le retour du plein emploi au point de provoquer des goulots d’étranglement. Ces derniers ont favorisé la résurgence de l’inflation qui s’est amplifiée avec la guerre en Ukraine. Depuis quelques mois, les craintes d’une récession se sont multipliées mais ne se sont pas concrétisées pour le moment. De nombreux déséquilibres font craindre la survenue d’un krach financier ou immobilier et d’un atterrissage brutal. La Présidente de la Banque Centrale Européenne et d’autres experts ne sous-estiment pas un tel risque. Pour autant, les cours des actions sont en hausse et le moral des dirigeants des entreprises demeure globalement positif.
Depuis quelques mois, les révisions des prévisions économiques sont plus importantes que dans le passé, preuve d’une incertitude et d’une instabilité croissantes. Le mot « incertitude » apparaît plus de 60 fois dans les dernières perspectives économiques mondiales du FMI d’avril 2023, soit environ deux fois plus qu’en avril 2022. Les banques centrales ajustent leur politique monétaire en permanence afin de prendre en considération l’évolution des prix et les conséquences de la hausse des taux. Christine Lagarde, la présidente de la BCE, admet qu’il n’est pas possible de déterminer à l’avance la politique monétaire et qu’une crise financière peut survenir.
Au-delà des prix, l’ensemble des statistiques donnent lieu à d’importantes révisions. Les révisions du PIB dans la zone euro sont quatre fois supérieures à la normale. En mars, le bureau britannique des statistiques a rendu public des corrections d’une ampleur inégalée. Le communiqué a montré que l’investissement réel des entreprises était conforme à son niveau d’avant la pandémie, et non 8 % en-dessous comme cela avait été initialement indiqué. Le mois dernier, les statisticiens australiens ont réduit de plus de moitié leur estimation de croissance de productivité au troisième trimestre de 2022. En 2022, le Bureau américain des statistiques du travail (BLS) a publié des révisions de son estimation sur les effectifs portant sur 59 000 par mois entre janvier et mars, quand en 2019, les corrections ne dépassaient pas, en moyenne, 40 000 avant 2019.
Le monde est instable. La succession rapide des crises crée des ondes de chocs qui interfèrent en permanence. En 2022, l’Europe a été confrontée pour la première fois en plus de soixante-dix ans à une guerre concernant deux États jouant un rôle clef sur les marchés mondiaux de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Les bouleversements sur les marchés ont interagi avec ceux générés par la crise sanitaire. Les valeurs de référence pour les économistes ont été modifiées en peu de temps. Les dépenses publiques jouent un rôle plus important que dans le passé dans le soutien de l’activité à travers les aides aux entreprises ou aux ménages. En France, les dépenses publiques représentent entre 58 et 61 % du PIB depuis 2019, des niveaux inconnus hors période de guerre. Le retour de l’inflation a surpris même si ses causes sont assez traditionnelles. Depuis près de quarante ans, soit deux générations, l’inflation était aux abonnés absents au point que les banques centrales s’époumonaient à la réanimer au prix de politiques monétaires dites non conventionnelles.
Les statisticiens et les sondeurs sont confrontés à des changements de comportements de la part des agents économiques qui les déroutent et qui remettent en cause la fiabilité de leurs prévisions. Depuis la pandémie, une part croissante des personnes ne répond plus aux enquêtes officielles. Aux États-Unis, le taux de réponses à l’enquête utilisée pour estimer les postes vacants est passé de près de 60 % à 30 %. Au Royaume-Uni, le taux de réponses à l’enquête britannique sur la population active a été divisé également par deux. La méfiance à l’encontre des pouvoirs publics s’est accrue. Avec la fin des confinements, les tâches administratives apparaissent plus fastidieuses. Les salariés ont le sentiment d’avoir moins de temps qu’auparavant. La multiplication des centres d’intérêt et le télétravail aboutissent à délaisser les enquêtes officielles. La baisse des taux de réponses accroît la volatilité des données. Les personnes qui ne répondent pas sont souvent celles qui sont confrontés à des problèmes importants. Leur non-réponse aboutit à minorer les baisses de revenus ou les destructions d’emploi. Selon le Census Bureau américain, la croissance réelle du revenu médian des ménages de 2019 à 2020 serait de 4,1 %, et non de 6,8 % comme initialement indiqué. Depuis 2020, les non-réponses aux États-Unis auraient, provoqué une surestimation des revenus de 2 %.
Les prévisions sont également altérées par le changement des aspirations des citoyens. La propension à arbitrer en faveur des loisirs qui se manifeste par un moindre recours aux heures supplémentaires est encore mal appréciée. Dans un marché de l’emploi tendu, le rapport de force entre employeurs et salariés évolue. Les entreprises, même en cas de baisse de production, rechignent à licencier par crainte de ne pas retrouver de salariés en cas de reprise. Ces derniers sont plus exigeants et refusent de plus en plus les emplois pénibles et à horaires décalés. Les effets du télétravail sur la productivité donnent lieu à des études contradictoires.
Face à la montée des incertitudes, les statisticiens ne sont pas sans réponse. Pour réaliser leurs prévisions, ils utilisent de plus en plus des données issues du digital (achats en ligne, achats avec des cartes de paiement, billets de transports, déplacements, fréquentation des sites du e-commerce, etc.). L’intelligence artificielle devrait révolutionner l’art des prévisions économiques dans les prochaines années.
La guerre de l’automobile est-elle engagée ?
Jusque dans les années 1970, l’industrie automobile se limitait à un match opposant constructeurs américains et européens. À partir des années 1980, les constructeurs japonais (Toyota, Nissan) ont pris d’importantes parts de marché, au point de conduire à l’adoption de mesures protectionnistes aux États-Unis et en Europe (plafond de 3 % des ventes en France). Depuis vingt ans, le marché s’était concentré avec la constitution de grands groupes ou de grande alliances (Ford, General Motors, Volkswagen, Stellantis, Renault-Nissan). Avec le développement de la motorisation électrique, les cartes semblent rebattues avec l’arrivée de plusieurs marques chinoises (Aiways, BYD, Geely – Lotus – Polestar – Volvo, Hongqi, Leapmotor, Lynk & Co, MG, NIO, etc.) qui bénéficient de la position dominante de leurs pays dans la fabrication de batteries. La mondialisation de l’industrie automobile s’accélère. Les constructeurs occidentaux ne sont plus les seuls à disposer autour de la planète de centres de centres d’ingénierie et de conception. Les entreprises chinoises multiplient les antennes sur tous les continents. La montée en puissance de ces dernières inquiète et pourrait – comme dans le secteur des hautes technologies – inciter les gouvernements occidentaux à adopter des mesures protectionnistes sur fond de tensions géopolitiques croissantes. Par ailleurs, les constructeurs occidentaux sont en net recul en Chine. Les relations avec les entreprises chinoises avec lesquelles ils étaient liés sont de plus en plus conflictuelles. Certains d’entre eux ont dû dénouer leur partenariat. Dans le domaine de la motorisation électrique, les Chinois entendent privilégier leurs constructeurs qui peuvent se passer de la technologie occidentale. Le développement du sentiment nationaliste en cours conduit les sous-traitants à augmenter les prix des biens intermédiaires et les consommateurs à choisir des voitures chinoises.
Incités par leur gouvernement, les constructeurs occidentaux reconfigurent leurs chaînes d’approvisionnement afin d’être moins dépendants de la Chine qui est, depuis plusieurs années, le premier pays exportateur mondial de pièces automobiles. Selon une étude de l’Université Sheffield Hallam, ces exportations ont représenté plus de 45 milliards de dollars en 2021, dont un quart destiné États-Unis. La dépendance est forte pour les batteries et pour certains composants électroniques. Avec la pandémie qui s’est traduite par des difficultés d’approvisionnement et la multiplication des tensions géopolitiques, les constructeurs américains et européens ont pris conscience de leur vulnérabilité face aux sous-traitants chinois. Leur remplacement n’est néanmoins pas aisé. Il peut s’avérer coûteux et long. Les entreprises ne changent généralement de fournisseur que lorsqu’elles fabriquent de nouveaux modèles.
La segmentation des échanges n’est pas non plus une bonne nouvelle pour les constructeurs chinois qui achètent encore de nombreux microprocesseurs aux États-Unis, à Taïwan, à la Corée du Sud ou au Japon. Les autorités chinoises ont lancé un plan de création d’usines de microprocesseurs haut de gamme mais sa réalisation nécessitera quelques années. Certains constructeurs chinois comme Byd et Geely disposent néanmoins déjà d’unités de fabrication de semiconducteurs. Dans les prochains mois, les exportations chinoises de voitures pourraient être entravées en raison des mesures protectionnistes que pourraient prendre les Occidentaux. Ces derniers sont de plus en plus circonspects en ce qui concerne la sécurité des données recueillies auprès des utilisateurs de voitures fabriquées en Chine. L’Amérique impose déjà des tarifs élevés sur les voitures chinoises : 27,5 %, contre 10 % pour l’Union européenne. Comme pour les voitures japonaises dans les années 1980, ces droits de douane ne freineront pas indéfiniment les importations chinoises. L’espoir des Occidentaux repose sur le développement rapide d’une filière de fabrication de batteries, batteries qui constituent désormais le cœur des voitures, afin d’améliorer la compétitivité de leurs constructeurs. Tesla construit une grande usine de batteries au Mexique. Ford fait de même dans le Michigan. General Motors investira dans une mine de lithium au Nevada. Volkswagen envisage de délocaliser une usine de batteries depuis l’Europe afin de récupérer 10 milliards de dollars de subventions. L’Union européenne ne reste pas sans réponse. Elle a prévu dans son plan « Next Generation » d’encourager à la création de 40 usines de fabrication de batteries.
Après l’époque de la mondialisation, l’industrie automobile se régionalise. Les batteries encombrantes sont chères à déplacer. Il est donc plus rationnel de les produire sur les lieux d’utilisation. Représentant une grande partie de la valeur d’une voiture, les constructeurs entendent les fabriquer pour maîtriser leurs marges. La régionalisation de la fabrication automobile est également liée aux tensions géopolitiques. Les constructeurs occidentaux dotés des usines de fabrication en Russie ont été contraints de suspendre leurs activités voire de se retirer complètement. Renault a ainsi dû vendre ses activités en Russie, dont une participation de 68 % dans Avtovaz, le premier constructeur automobile russe. Volkswagen a suspendu la fabrication sur place après l’invasion et a vu ses actifs gelés par un tribunal russe. Toyota a fermé son usine russe. Ce départ a permis à la Chine de récupérer les parts de marché abandonnées par les Européens et les Américains.
L’intelligence artificielle, une onde de choc à propagation rapide
Avec le vieillissement de la population, les pénuries de main-d’œuvre ont vocation à se multiplier en particulier dans le secteur des services. L’automatisation et la robotisation sont des moyens pour compenser ce manque. Les progrès de l’intelligence artificielle offrent de nouveaux moyens pour substituer la machine aux hommes et aux femmes. Cette évolution génère des craintes au point qu’une tribune de l’ONG, Future of Life Institute, signée par de nombreux responsables de la haute technologie dont Elon Musk, appelle à une « pause » de six mois dans la création des formes les plus avancées d’intelligence artificielle.
Les progrès des robots conversationnels ont surpris par leur ampleur et leur rapidité grâce à leurs capacités auto-apprenantes. ChatGPT d’Openai est ainsi capable de résoudre des énigmes logiques, d’écrire des codes informatiques et d’identifier des films à partir de résumés. Ces modèles sont appelés à transformer la relation des humains avec les ordinateurs. Les partisans de l’intelligence artificielle mettent en avant les gains de temps pour résoudre des problèmes complexes. Ces derniers seraient importants en matière de conception de médicaments ou en matière de météorologie. Pour d’autres, en revanche, le recours croissant aux machines dotées d’intelligence artificielle pourrait aboutir à une perte de contrôle des humains sur des processus de décision. Le scénario des films « Terminator » pourrait ainsi devenir réalité avec une autonomisation des ordinateurs pouvant amener à des catastrophes.
La force des nouveaux langages d’intelligence artificielle est de pouvoir se nourrir de l’ensemble des données disponibles sans étiquetage préalable. Ils absorbent les fichiers en distinguant leur nature. Ils bénéficient également de l’accélération des processus de traitement des données. Le succès médiatique de ChatGPT a été rapide. Révélée au grand public au mois de novembre 2022, cette application a été utilisée en moins d’une semaine par un million de personnes. En deux mois, ce nombre a dépassé 100 millions. De nombreux élèves l’ont utilisé pour leurs devoirs. Des élus aux États-Unis ont avoué l’utiliser pour faire leurs discours. L’efficacité de ChatGPT est telle que Microsoft a décidé de l’intégrer dans son moteur de recherche Bing.
Chaque révolution industrielle génère des peurs et des fantasmes. Des machines à tisser au XVIIIe siècle à ChatGPT au XXIe siècle en passant par les robots et les ordinateurs à la fin du XXe, les précédents sont nombreux. Jusqu’à présent, la nouvelle technologie a créé de nouveaux emplois pour remplacer ceux qu’elle a détruits. Le développement du machinisme a créé de nombreux emplois. Ceux qui ont été détruits dans les champs ou dans les usines ont été remplacés assez aisément. Certains craignent une dislocation des marchés du travail avec la suppression rapide de millions d’emplois dans les services. Ces robots affaibliraient encore plus les classes moyennes en s’attaquant aux fonctions remplies par de nombreux employés et cadres moyens voire supérieurs. Ils peuvent ainsi réaliser des synthèses de documents et écrire des codes informatiques. Dans une enquête menée en 2022 auprès de chercheurs en intelligence artificielle, 48 % d’entre eux pensaient qu’il y avait au moins 10 % de chances que l’intelligence artificielle ait un impact « extrêmement mauvais » et 25 % ont déclaré que le risque était de 0 %. Le chercheur médian a évalué le risque à 5 %. Les experts qui ont demandé une pause sont pour un certain nombre d’entre eux, comme Elon Musk, des acteurs de l’intelligence artificielle. Cette pause pourrait leur offrir des rentes de situation en bloquant l’accès à de nouveaux entrants. Elle pourrait également obliger les différents acteurs à montrer leur jeu ce qui, évidemment, limiterait la concurrence dans un secteur qui nécessite des investissements coûteux.
L’intelligence artificielle nécessite une régulation afin de protéger la propriété intellectuelle et les droits des consommateurs. La réalisation de chansons digitales en recourant à des données sonores existantes pose évidemment des questions sur les droits d’auteurs et sur le processus de création. Il en est de même pour la photographie ou la littérature.
Face aux défis de l’intelligence artificielle, les États apportent, pour le moment, des réponses différentes. Le Royaume-Uni a adopté une position souple en refusant la mise en place de nouvelles règles et de tout organisme de régulation. Il se limite à l’application des réglementations existantes. L’objectif est de faire du Royaume-Uni, une superpuissance de l’intelligence artificielle. Les États-Unis sont sur la même longueur d’onde avec néanmoins l’adoption d’un code de bonne conduite. L’Union européenne défend une ligne plus dure. Un projet de directive vise à distinguer les différentes utilisations de l’intelligence artificielle en fonction du degré de risques. Il prévoit des systèmes de surveillance plus ou moins poussés en fonction des risques. Certaines utilisations de l’IA sont totalement interdites, comme la publicité subliminale et la biométrie à distance. Les entreprises qui enfreignent les règles seront condamnées à une amende. En Italie, ChatGPT a été partiellement suspendue et d’autres gouvernements réfléchissent à suivre cette dernière. De son côté, la Chine oblige les entreprises à enregistrer leurs produits d’intelligence artificielle qui sont, en outre, censées valoriser les valeurs fondamentales du communisme. Compte tenu des enjeux, la mise en place de conventions internationales serait nécessaire. Cette solution suppose un minimum d’entente entre la Chine et les États-Unis.