15 mai 2021

Le Coin des Tendances – banques – créateurs en ligne

Les créateurs en ligne, une amorce de monétisation du travail

Depuis trente ans, le contenu disponible sur Internet a augmenté de manière exponentielle. Photos, films, musiques, livres, articles, etc. La règle de la gratuité s’est imposée du moins en surface. En quelques années, tout un chacun est devenu tout à la fois créateur et éditeur. Au cours de la dernière décennie, toute personne possédant un smartphone est susceptible de devenir un créateur de contenu potentiel. Les progrès techniques permettent la création de vidéos de bonne qualité ainsi que leur diffusion en instantanée, des applications peuvent améliorer les contenus. Instagram, lancé en 2010, fournit des filtres afin de rendre plus ludiques les vidéos et les images, TikTok dispose d’outils simples. La multiplication de l’offre, le rêve du quart d’heure de célébrité grâce à la publication d’une photo, d’un commentaire, d’une recette de cuisine, a permis d’imposer la gratuité ce qui a servi les intérêts des grandes plateformes ; ces dernières se rémunérant par la publicité et les données fournies généreusement par les Internautes au fil de leurs pérégrinations en ligne. Facebook engrange chaque année plus de 92 milliards de dollars de recettes en vendant de l’espace aux côtés des publications de ses 2,8 milliards d’utilisateurs-fournisseurs. Twitter vend pour 3,4 milliards de dollars par an d’annonces regardées par ses 350 millions de contributeurs.  Les créateurs et les auteurs ont fait les frais de ce nouveau monde. Il est plus facile de se faire connaître mais plus difficile de se faire rémunérer. La chute de revenus pour les musiciens a été ainsi rapide et importante. Les concerts sont alors devenus leur bouée de sauvetage. Avec la crise sanitaire, celle-ci a disparu. Le streaming ne permet pas de compenser pour le moment les pertes de revenus. La quasi-totalité des photographes et des producteurs de vidéos ne sont pas rémunérés.

La crise sanitaire, un révélateur de nouveaux rapports de force

Si Internet a popularisé la gratuité des données, du moins en apparence, cette situation pourrait être amenée à évoluer. Le temps des serfs qui travaillent gratuitement pour les GAFAM et associées est-il en voie d’être remis en cause ? Certainement pas mais certaines des entreprises d’Internet sont obligées d’adapter leur modèle commercial en rémunérant les créateurs de contenus. La qualité et la célébrité ont un prix. Des influenceurs, des blogueurs et des tweeters déplacent leurs productions vers des services de newsletter payants comme Substack, des créateurs-amateurs vendent leurs jeux-vidéos sur des plateformes comme Roblox, des téléspectateurs paient pour regarder des concerts, des conférences en streaming comme sur la plateforme Twitch, propriété d’Amazon. Avec la crise sanitaire, les marques dépendent davantage des influenceurs,  Par ailleurs, les jeunes de moins de 30 ans délaissent la télévision au profit des réseaux sociaux et des applications de jeux-vidéo. De plus en plus d’Internautes seraient prêts à payer notamment sur la plateforme OnlyFans pour suivre l’actualité en images et vidéos de leur stars du moment. Les plateformes se doivent d’attirer les meilleurs contenus pour conserver leurs affiliés. Si ces dernières années, elles avaient avant tout investi sur des algorithmes permettant de présenter les meilleurs articles et vidéos à leurs membres, en raison d’une forte concurrence, elles sont désormais à la recherche de contenus différenciant. Les startups sont ainsi contraintes d’accepter le principe de la monétisation du travail des créateurs de contenus. Substack donne aux rédacteurs 90 % des frais d’abonnement qu’ils facturent pour les newsletters. Ses dix meilleurs auteurs gagnent plus de 15 millions de dollars par an. Twitch donne à ses streamers de jeux plus de la moitié des frais d’abonnement, plus une commission sur les revenus publicitaires. Des primes sont même allouées en fonction du nombre de visionnages des vidéos. Cameo, une plateforme sur laquelle 40 000 célébrités vendent des vidéos personnalisées aux fans, remet 75 % des ressources publicitaires générées aux contributeurs. Brian Baumgartner, un acteur dans « the Office », une série américaine a gagné avec cette plateforme plus d’un million de dollars. Le modèle de Twitter est menacé par la montée en puissance de ces nouvelles applications. Il risque de devenir un simple outil promotionnel permettant à ses membres de redigérer du trafic vers des sites payants. Twitter a, en réaction, acheté « Revue », une société de newsletter afin de concurrencer Substack. Il a également ajouté, depuis le 3 mai 2021, « Spaces », qui permet aux utilisateurs de s’inscrire à une newsletter ou de rejoindre une salle audio, reprenant ainsi à son compte des innovations lancées par l’application « Clubhouse ». Facebook s’engage également sur le terrain des services payants et rémunérés en testant une fonctionnalité de type « Cameoé appelée « Super », une plateforme de newsletter. Un système de paiement pour les musiciens jouant en streaming est également accessible sur le premier réseau mondial. Le nombre de créateurs de contenu gagnant plus de 1 000 dollars par mois sur la plateforme a presque doublé en 2020. YouTube redistribue une part non négligeable de ses recettes publicitaires au profit des créateurs de vidéos les plus regardées, 55 % en moyenne. Les chaînes payantes sont de plus en plus nombreuses sur cette application. En un an, leur nombre a été multiplié par deux. 30 milliards de dollars ont été versés aux créateurs au cours des trois dernières années. L’essor des plateformes de vidéos comme Netflix a habitué les Internautes à payer pour regarder.

Les applications ont besoin de contenus originaux. Elles encouragent de plus en plus leurs membres à faire preuve de créativité. Ainsi, en 2020, « TikTok », une application de vidéo courte, a lancé un « fonds de création » disposant de 2 milliards de dollars, afin de financer des projets innovants. Sa concurrente chinoise, « Douyin », a investi 1,5 milliard de dollars dans le but de doubler les revenus de ses créateurs. Snapchat, une autre application de vidéo sociale, a lancé l’année dernière Spotlight, une fonctionnalité de partage grâce à laquelle elle verse 1 million de dollars par jour aux créateurs dont les vidéos sont les plus regardés. Douyu et Huya, les deux plus grandes plateformes de streaming de jeux de Chine, ont, chacune, versé 7,1 milliards de yuans (1,1 milliard de dollars) aux streamers l’année dernière. Spotify et Apple se sont également engagés à encourager les créateurs de contenus. Substack offre des avances aux écrivains dont le potentiel de succès est avéré. Les créateurs reconnus ayant des centaines de milliers voire des millions de followers disposent d’un réel pouvoir de négociation car ils savent que leur audience pourrait les suivre de plateforme en plateforme. Ce qui vaut pour les stars du Net ne vaut pas pour la grande majorité des créateurs. Si Spotify entend donner « à un million d’artistes créatifs la possibilité de vivre de leur art », seulement 0,2 % des plus de 7 millions de musiciens de la plateforme gagnent plus de 50 000 dollars par an en redevances et 3 % pas plus de 1 000 dollars. Sur Patreon, plateforme permettant aux Internautes de s’abonner à des services créatifs de toutes sortes, un milliard de dollars sont redistribués à 200 000 créateurs. Si le revenu le plus élevé versé aux créateurs dépasse les 2 millions de dollars, environ 98 % des créateurs gagnent moins que le salaire minimum fédéral de 1 257 dollars par mois.

Si la net-économie reste inégalitaire et sauvage par bien des aspects, elle permet en temps de crise de trouver des substituts de revenus. Ainsi, aux États-Unis, une nouvelle forme de journalisme se développe. La crise sanitaire a conduit au licenciement de nombreux journalistes en particulier au sein des journaux sportifs traditionnels. Certains d’entre eux se sont reconvertis dans des lettres d’information en ligne sous forme de podcasts vidéo. Une journaliste américaine, Craig Morgan, licencié, en mars 2020 du magazine « Athletic » s’est lancée, en juillet 2020, dans la confection, sur Substack, d’un bulletin d’information. Avec 1 000 abonnés payant au minimum 5 dollars par mois, elle a réussi à obtenir des revenus comparables à ceux qu’elle avait avant la crise. Des plateformes de cours en ligne comme « Teachable » ou « Podia », permettent à des professeurs d’améliorer leurs revenus. Aux États-Unis, certains organes de presse traditionnels interdisent désormais à leurs journalistes de publier sur des sites payants par crainte de perdre une part non négligeable de leur lectorat et de favoriser des concurrents.

Le secteur de la musique connaît également une évolution rapide. Les musiciens, les chanteurs, les groupes passent de plus en plus par les plateformes de streaming et s’affranchissent des maisons de disque. Des intermédiaires en ligne leur proposent de gérer leurs contrats et leurs droits. Des outils numériques facilitent l’enregistrement et évitent le passage dans des studios onéreux. Avec ces nouveaux outils, les artistes indépendants ont remporté 5,1 % des revenus mondiaux de la musique enregistrée en 2020, contre 1,7 % en 2015, selon la société de conseil Midia Research. Au cours de la même période, la part des trois principales majors du disque (Universal, Sony, Warner) est passée de 71,1 à 65,5 %.

En rémunérant les artistes, même si cela reste encore modeste, en interdisant certains et en promouvant d’autres, les plateformes deviennent des espaces de plus en plus structurés. L’interdiction du compte de Donald Trump sur Facebook ou sur Twitter est une décision d’opinion qui range ces deux supports parmi les organes de presse. Rien n’interdit au « Washington Post » ou au journal « Le Monde » d’écrire sur un homme ou une femme politique, sur un entrepreneur ou sur un musicien ou au contraire de prendre le parti pris de les exclure de leurs publications. Ce droit est un des éléments clefs de la liberté de la presse. Les plateformes deviennent ainsi des agrégateurs d’opinions et de création. Ce changement de philosophie devrait aboutir à une évolution des offres dans les prochaines années et également à une adaptation de la législation.

La fin des banques a-t-elle sonné ?

La banque et l’assurance sont deux piliers clefs de l’économie contemporaine. Le crédit et la couverture des risques sont consubstantiels au capitalisme. À travers les opérations de dépôts et de prêts, les banques sont à la base de la création monétaire. Elles financent les investissements et facilitent les échanges en sécurisant les opérations financières qui y sont associées. Elles jouent un rôle d’intermédiaire et de transformation des dépôts courts en crédits à long terme. Au cœur des villes, les agences bancaires et des compagnies d’assurances sont présentes à tous les coins de rue. Leurs sièges sociaux structurent les quartiers d’affaires. Des années 1970 jusqu’aux années 2000, le secteur financier a été un des principaux pourvoyeurs d’emplois qualifiés. Toute relation économique met en jeu les banques. Elles sont la voie de passage obligée pour le paiement des salariés, des propriétaires, des commerçants, etc. Le décollage de l’économie britannique à la fin du XVIIIe siècle a été rendu, en partie, possible par le développement des activités bancaires. Le secteur de l’assurance, par la protection qu’il assure, permet aux investisseurs, aux créateurs de prendre des risques. Il permet également un recyclage et une transformation de l’épargne à travers sa gestion d’actifs. .

La force des banques a été d’utiliser, pendant des décennies, l’argent des autres ce qui les différencie des capitalistes qui interviennent avec leur argent. Cette distinction peut sembler dépassée, les investisseurs institutionnels (hedge funds, fonds communs de placement, fonds de pension, private equity) utilisent tous l’argent d’autrui. Néanmoins, les banques fournissent des garanties. Un titulaire d’un compte courant a accès à tout moment à son argent. Ils ne supportent pas les éventuelles pertes de la banque sauf en cas de faillite, phénomène extrêmement rare dans le cas des pays occidentaux. Des mécanismes de garanties ont été mis, par ailleurs, en place afin de limiter les pertes potentielles des déposants.

Les banques ont, depuis les années 1980, été au cœur des processus d’innovation, de la mutation des marchés financiers à la gestion en ligne des comptes en passant par l’essor des cartes de paiement. Aujourd’hui, la digitalisation remet en cause leurs activités. Les agences dans les villes sont devenues en grande partie inutiles, les clients y passant de moins en moins.  Les entreprises du numériques développent des systèmes de paiement plus efficients en ayant recours notamment à la blockchain qui pourrait retirer la gestion des transactions au système bancaire. Les cryptomonnaies pourraient également à terme remettre en cause de nombreuses missions actuellement dévolues aux banques. Les banques centrales pourraient même les court-circuiter en mettant en œuvre des monnaies digitales. Elles seraient ainsi les victimes d’un processus disruptif comme l’ont connu les secteurs de la photographie ou de la musique.

La révolution du financement et des paiements

Le numérique a la capacité de rendre obsolète le cadre du financement qui, dans les faits, date du XVIIIe siècle, les banques gérant les relations financières avec les entreprises et les particuliers sous le contrôle d’une banque centrale assumant la fonction de banquier en dernier ressort. Si ce système n’a pas empêché plusieurs grandes crises financières, il est relativement simple à surveiller. Les banques centrales, tout en restant éloignées des opérations commerciales, à travers le jeu des réserves et les taux d’intérêt peuvent influer sur le cours du financement des économies. Depuis 2008, avec la monétisation croissante des dettes, elles sont amenées à intervenir de plus en plus directement avec à la clef un gonflement sans précédent de leur bilan. Le développement d’une monnaie digitale de banque centrale les impliquerait encore plus dans la gestion de l’économie au quotidien ce qui pourrait les exposer à des risques plus importants encas de turbulence politique et sociale.

Les nouvelles technologies pourraient entraîner la disparition du rôle d’intermédiaire pour les banques commerciales. Les agents économiques peuvent désormais entrer en relations financières sans passer par une banque. Ils peuvent recourir à des applications comme Apple Pay, AliPay ou WeChat Pay. En Chine, le système de paiement échappe de plus en plus au système bancaire. AliPay, la filiale d’Alibaba, la place de marché numéro un dans ce pays, permet aux acheteurs de réaliser des transferts d’argent par simple scan de QR code. AliPay compte plus d’un milliard d’utilisateurs actifs et a traité 16 milliards de dollars de paiements en 2019, près de 25 fois plus que PayPal. Sur ce marché des paiements hors réseaux bancaires, Tencent, un autre groupe chinois, est très actif. Depuis 2013, il a ajouté une fonction de paiement à WeChat, la principale application de messagerie de Chine. Ces deux groupes réalisent désormais 90 % des transactions mobiles en Chine. À travers des commissions faibles, 0,1 % en moyenne, ils mettent en danger le modèle bancaire et des cartes de crédits qui sont plus onéreuses (commission de 0,3 % pour visa avec location d’un terminal et obligation de souscrire un abonnement par le commerçant). Le passage au paiement en direct pourrait se généraliser très rapidement en Europe comme cela s’est produit au sein de plusieurs pays émergents. Les nouvelles plateformes intègrent de plus en plus des services financiers. Ainsi, à partir des données fournies lors des précédentes opérations paiement, les applications Ant, Grab et Tencent peuvent déterminer la solvabilité d’un emprunteur et fixé des plafonds de crédits à la consommation ainsi que le niveau de taux. Ant qui n’a commencé les prêts à la consommation qu’en 2014, détenait, en 2020, en Chine, plus de 10 % de ce marché. En matière de financement, les plateformes de crowdfunding proposent des opérations de prêts et de financement par actions voire par dons. Les promoteurs immobiliers recourent de plus en plus à ce mode de financement afin d’augmenter leurs capacités financières.

Les relations B to B sont également concernes. L’application Stripe, connait un essor rapide. Elle est évaluée à 95 milliards de dollars. Elle permet aux PME d’intégrer les paiements dans leurs sites Web et gère automatiquement le paiement des salaires et la trésorerie. Les banques commerciales peinent à offrir des services comparables.

Les États-Unis et encore plus l’Europe affichent un retard dans ce domaine par rapport à la Chine. La force du secteur bancaire traditionnel et la moindre appétence au progrès technique des populations peuvent expliquer cette différence. Avec l’arrivée à maturité des générations « digital nativ », la mutation devrait s’opérer dans les prochaines années. La crise sanitaire a conduit à une forte croissance des plateformes de paiement. Les paiements par PayPal ont été presque multipliés par deux en 2020.

Une évolution qui n’est pas sans risques

La concentration des opérations financières sur quelques acteurs tout comme la digitalisation de la monnaie pourraient être une source de problèmes majeurs notamment en cas de cyberattaques. Une opération menée contre une banque centrale comme la Réserve Fédérale américaine pourrait paralyser une grande partie de l’économie mondiale. Avec la suppression du liquide et le recours à des monnaies digitales, le traçage des citoyens sera facilité pouvant déboucher dans le cadre de régimes autoritaires à des atteintes à la liberté. Certains achats pourraient être interdits ou donné lieu à des sanctions. Pour inciter les citoyens à consommer, les pouvoirs publics auraient la possibilité de mettre des dates butoirs de validité pour l’utilisation de l’argent. La Chine a déjà expérimenté cette technique de programmation de l’argent numérique afin de faciliter la reprise de l’économie. Le développement des cryptomonnaies pose également la question de la souveraineté  monétaire et des capacités du contrôle de l’économie par les pouvoirs publics. En cas de crise monétaire, les particuliers et les entreprises pourraient opter pour des monnaies alternatives en quelques clics et accélérer la chute de la monnaie nationale. Les pays en développement seraient fortement exposés à ce risque. Si les paiements sont effectués par Alipay ou Tencent, les autorités chinoises disposeront d’informations en temps réel sur la situation des pays européens.