Le Coin des Tendances – digital – commerce international
La planète digitale en effervescence
Le cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, John Perry Barlow avait publié en 1996, une déclaration d’indépendance du cyberespace. Il prônait alors un Internet gratuit, sans frontière, symbole de la contre-culture des années 1960. Un quart de siècle plus tard, cette vision idéaliste est devenue une utopie. En 2020, la capitalisation des sept plus grandes entreprises de la sphère numérique a dépassé 7 000 milliards de dollars, soit plus de deux fois le PIB français. Leurs bénéfices ont dépassé 260 milliards de dollars. À titre de comparaison, la capitalisation des six plus grandes entreprises pétrolières ne dépassait pas 2 500 milliards de dollars. Si le marché est de de plus en plus oligopolistique, il donne lieu à des confrontations entre les différents rivaux de taille mondiale. Si hier, le pétrole conditionnait la croissance, celle-ci dépend de plus en plus des données circulant sur Internet. L’émergence d’un capitalisme de la donnée voire de la surveillance a bousculé en quelques années les valeurs et les rapports de force. Entre 2005 et 2020, le nombre de données recueillies a été multiplié par plus de 80. D’ici 2025, leur nombre devrait été multiplié par plus de cinq.
Avec plus de dix plateformes revendiquant des centaines de millions d’abonnés, l’écosystème du numérique est très particulier. Dans l’économie traditionnelle, le nombre de clients se chiffre par entreprise à quelques dizaines de millions. BNP Paribas en compte ainsi 7 millions. AG2R LA MONDIALE couvre, en France, 15 millions de personnes et d’ayants-droits. Le groupe Renault Nissan vend 10 millions de véhicules par an. Amazon a, de son côté, en 2020, livré 1,5 milliard de colis. Facebook dispose de plus de deux milliards d’abonnés.
Après la folie des années 1990, le marché du numérique s’est consolidé depuis une vingtaine d’années
Si dans les années 1990, le processus de destruction créatrice se vérifiait avec un renouvellement rapide des entreprises de pointe, depuis un quart de siècle, rares sont les nouveaux entrants sur le marché du digital. Au tournant du siècle dernier, de nombreuses entreprises phares ont disparu comme Compaq, AOL et bien d’autres. Seuls Microsoft et Apple ont réussi à se maintenir tout en changeant de modèle. Elles sont devenues des sociétés de services en se positionnant rapidement sur le cloud et sur les applications. Apple demeure un producteur important de produits électroniques avec ses smartphones et ses ordinateurs. À l’exception de ces deux entreprises, les leaders actuels du numérique sont apparus dans les années 1990-2000, Amazon en 1994, Google en 1998, Facebook en 2004. L’entrée de nouvelles entreprises sur le marché du numérique est devenue beaucoup plus difficile. Les coûts d’entrée ont augmenté par effet de taille. Pour concurrencer Apple ou Amazon, les besoins en capitaux sont bien plus importants en 2020 qu’en 2005 en raison de l’effet de taille. Ces entreprises par leur développement disposent de situation de rentes qu’elles n’avaient pas il y a vingt ans. La gestion des données constitue une barrière à l’entrée. La recherche, les médias sociaux, la publicité, le commerce électronique, le streaming, le covoiturage, la livraison et les paiements, etc. donnent un avantage certain à celui qui peut s’appuyer sur un stock de données important. Par ailleurs, les entreprises en position dominante ont pratiqué des achats de startups préventifs pour limiter l’arrivée de nouveaux acteurs. Ainsi Facebook contrôle Instagram et WhatsApp et souhaite également entrer dans le commerce électronique et ainsi concurrencer Amazon. Microsoft qui possède LinkedIn, envisage d’acheter deux sociétés de médias sociaux, TikTok et Pinterest. En Chine, cette pratique prévaut également ; Alibaba et Tencent détiennent des participations dans certains des nouveaux entrants chinois.
Pendant de nombreuses années, les grandes entreprises du digital évitaient de s’attaquer de front. Alphabet verse à Apple jusqu’à 12 milliards de dollars par an pour faire de Google le moteur de recherche par défaut de l’iPhone. La demande d’iPhone est encouragée par le désir des consommateurs d’accéder au moteur de recherche de Google et à Gmail, ou aux réseaux sociaux de Facebook. Google Maps est l’application de géolocalisation majoritairement utilisée, même sur Apple. Le cloud computing bon marché fourni par Amazon se traduit par plus d’applications pour l’App Store d’Apple. Amazon est l’un des plus grands annonceurs de Google. Microsoft accorde une licence Android pour son smartphone Surface Duo. Une complémentarité s’est organisée. Ainsi, les trois recherches les plus courantes sur Microsoft Bing sont Facebook, YouTube et Google.
La « pax romana » des grandes entreprises du digital semble être de plus en plus précaire malgré une augmentation de leurs chiffres d’affaires. Elles diversifient leurs activités à mesure que leurs produits de base mûrissent ainsi qu’avec l’émergence de nouvelles opportunités technologiques. Cette diversification est également la conséquence de la montée des menaces réglementaires en Amérique, en Europe ou en Chine. La part des revenus des cinq géants américains qui se chevauchent est passée de 22 à 38 % depuis 2015. Microsoft et Alphabet s’attaquent à Amazon dans le cloud. Amazon entend devenir un acteur de la publicité numérique. Facebook et Apple sont également en rivalité sur la gestion des données. Apple souhaite proposer aux utilisateurs d’iPhone de pouvoir se désengager du suivi des données de Facebook, ce qui remettrait en cause l’équation budgétaire du marché publicitaire de cette dernière.
Les frontières se mettent à bouger
La compétition devient de plus en plus âpre. Mark Zuckerberg, directeur général de Facebook, a récemment déclaré qu’Apple est « l’un de ses plus gros concurrents ». Le PDG d’Apple rappelle que « nous sommes soumis à une pression concurrentielle incroyable et qu’elle s’accroît jour après jour ». La bataille entre les géants du numérique est de plus en plus médiatisée. Ainsi, aux États-Unis, Facebook a diffusé des publicités attaquant Apple sur les nouveaux paramètres de confidentialité de l’iPhone qui nuiraient aux petites entreprises dans leurs relations commerciales avec leurs clients. Pour sa part, Tim Cook, le patron d’Apple, a laissé entendre que Facebook ne respecte pas les règles de confidentialité.
Sur le marché sensible des smartphones, le duopole Apple-Alphabet dispose d’une position oligopolistique sur les systèmes d’exploitation et les magasins d’applications. Les entreprises chinoises souhaitent développer leur propre système d’exploitation pour se prémunir des embargos imposés par les Américains, comme ce fut le cas à l’encontre de Huawei en 2019.
Microsoft entend également prendre des parts de marchés dans le domaine lucratif de la publicité en ligne. Il s’est associé à des éditeurs de nouvelles européens pour développer un système similaire à celui auquel Google et Facebook. La rivalité est de plus en plus vive. Ainsi, les responsables de Google ont souligné que le soutien de Microsoft au programme australien de défense de la presse n’avait comme seul objectif « d’instituer une taxe sur un concurrent afin d’augmenter leurs parts de marché ».
Une remise en cause juridique des pratiques anciennes
Face au gigantisme des stars du monde digital, les pouvoirs publics tentent de réagir. Aux États-Unis comme en Europe, des procédures ont été engagées pour atteinte à la libre concurrence et abus de position dominante. En décembre, les autorités de la concurrence américaine ont poursuivi Facebook pour comportement anticoncurrentiel présumé, et leurs homologues chinoises ont lancé une enquête sur Alibaba. Google fait l’objet de nombreuses enquêtes anti-trust dont celles qui concernent les liens noués avec Apple. L’accord en vertu duquel Google, en contrepartie du paiement de 12 milliards de dollars par an à Apple afin que celle-ci mette son moteur de recherche par défaut sur ses smartphones, est dans le collimateur des autorités. Google est également suspecté d’avoir proposé à Facebook un accord de faveur pour ne pas prendre en charge un système publicitaire mis en place par un rival.
Epic Games, une société de jeux vidéo, a attaqué Apple estimant qu’elle vole les développeurs d’applications dans son App Store. L’Union européenne travaille sur des réglementations pour mieux contrôler les entreprises du digital. L’Australie vient d’adopter une loi qui oblige les plateformes à mieux rémunérer les éditeurs pour les nouvelles affichées à côté des résultats de recherche ou des flux de médias sociaux.
Une concurrence de plus en plus vive
La concurrence entre les grands acteurs du numérique n’est pas nouvelle. Au début des années 2010, toutes les grandes entreprises ont essayé de se lancer dans la fabrication d’appareils électroniques. Amazon a développé ainsi un téléphone, « Fire » qui fut un échec. Le lecteur de musique Zune de Microsoft n’a pas, quant à lui, réussi à concurrencer l’iPod. Cette concurrence a vite cessé faute d’avoir débouché sur des résultats tangibles. Dans les années 2010, la concurrence provient d’un élargissement des activités dans le secteur des services. Si les parts de marchés des GAFAM sont stables au sein de leurs marchés de références, une montée en puissance des acteurs de second rang est constatée. La part des deuxième et troisième entreprises, au sein des onze secteurs clefs du numérique est passée de 18 à 26 % de 2015 à 2020. Sur des secteurs moins technologiques comme la livraison de nourriture, le covoiturage ou le streaming vidéo, les numéros un enregistrent des baisses de plus de 10 % en cinq ans aux États-Unis. Même les secteurs où la part de l’opérateur historique a légèrement augmenté, comme pour le commerce électronique et les smartphones, la part globale des deux premiers challengers a progressé plus rapidement. En règle générale, les deux premiers de chacun des grands secteurs du digital représentent, en 2020, un tiers ou plus du marché, contre les deux tiers en 2016. La place dévolue aux petits opérateurs tend également à diminuer. Au-delà de la quatrième ou cinquième place, leurs parts de marchés sont marginales.
Les anciens font de la résistance
Si dans le passé, les entreprises traditionnelles avaient tendance à succomber face à un changement de modèle technologique comme Kodak avec l’arrivée de photographie numérique, désormais, elles sont plus offensives et arrivent à maintenir leurs positions voire d’acquérir des parts de marché au détriment des sociétés digitales. Ainsi, dans le streaming vidéo, la firme Walt Disney qui a été fondée il y a plus de 98 ans, a conquis 116 millions de nouveaux clients en 18 mois avec sa plateforme vidéo concurrente de Netflix. En 2024, elle en espère 324 millions. En 2020, Netflix comptait 200 millions d’abonnés. Walmart qui a été fondée il y a plus de 58 ans, a enregistré 38 milliards de dollars de ventes en ligne l’année dernière. Shopify, une entreprise canadienne de 14 ans, contrôle désormais un dixième du marché américain du commerce électronique, contre 1 % en 2015. Sa capitalisation boursière a été multipliée par sept au cours des deux dernières années, pour atteindre 150 milliards de dollars.
Une concurrence de plus en plus internationale
À l’échelle mondiale, des concurrents aux GAFAM et à leurs homologues chinois apparaissent que ce soit en Russie, en Inde ou en Asie du Sud-Est. L’opérateur téléphonique indien Jio concurrence Google sur le marché de la publicité et entend proposer à l’échelle mondiale des plateformes de services. D’autres sociétés en Asie du Sud-Est se positionnent comme des acteurs importants. Les entreprises singapouriennes Grab et Gojek entrent ainsi en compétition avec Uber et Amazon. PayPal a l’intention d’avoir 750 millions d’utilisateurs de son application financière d’ici 2025 et concurrencer Apple Pay. En Chine, la compétition entre entreprises du Net s’intensifie également. Les deux grands groupes numériques, Alibaba et Tencent, se font déjà concurrence et doivent également faire face à de nouveaux rivaux. La part d’Alibaba dans le commerce électronique chinois a culminé en 2013 à 62 %. L’année dernière, en 2020, il était de 51 % Pinduoduo et jd.com qui dépendent de Tencent ont capté 24 % de l’e-commerce domaine jusqu’à maintenant réservé à Alibaba. WeChat Pay de Tencent et Alipay d’Alibaba se disputent depuis longtemps les portefeuilles numériques des acheteurs chinois. L’année dernière, Tencent a annoncé qu’il investirait 500 milliards de yuans (70 milliards de dollars) sur cinq ans, une quantité suffisante pour rattraper Alibaba dans le cloud computing.
Les GAFAM disposent de marges avec leurs métiers traditionnels tout en se diversifiant
S’ils sont de plus en plus concurrencés, les GAFAM peuvent néanmoins compter sur leurs métiers de base pour générer des revenus conséquents. En 2020, les publicités en ligne ont généré 80 % des ressources d’Alphabet et 98 % de celles de Facebook. 80 % des revenus d’Apple en 2020 proviennent de ses produits physiques (principalement les iPhones). Microsoft continue de s’appuyer sur les logiciels d’entreprise pour une grande partie de ses revenus, et Amazon sur son magasin en ligne, bien que la plupart de ses bénéfices (comparativement maigres) aient été générés par sa branche de cloud computing, Amazon Web Services (aws).
Si les métiers de base restent dominants, la part des revenus issus d’activités connexes augmente progressivement. Avec la baisse du nombre de nouveaux acheteurs d’iPhone, Apple a réduit sa dépendance à ces produits physiques. Les applications et le système de paiement génèrent de plus en plus de revenus. La part des revenus issus des services atteint chez Apple 20 %, soit le double de son niveau de 2015. Certains d’entre eux, comme le streaming vidéo ou musical, sont en concurrence avec Amazon Prime Video et Prime Music, ainsi qu’avec ceux des fournisseurs dédiés tels que Netflix et Disney (pour la vidéo) ou Spotify et Deezer (pour l’audio). La part des revenus d’Amazon provenant du commerce électronique est passée de 87 % en 2015 à 72 % en 2020 ; un dixième des ventes provient désormais du cloud et 6 % de la publicité digitale. La proportion qu’Alphabet a tirée de la publicité l’année dernière était de dix points de pourcentage inférieure à celle de 2015.
La concurrence directe entre les grands acteurs du digital est la plus vive dans le cloud. La division de cloud computing Azure de Microsoft, créée il y a 11 ans, rapporte un chiffre d’affaires estimé à 20 milliards de dollars par an. Le cloud computing devrait représenter 12 % des revenus de Google d’ici 2024, contre 7 % en 2020. Le commerce électronique, que la pandémie a dynamisé, est un autre domaine courtisé par de nombreux acteurs. Facebook a développé un marché de biens d’occasion appelé Marketplace. En mai, il a lancé Facebook Shops pour s’attaquer plus directement à Amazon, offrant aux quelque 160 millions d’entreprises qui utilisent déjà le réseau social ou son application sœur, Instagram, un moyen de vendre leurs produits. Facebook et Google travaillent également tous deux avec Shopify toujours pour concurrencer Amazon. Microsoft entend également se placer sur le e-commerce de détail, bien que ce soit par une voie détournée, en proposant un système de paiement automatisé à Walmart.
Sur le terrain des réseaux sociaux, pour contrer Facebook, Microsoft a étudié la possibilité de racheter TikTok, une application de courtes vidéos appartenant à des Chinois. Cette année, il a envisagé d’acquérir également Pinterest, un réseau de partage de photos, concurrent d’Instagram. De son côté, Amazon a acheté Goodreads, une plate-forme où les internautes évaluent des livres et trouvent des recommandations, un «Facebook centré sur la lecture». Les millions de personnes qui évaluent les achats sur la plateforme d’achat en ligne d’Amazon constituent la base d’un futur réseau social. Un ancien dirigeant d’Amazon parie qu’« il sera plus facile pour Amazon de se lancer dans le réseau social que pour Facebook de se lancer dans le commerce, car la logistique de livraison, maîtrisée par Amazon, est plus délicate à organiser qu’un réseau social ».
Sur le terrain sensible des moteurs de rechercher, Microsoft entend relancer Bing afin de concurrencer Google. Amazon estime qu’il aurait tout avantage à également développer son moteur de recherche afin que ses marchands et ses acheteurs en ligne n’alimentent pas en données Google. Apple souhaite également rehausser son moteur Siri. À cette fin, en 2018, la marque à la pomme a débauché John Giannandrea, le responsable de la recherche et de l’intelligence artificielle chez Google.
L’automobile est un secteur où s’affronte également les GAFAM avec à la clef quelques déconvenues se traduisant notamment par l’abandon par Google de son projet de construction de voitures. La tendance est actuellement à la coopération avec des constructeurs traditionnels afin de gérer l’informatique embarquée. Plusieurs milliards de dollars sont investis chaque année par les GAFAM et leurs concurrents chinois dans ce domaine. Amazon a acheté Zoox, une startup spécialisée dans les voitures autonomes. Alibaba et Baidu, ont également plusieurs projets qui concernent les voitures.
L’Europe qui est le plus grand marché commercial du monde est absente de la compétition numérique qui met aux prises essentiellement des entreprises américaines et asiatiques. L’Europe assiste à la lutte entre géants du digital qui est autant économique que géopolitique. L’absence de l’Europe a débuté, dans les années 1950/1960 avec l’informatique où aucune entreprise que ce soit Alcatel, Siemens ou Bull n’ont pu s’imposer. Elle est devenue encore plus criante dans le domaine des grandes plateformes. Certes, comme aux États-Unis avec Wal Markt, des entreprises déjà installées tentent de se développer comme Fnac – Darty en France qui est à la fois un site de vente directe et également une place de marché. Il faut également citer « Le Bon Coin » et « Cdiscount ». Les barrières linguistiques et la faiblesse des fonds propres des acteurs français ou européens ne leur ont pas permis de prendre des parts de marchés importantes. Néanmoins, depuis trois ans, leur chiffre d’affaires en ligne progresse.
Qui contrôle le commerce international contrôle le monde !
Vingt ans après l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce, les relations commerciales sont entrées dans un nouveau cycle. Le commerce international après avoir connu un essor important avec la mondialisation et l’éclatement des chaînes de valeur doit faire face au retour d’une certain souverainisme. Par ailleurs, avec la digitalisation des activités conduit à une forte progression des services au détriment des échanges de biens. Le centre de gravité du commerce international qui s’est situé longtemps entre l’Europe et les États-Unis a basculé en Asie avec la Chine qui est devenue le premier pays exportateur mondial.
Le commerce international est l’une des expressions des rapports de force géopolitiques. Après le Congrès de Vienne en 1815, l’Europe et surtout l’Angleterre dominent le monde et imposent leurs règles pour les échanges. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, qui jusqu’alors étaient protectionnistes, fixent un cadre libre échangiste qui leur permet d’assurer leur prédominance sur le monde libre.
En l’an 1000, le commerce s’organisait autour de sept zones : Europe occidentale, Europe orientale, monde islamique d’Afrique et du Moyen Orient, Asie du Sud Est, Asie du Sud et Extrême Orient. Le monde islamique était le seul en contact avec toutes les autres zones. Entre 1241 et 1343, la « Pax Mongolica » donna l’avantage à la Chine à travers la première Route de la Soie. Avec des postes relais, des voies sécurisées et la possession de la moitié du parc mondial des chevaux, l’Empire Mongol dominait les échanges. De tout temps, le succès des échanges au long cours repose sur la logistique et la sécurité. Le déclin de l’Empire Mongol permit, à partir du XIVe siècle, à l’Europe de s’imposer. En contrôlant progressivement le commerce méditerranéen, les Génois et les Vénitiens déplacèrent le centre de gravité des échanges qui se situait alors en Asie. Ils parvinrent à connecter le Sud de l’Europe avec le Nord et les ports hanséatiques. La peste au XIVe siècle accéléra la mutation en cassant les routes entre l’Asie et l’Europe. La bactérie Yersinia Pestis transportée par les puces arriva dans les ports par les fourrures et les tissus. Sa diffusion n’est pas sans lien avec la rivalité entre Gênes et les Mongols. Au siège de Caffa, comptoir génois de la Mer Noire, les assaillants mongols jetèrent dans la ville des cadavres de personnes atteintes de la peste. Les navires qui quittèrent la ville répandirent dans toute l’Europe la maladie.
Au XVe siècle, les Européens à la recherche de nouvelles routes plus sûres pour atteindre l’Asie découvrirent les Amériques avec Christophe Collomb (1492). Les Portugais ont, de leur côté, découvert les côtes occidentales de l’Afrique et franchit le cap de Bonne Espérance en 1488. Par ses découvertes, la zone d’échanges s’agrandit fortement. Les Néerlandais décidèrent de concurrencer les Espagnols et les Portugais en ouvrant également des comptoirs (Malaca, le Cap, Ceylan, etc.).
Au XVIIe siècle, un débat sur la propriété de la mer occupa les chancelleries. La mer est-elle un bien public, espace de liberté ou obéît-elle aux règles de souveraineté terrestres ? Les Britanniques, les Portugais et les Espagnols étaient favorables à un contrôle national des mers et des océans. Le juriste hollandais, Hugo Grotius, publia un livre qui fonda le droit maritime international, « mare liberum ». Il prônait une mer ouverte et libre à tout le monde. Le Britannique, John Selden, argumenta à l’inverse en faveur d’une « mare clausum » (1635), une mer fermée pouvant être possédée par des nations. Hugo Grotius l’emporta même si la domination militaire en mer des Britanniques leur permit pendant deux siècles de dicter leurs règles aux autres nations. Par ailleurs, pour les eaux littorales, la souveraineté nationale s’est appliquée.
La France qui n’a jamais réellement eu de tradition maritime tenta néanmoins dans son histoire à plusieurs reprises de contrôler à son profit les échanges. Richelieu, dans son avis au Roi de 1629, écrivit que « la première chose qu’il faut faire est de se rendre puissant sur la mer qui donne entrée à tous les États du monde ». Sous Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert s’inspira de la politique de Richelieu pour développer une marine marchande et pour créer la Compagnie des Indes Orientales et celle des Indes Occidentales (1664). Il écrivait au sujet des échanges que « le commerce est la source de la finance et la finance et le nerf de la guerre ». L’objectif restait avant tout militaire. Faute de moyens et faute de persévérance, la France n’arriva pas à concurrencer les Anglais. En contrôlant les principaux points du monde et en disposant de relais dans de nombreux ports, les Britanniques étaient la première puissance maritime qui était au service de leur industrie. Au tournant du XIXe siècle, l’Allemagne récusa le modèle libre échangiste teinté de protectionnisme du Royaume-Uni afin de pouvoir s’imposer économiquement et militairement. Les grandes puissances européennes menèrent alors une compétition pour façonner de grands empires coloniaux censés leur garantir un accès aux matières premières et des débouchés commerciaux. La Guerre de 14/18, au-delà de l’attentat de Sarajevo, trouve son origine dans la concurrence de plus en plus frontale entre le Royaume-Uni et l’Allemagne qui était entravée dans sa fabrication de cuirassés.
Les États-Unis ont, de leur côté, construit un modèle de développement protectionniste en récusant le libre-échange de l’ancienne puissance coloniale. Au nom de la théorie Monroe, ils ont étendu leur espace commercial à l’ensemble du continent américain, Nord et Sud. La Pax americana, en 1945, était la conséquence d’une suprématie économique sans partage. Les États-Unis ont pu fixer les règles à leurs alliés et anciens adversaires avec les accords du GATT et l’instauration du FMI ainsi que de la Banque mondiale.
Les États-Unis ont néanmoins toujours conservé des réflexes protectionnistes comme en témoignent l’adoption de quotas ou de majoration de droits de douane depuis les années 1980 contre des produits européens, japonais ou chinois. La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, lancée à partir de 2017 par Donald Trump, illustre le changement de rapport de force et la volonté de la première puissance économique mondiale de ne pas perdre le contrôle du commerce international. En récusant le multilatéralisme, l’ancien Président indiquait clairement ce dernier ne servait plus les intérêts américains. Le nouveau rapport de force économique et social aboutit à ce que les Chinois se présentent comme les hérauts du libre-échange quand les Américains renouent avec des pratiques protectionnistes. La situation est moins manichéenne qu’elle pourrait en donner l’impression. Ainsi, la Chine dispose d’un arsenal protectionniste encore important grâce à son statut de pays émergent qui lui autorise de bénéficier de la clause de la « nation la plus favorisée » quand de leur côté les États-Unis restent un des pays les plus ouverts aux échanges extérieurs. Le Président chinois défend le principe d’un commerce international qui n’obéirait pas à une logique de domination politique. Il met en avant que le fait que la Chine n’a pas colonisé d’autres États (en oubliant la Mongolie et le Tibet) et qu’elle n’impose pas ses valeurs dans le cadre des échanges comme peuvent le faire l’Europe ou les États-Unis. Si la Chine ne s’enquière pas de la gouvernance des pays en développement ou émergents avec lesquels elle commerce, elle demande bien souvent un soutien sans faille au sein des instances internationales. Elle peut également, en cas de problème de financement, imposer des transferts de propriété aboutissant à la création de comptoirs.
Avec la nouvelle route de la soie, la Chine entend sécuriser ses approvisionnements et ses exportations à l’échelle planétaire. Cette route est plurielle, elle est routière, ferroviaire, aérienne et également spatiale. Elle couvre tous les réseaux physiques et virtuels. La Chine ne souhaite pas se soumettre au droit international multilatéral pour les différends concernant sa politique commerciale. Elle a ainsi créé trois tribunaux de commerce dédiés. Consciente de l’importance des routes maritimes, la Chine contrôle un nombre important de ports. Parmi les vingt premiers ports mondiaux, neuf sont chinois, auxquels il faut ajouter Taïwan. En Europe, 10 % des capacités des terminaux de containers appartiennent à des entreprises chinoises. En 2025, ce taux pourrait dépasser 25 %. Le Pirée, port que la Chine a acheté à la Grèce, est devenu, en 2019, le premier port de Méditerranée pour les conteneurs. La Grèce refuse depuis 2017 de s’associer aux autres États membres de l’Union pour dénoncer les atteintes aux Droits de l’Homme en Chine… En Afrique, la Chine a également acheté des ports et installé des équipements portuaires modernes afin de faciliter ses échanges. Depuis 2017, elle dispose d’une base militaire à Djibouti, située à proximité du port international. 250 soldats chinois y sont postés en permanence. Selon les projections, ils pourraient être 10 000 en 2026.
Au niveau ferroviaire, la Chine étend sa toile en construisant des lignes entre la Grèce, la Bulgarie, la Serbie ou la Hongrie. Une ligne à grande vitesse entre Belgrade et Budapest est ainsi prévue. Les Chinois déploient pour les transports terrestres également une logistique importante, entrepôts notamment et mise aux normes des routes que ce soit en Asie ou en Europe centrale. Pour la réalisation de la nouvelle route de la soie, la Chine s’appuie sur des structures de financement comme la Banque Asiatique d’Investissement qui se veut être un embryon de Banque Mondiale. Les autorités américaines ont, à plusieurs reprises, alerté leurs alliés, et en particulier l’Italie qui a adhéré à la route de la soie, sur un risque de dépendance.
Dans l’histoire, les rivalités commerciales entre grandes puissances se terminent mal comme l’a souligné l’auteur américain Graham Allison dans son essai publié en 2019, L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? Comme pour la guerre du Péloponnèse (-431 à -404) décrite par Thucydide, les États-Unis et la Chine, même si leurs intérêts les incitent à coopérer, pourraient comme Sparte et Athènes recourir à des pratiques belliqueuses. Sparte qui était la puissance dominante vivait de plus en plus mal l’essor d’Athènes dont la sphère d’influence augmentait. Malgré les complémentarités des deux cités, la guerre s’imposa et entraîna leur déclin. Les États-Unis accepteront-ils de partager leur pouvoir en particulier au niveau commercial ou opteront-ils comme sous Donald Trump pour un protectionnisme offensif ? L’opposition des modèles politiques et économiques peut faire craindre une montée aux extrêmes surtout si la croissance demeurait incertaine dans les prochaines années. La volonté de Pékin de contrôler la mer de Chine et d’intégrer Taïwan sont sources de conflits d’autant plus que deux alliés américains pourraient se sentir fragilisés en cas de non-réaction des États-Unis, à savoir la Corée du Sud et le Japon. Ces deux pays sont des acteurs clefs du commerce international et sont actuellement liés aux Américains. Le centre de gravité de l’économie et du commerce se situant désormais en Asie, tout conflit dans cette zone est de nature mondiale comme cela était le cas auparavant pour l’Europe.