Le Coin des tendances – automobile – mondalisation
La mondialisation à la peine
Depuis une trentaine d’années, l’économie repose sur des chaînes de valeurs éclatées afin d’exploiter au mieux les avantages comparatifs. Les produits industriels, des ordinateurs aux avions en passant par les réfrigérateurs et les voitures sont devenus de véritables puzzles constitués de pièces provenant d’un grand nombre de pays. Les chaînes d’approvisionnement supposent des réseaux d’avions, de porte-conteneurs, de trains, de camions et de courriers électroniques. Cette superposition de réseaux est de plus en plus remise en cause tant par les tentations protectionnistes que par les effets de la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Le commerce international qui a connu un essor des années 1990 à 2007 est en déclin relatif depuis la crise des subprimes. Il est passé de 35 à 60 % du PIB mondial de 1988 à 2008 avant de diminuer à 52 % en 2020. Il en est de même pour les flux d’investissements directs d’origine étrangère qui sont passés de 0,5 à 5 % du PIB mondial de 1970 à 2000. Depuis, les flux d’IDE sont stables.
Les ruptures de stock pendant les confinements et les difficultés d’approvisionnement depuis modifient la perception de la part des dirigeants d’entreprise de l’éclatement des chaînes de valeurs. Ces derniers ne supportent aucun retard dans les livraisons faute de quoi l’enraiement est de mise. Le zéro stock qui est une source de gains quand l’économie fonctionne sans accroc devient infernal en cas de problèmes, que ce soit au niveau de la production ou de la distribution. La gestion en flux tendu est complexe surtout quand les chaînes de valeurs sont étalées dans un grand nombre de pays éloignés de plusieurs milliers de kilomètres les uns des autres.
Face à la multiplication des complications de toutes sortes, les grandes multinationales tentent de limiter leurs risques. Apple a ainsi rapatrié une partie de sa production de la Chine vers le Vietnam. Les entreprises chinoises, conscientes des problèmes politiques et logistiques de leur pays, se sont installées en nombre à Monterrey, au Mexique, dans l’espoir de répondre à la demande de leurs clients américains. Toujours pour contrer les mesures protectionnistes et les problèmes de transports, Samsung, Stellantis et Hyundai ont annoncé un investissement de 8 milliards de dollars dans les usines américaines de voitures électriques.
Un nombre croissant d’États mettent en avant les notion d’indépendance, de souveraineté économique, de relocalisation, de réindustrialisation. Le poids de l’industrie qui a depuis les années 1970 fortement chuté s’est stabilisé, voire augmente à nouveau. Certaines technologies sont dites stratégiques. Cela concerne la santé, les énergies renouvelables, les technologies de l’information et la communication, l’espace, etc. Pour mieux contrôler les chaînes d’approvisionnement, les entreprises rachètent des fournisseurs nationaux et étrangers. Elles pratiquent l’intégration verticales comme dans les années 50 et 60.
Avant même la crise sanitaire, des signes précurseurs se faisaient jour en ce qui concerne les limites de la mondialisation. La crise des subprimes en 2008 avait été un premier révélateur. Le poids des revenus des entreprises américaines provenant de l’étranger n’évolue plus depuis 2009, les bénéfices réalisés à l’étranger diminuant. Le recours à la robotisation et à l’automatisation avec en parallèle l’augmentation des coûts salariaux au sein des pays émergents avaient conduit les responsables d’entreprises à relativiser les avantages des délocalisations.
En 2000, le revenu annuel moyen par personne de la Chine exprimé en dollars, était de 3 % de celui des États-Unis. Vingt ans plus tard, ce ratio est de 16 %. Les entreprises prennent, par ailleurs, de plus en plus en compte les risques de l’éclatement des chaînes de valeur, incitées en cela par la survenue de catastrophes. Le tremblement de terre de Tohoku en 2011 a entraîné la fermeture des fournisseurs de voitures japonais et la production de plaquettes de silicium. Les inondations en Thaïlande ont submergé un centre de fabrication de disques durs. La contrainte environnementale est de plus en plus intégrée. L’effet relocalisation doit être relativisé. Un article récent rédigé par des chercheurs de la Banque mondiale a conclu que les catastrophes au Japon « n’ont pas entraîné de relocalisation, de proximité ou de diversification ». La guerre commerciale entre États-Unis et la Chine engagée par le président Donald Trump en 2018, n’a pas réellement d’effets en matière de relocalisation. En 2019, la Chine contrôlait encore plus d’un quart des fournisseurs des grandes industries américaines, notamment la chimie, l’électronique et le textile.
La crise du covid a fait prendre conscience de la dépendance des pays occidentaux vis-à-vis de certains pays dont la Chine. Le manque de masques, de matériels respiratoires, de médicaments a donné lieu à d’importantes polémiques. La pandémie a infléchi de manière sensible les modes de consommation. Les ménages consomment plus de biens manufacturés et moins de services, créant ainsi de nouveaux goulots d’étranglement. Ces derniers sont d’autant plus importants que la Chine a décidé de maintenir la politique du zéro covid, ponctuée de confinements intermittents. Faute de flux en temps réel de production, des centaines de navires sont condamnés à attendre leurs livraisons au large de Shanghai.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué d’autres chocs plus profonds. Elle a perturbé les marchés de l’énergie et, surtout, de l’alimentation d’une manière qui met en évidence la nécessité d’un approvisionnement plus large. Elle a également rendu manifestes les risques géopolitiques de dépendance à une autocratie aux ambitions agressives.
Les États européens travaillent à la réduction de leur exposition aux importations russes. Des investissements sont réalisés pour faciliter les importations de gaz liquéfiés, des centrales au charbon sont à nouveau exploitées. En mai, NextDecade, une société énergétique américaine, a annoncé un accord de 15 ans pour vendre du gaz naturel liquéfié à Engie pour approvisionner le marché français. Engie doit réaliser des investissements pour la construction d’un nouveau terminal d’exportation en Louisiane. Les gouvernements établissent des listes de biens dits stratégiques de plus en plus longues et s’engagent à financer le développement de filière nationales. L’Union européenne comme les États-Unis a décidé de favoriser l’émergence de filières pour la fabrication de batteries ou de microprocesseurs. Plus de cent pays pratiquent désormais des politiques industrielles à vocation stratégique qui ont bien souvent des faux nez d’un protectionnisme.
Conscients que les relocalisations resteront malgré tout limitées, l’idée de diversifier le nombre de fournisseurs s’impose. Les entreprises ne peuvent plus dépendre d’un seul sous-traitant ou de sous-traitants situés dans un unique pays. En 2022, au moins 81 % des responsables de la chaîne d’approvisionnement interrogés par McKinsey s’approvisionnent désormais en matières premières auprès de deux fournisseurs, plutôt que de dépendre d’un seul. Contrairement aux pratiques passées, les entreprises constituent à nouveau des stocks de produits semi-finis ou finis. Selon une analyse de The Economist, les 3 000 plus grandes entreprises du monde ont accru leurs stocks de plus d’un point de PIB en deux ans. Les grandes entreprises sécurisent leurs approvisionnements en rachetant des fournisseurs de biens intermédiaires. Le secteur informatique américain est environ 50 % plus intégré verticalement en 2022 qu’en 2005. Les multinationales, pour des raisons de coûts et pour des raisons politiques, se désengagent de la Chine pour s’installer dans d’autres régions d’Asie. Les entreprises américaines emploient près de 400 000 personnes aux Philippines, une augmentation de 10 % depuis 2016. Près de 1,4 million de personnes en Inde travaillent pour des entreprises américaines, une augmentation de 14 % par rapport à 2016. En 2021, les pays de l’OCDE ont importé pour environ 700 milliards de dollars de biens « intermédiaires » fabriqués en Chine, soit un montant comparable à celui de 2018 quand sur la même période ; les importations en provenance du Vietnam ont augmenté de 70 %.
Les investissements directs d’origine étrangère sont de plus en plus réalisés au sein des pays de l’OCDE afin de couvrir les besoins des États membres. En 2021, Intel a investi 19 milliards de dollars dans la construction d’une usine de microprocesseurs à Magdebourg, en Allemagne. Samsung a construit également une usine de même nature pour 17 milliards de dollars à Taylor, au Texas. Taïwan a injecté plus de deux fois plus de fonds propres d’investissements directs étrangers dans les pays de l’OCDE qu’au début des années 2010. Le Mexique, membre de l’OCDE et lié commercialement au Canada et aux États-Unis, bénéficie depuis trois ans d’importants investissements d’entreprises étrangères.
La refonte des chaînes d’approvisionnement exige du temps. Des usines doivent être construites et des salariés formés. Cinq à dix ans seront nécessaires pour constater les premiers résultats.
Le secteur de l’automobile en pleine révolution
Les automobiles sont devenues, ces dernières années, des ordinateurs mobiles. L’informatique est omniprésente, pour le fonctionnement des moteurs, pour la gestion de l’énergie en particulier pour les véhicules électriques, pour le guidage et pour les différents systèmes de sécurité passifs ou actifs. Cette informatisation ne peut que s’accroître avec l’apparition, à terme, de flotte de véhicules autonomes. Les constructeurs automobiles sont, de ce fait, comme la crise sanitaire l’a révélé, de plus en plus dépendants des fournisseurs de microprocesseurs. En 2021, 7,7 millions de voitures n’ont pas été fabriquées faute de microprocesseurs. Des constructeurs ont été contraints de proposer des modèles simplifiés au niveau de l’informatique pour compenser cette absence de puces. L’informatisation des véhicules modifie en profondeur l’industrie automobile. Jusqu’à une date récente, le marché était dominé par quelques grands groupes, l’arrivée de nouveaux constructeurs étant rendue difficile en raison des coûts de production et de distribution élevés. Les vingt dernières années avaient été marquées par la montée en puissance des constructeurs chinois. Sur un marché concurrentiel et exigeant d’importants investissements, la concentration au sein des pays de l’OCDE s’est accrue dans les années 2000. Opel et Fiat ont ainsi rejoint le groupe Stellantis. La percée de Tesla, devenue en quelques années, la première capitalisation du secteur, marque une rupture. Pendant des années, Elon Musk fut raillé ; nul n’imaginait qu’un nouveau constructeur puisse produire en masse des véhicules et les distribuer tout autour de la planète. En 2021, Tesla a écoulé 936 172 voitures dans le monde, contre 499 550 en 2020. Cette entreprise révolutionne l’univers de l’automobile comme Ford l’avait fait dans les années 1920 et Toyota dans les années 1980.
Contrairement à la pratique des dernières décennies, Tesla a décidé d’internaliser l’ensemble du processus de production. Il a repris quelques principes qui avaient fait le succès des constructeurs au XXe siècle. Henry Ford s’approvisionnait en matières premières, comme le caoutchouc pour les pneus et l’acier pour les châssis, dans les plantations et les hauts fourneaux appartenant à son entreprise. Son usine de River Rouge à Detroit était alimentée au charbon des mines Ford. Tesla a récemment conclu des accords avec des mines de lithium et des fournisseurs de graphite. Tesla dispose ainsi de ces propres usines de fabrication de batteries. Elle produit non seulement les groupes motopropulseurs en interne mais aussi les appareils électroniques embarqués. Tesla conçoit également ses propres semi-conducteurs et a des liens plus étroits que les autres constructeurs automobiles avec ceux qui les fabriquent. Elle a été moins touchée que les autres constructeurs par la pénurie mondiale de microprocesseurs. Les ingénieurs logiciels de Tesla ont créé une architecture informatique centralisée. Elon Musk a abandonné le recours à des concessionnaires pour privilégier l’ouverture de magasins Tesla. Il s’est inspiré d’Apple en optant pour des magasins luxueux. Le modèle développé par Tesla est gagnant dans un contexte de pénurie. Selon la banque UBS, « l’intégration représente un avantage concurrentiel fort dans un environnement de chaînes d’approvisionnement structurellement tendues ».
Les choix d’Elon Musk sont en opposition aux pratiques développées des années 1980 jusqu’à nos jours. Les constructeurs étaient devenus des assembleurs. Ils avaient externalisé la production sur des sous-traitants comme Bosch, Continental, Denso, Valéo et bien d’autres. Ils avaient conservé la conception et le marketing. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, a déclaré que ses voitures étaient à 85 % issues de pièces provenant de l’extérieur. Mercedes-Benz estime que 70 % de la valeur ajoutée de ses voitures proviennent de ses fournisseurs.
La crise sanitaire mondiale, la crise en Ukraine et le succès de Tesla incitent les concurrents à revoir leur modèle de production. La maitrise des chaînes d’approvisionnement devient une priorité. En 2021, BMW a investi 334 millions de dollars dans un projet de lithium argentin. Toujours en 2021, Stellantis et Renault ont chacun signé des accords avec Vulcan Energy Resources pour l’accès aux minerais essentiels pour les véhicules électriques. Les constructeurs entendent également rapatrier en leur sein la fabrication des batteries qui constituent désormais le premier centre de coût des véhicules électriques. Volkswagen a décidé la création d’un centre de fabrication de batteries en interne et a affecté à cet investissement 2 milliards d’euros en 2022. Le constructeur allemand a prévu de construire six usines de batteries en Europe d’ici 2030. Ford a décidé la construction de trois centres de fabrication de batteries aux États-Unis avec un investissement portant sur plus de 10 milliards de dollars. GM a annoncé un investissement de 2,3 milliards de dollars pour une usine de batteries au Tennessee construite avec LG. Stellantis et Mercedes investiront 7 milliards de dollars dans des usines de batteries en France et en Allemagne.
Les constructeurs sont de plus en plus nombreux à concevoir en interne leurs moteurs électriques. Hyundai et l’alliance automobile Renault-Nissan-Mitsubishi sont les derniers à maintenir une externalisation dans ce domaine. BMW, Ford, GM, Mercedes et VW envisagent au contraire de fabriquer davantage de moteurs dans leurs propres usines.
Pour éviter les goulets d’étranglement et mieux maîtriser les chaînes d’approvisionnement, les constructeurs automobile nouent des alliances avec des fabricants de microprocesseurs. Qualcomm et Nvidia sont ainsi de plus en plus associés au processus de production des véhicules quand auparavant ils n’étaient considérés que comme des sous-traitants secondaires. VW envisage même de concevoir ses propres microprocesseurs, comme le fait Tesla.
Au niveau des logiciels, plusieurs constructeurs réfléchissent à développer leur propre système pour ne pas être dépendants de Microsoft, Google ou Apple. Au cours des prochaines années, les logiciels devraient devenir la principale source de revenus de l’industrie. Les logiciels automobiles devraient, selon UBS, rapporter environ 1,9 milliard de dollars par an d’ici 2030. Ford a débauché Doug Field, qui avait été en charge de projets spéciaux chez Apple. Jim Rowan, qui a pris la direction de Volvo en mars 2022, est un ancien patron de Dyson, une entreprise d’électronique. Ferrari, est dirigée, depuis septembre 2021, par Benedetto Vigna, recruté chez STMicroelectronics, une société suisse de semi-conducteurs. En 2020, VW a créé une branche logicielle distincte. Mercedes et Toyota envisagent de créer un système d’exploitation propriétaire. Stellantis prévoit d’embaucher 4 500 ingénieurs en logiciel d’ici 2024. Plusieurs constructeurs automobiles mettent en place des centres de recherche et développement dans des hubs technologiques, de la Silicon Valley à Shanghai.
Si durant des années, les constructeurs ont privilégié le recours aux franchises, aux concessionnaires, ils optent de plus en plus pour l’ouverture de boutiques en direct en charge de la vente. Auparavant, les lieux de vente étaient également les garages. Désormais, il y a distinction. Les ventes directes forgent également un lien plus étroit avec les acheteurs qui pourraient ensuite acheter des services et des mises à niveau supplémentaires.
Les constructeurs sont engagés dans une course de vitesse pour ne pas subir le sort de Kodak au moment de la révolution numérique dans la photographie. Ils doivent simplifier leurs réseaux de fournisseurs et leurs structures. Pour accélérer le changement, plusieurs sociétés prévoient de séparer la production des voitures électrique de celle des voitures thermiques. Ford et Renault sont sur ce modèle. Le secteur de l’automobile connaît une mutation d’une ampleur inégalée depuis sa taylorisation. Des millions de salariés sont concernés à l’échelle mondiale. Pour les concessionnaires, les sous-traitants, la remise en cause est brutale. La révolution de ce secteur ne peut que s’accélérer avec la nécessité de la transition énergétique et l’apparition des flottes autonomes. La place de la voiture au sein de la société évolue rapidement avec la réduction de sa place dans les grandes agglomérations.