8 octobre 2022

Le Coin des Tendances – dollar – endettement entreprise – inflation

Quand le dollar mène la danse

Les marchés financiers mondiaux traversent leur ajustement le plus douloureux depuis la crise financière mondiale. S’adaptant à la perspective d’une hausse des taux d’intérêt américains, le rendement du Trésor à dix ans a brièvement atteint 4 % cette semaine, son plus haut niveau depuis 2010. Les marchés boursiers mondiaux se sont fortement vendus et les portefeuilles obligataires ont perdu 21 % cette année.

Le dollar écrase tous les arrivants. Le billet vert est en hausse de 5,5 % depuis la mi-août sur une base pondérée en fonction des échanges commerciaux, en partie parce que la FED relève ses taux, mais aussi parce qu’il joue le rôle de valeur refuge en période trouble. En Europe, la crainte d’une pénurie d’énergie et une politique budgétaire imprudente pour le Royaume-Uni contribuent également à la dépréciation des devises face au dollar. Les économies endettées de la zone euro et plus globalement d’Europe semblent les plus fragiles depuis la crise de la dette souveraine il y a dix ans.

La hausse des taux directeurs par la FED constitue une des raisons majeures de l’appréciation du dollar. La banque centrale américaine après avoir tergiversé sur la conduite à suivre face à la résurgence de l’inflation qui aux États-Unis est avant tout le produit des plans de relance engagés par les pouvoirs publics, a décidé d’attaquer plus durement le mal. La banque centrale américaine prévoit de relever le taux des fonds fédéraux à près de 4,5 % d’ici la fin de l’année, précisant qu’elle pourrait si nécessaire poursuivre ce mouvement en 2023. Aux États-Unis, l’ensemble de la chaîne des taux est touché. Le coût des hypothèques sur 30 ans est de près de 7 %. Les rendements des obligations d’entreprises peuvent dépasser 9 %, ce qui a entraîné le tarissement des émissions de nouvelles dettes. L’augmentation des taux met sous tension la sphère financière américaine avec des pertes de valeur pour les anciennes obligations. La chute des cours boursiers commence à se faire ressentir pour certains fonds. Le Nasdaq a perdu un tiers de sa valeur depuis le début de l’année.

L’appréciation du dollar a d’importantes conséquences en-dehors des États-Unis. Elle renchérit le prix des matières premières et de l’énergie pour les importateurs ainsi que le prix de nombreux produits agricoles. De nombreux États essaient de limiter la dépréciation de leur monnaie. La Chine a réagi en rendant plus difficile la vente à découvert du yuan qui, sur le marché offshore, a atteint un niveau record face au billet vert le 28 septembre. L’Inde, la Thaïlande et Singapour sont intervenus sur les marchés financiers pour soutenir leurs devises. Malgré tout, hors Chine, les réserves de change des marchés émergents ont chuté de plus de 200 milliards de dollars au cours de l’année écoulée, selon JPMorgan Chase. Plusieurs banques centrales ont été contraintes de relever leurs taux pour défendre leur monnaie. En septembre, la Banque centrale suédoise a relevé d’un point ses taux directeurs mais cela n’a pas empêché la dépréciation de la couronne. La Banque centrale de Corée prête des réserves de devises au fonds de pension national afin qu’il achète moins de dollars sur le marché libre et ne fasse pas baisser la devise nationale. Au Japon, le gouvernement est intervenu pour acheter du yen pour la première fois depuis plus de vingt ans. Ces achats sont rendus nécessaires par le fait que la banque centrale de ce pays maintient des taux d’intérêt bas. La Banque centrale européenne en ayant un plan de relèvement décalé par rapport à celui de la FED accepte de fait la dépréciation de l’euro. Cette baisse renchérit les importations extra-européennes mais n’affecte pas le commerce international des États membres qui s’effectue pour les deux tiers en interne. Un dollar fort, en effet, exporte le problème d’inflation intérieure de l’Amérique vers des économies plus faibles. Ces dernières peuvent être contraintes de soutenir leurs devises en augmentant leurs taux en ligne avec ceux de la FED, mais au prix d’une croissance plus faible. Le Royaume-Uni qui ne bénéficie plus de la protection de l’Union européenne doit faire face à une baisse de sa monnaie sur fond de déficits publics et déficits courants élevés. Les marchés s’attendent maintenant à ce que la Banque d’Angleterre fixe les taux les plus élevés de toutes les grandes économies occidentales l’année prochaine. La hausse des taux pourrait provoquer une chute brutale de l’immobilier dans ce pays. Aux États-Unis, l’augmentation des taux commence à se répercuter sur l’économie réelle avec un retournement du marché immobilier. Les annonces des prévisions de résultats en baisse de la part de FedEx et de Ford, considérés comme deux indicateurs avancés.

L’endettement des entreprises est-il un problème ?

Durant la période des taux d’intérêt bas, les investisseurs se sont rabattus sur la dette des entreprises qui offraient des rendements supérieurs. Depuis le mois de février, le marché des « obligations corporate » est beaucoup moins attractif. Les obligations d’État sont jugées plus sûres et bénéficient de la hausse des taux. En outre, le risque de récession rend les titres d’entreprise plus risqués. Des investisseurs ont commencé à réduire leur exposition aux titres d’entreprises. Le prix des obligations d’entreprise baisse et le taux des nouvelles émissions augmentent fortement. Ces derniers aux États-Unis se situent désormais entre 6 et 9 % pour les entreprises mal notées quand ils étaient inférieurs à 5 % il y a quelques mois. En zone euro, le taux moyen dépasse 7 % quand il était de 2,8 % en janvier 2022. Cette nouvelle donne financière intervient après une longue période d’augmentation d’endettement des entreprises. Depuis 2000, la dette des entreprises non financières est passée de 64 % du PIB à 81 % aux États-Unis et de 73 % à 110 % dans la zone euro. Au total, les entreprises publiques américaines, britanniques et de la zone euro doivent actuellement à leurs créanciers près de 19 000 milliards de dollars.

Malgré tout, l’endettement des entreprises occidentales demeure gérable. Les bénéfices avant intérêts et impôts des entreprises publiques américaines représentent 6,7 fois les intérêts dus sur leurs dettes, contre 3,6 fois en 2000. Dans la zone euro, ce ratio de couverture des intérêts est passé de 4,4 à 7 au cours de ce siècle. L’augmentation est réelle mais n’est pas en soi catastrophique. Les entreprises, en outre, se sont endettées à des taux bas. La proportion de crédits arrivant à échéance est faible. Seulement 16 % des « obligations corporate » de la zone euro arrivent à échéance avant la fin de 2024. Aux États-Unis, ce chiffre est de 8 %. Néanmoins, les entreprises, en particulier aux États-Unis, se sont de plus en plus endettées auprès de fonds d’investissement qui exigent des taux supérieurs à ceux du marché. Ce sont des entreprises à faible rentabilité qui ont eu recours au shadow banking, entreprises exposées en cas de retournement de la conjoncture. Une des menaces qui pèsent sur le marché corporate est en effet, la progression du nombre d’entreprises dites zombies, c’est-à-dire non compétitives, maintenues en vie par une dette bon marché par les aides publiques durant la pandémie. Selon l’hebdomadaire « The Economist », la proportion de ces entreprises serait exagérée et ne constituerait pas un réel danger. Moins de 500 entreprises cotées seraient potentiellement qualifiables de zombies aux États-Unis et en Europe. Ce nombre aurait augmenté de 155 depuis 2001. Elles représenteraient 5,6 % des entreprises cotées et porteraient moins de 2 % de la dette totale des entreprises. Le point de vigilance pour les experts financiers concerne non les entreprises dites zombies mais celles qui se situent juste au-dessus en termes de rentabilité, ces entreprises pouvant rapidement basculer du côté des entreprises en difficulté. Selon l’agence de notation, Fitch, 58 % du marché des obligations d’entreprises non financières sont désormais notés « BBB ». Le rendement moyen de ces obligations a plus que doublé aux États-Unis au cours des 12 derniers mois, à 6,1 %. Contrairement aux obligations à rendement élevé, bon nombre d’entre elles viennent à échéance prochainement et devront être refinancées à des taux beaucoup plus élevés.

Depuis la crise financière mondiale de 2007-2009, de nombreuses entreprises matures confrontées à des problèmes structurels de demande ont profité du crédit bon marché pour s’endetter afin de maintenir des dividendes aux actionnaires. Alors que les bénéfices sont sous pression avec le ralentissement de la croissance et que les charges d’intérêt augmentent, ces entreprises seront tentées de réduire leurs coûts voire d’opter pour une attrition de leurs activités. Elles pourraient être amenées de supprimer des emplois et des investissements. En cas de baisse importante des bénéfices, les gestionnaires de portefeuille pourraient se dessaisir des titres de dettes provoquant une accélération de leur baisse et une augmentation des taux. Ce scénario catastrophe n’est pas en l’état actuel le plus probable. Son éventuelle réalisation serait liée à une forte récession de l’économie et à une montée de l’aversion aux risques.

L’économie mondialisée face à l’inflation, une première

Dans les années 1970 et 1980, l’inflation s’était imposée dans un très grand nombre de pays en lien avec les deux chocs pétroliers et l’instauration de mécanisme d’indexation durant les Trente Glorieuses. La lutte contre la hausse des prix a été menée notamment à la fin des années 1970 par la FED de Paul Volcker. Ce dernier porta les taux directeurs de la Réserve fédérale de 11 % en 1979 à 20 % en juin 1981. Il décida, en retenant les idées économiques de Milton Friedman, d’annoncer les taux de progressions de la masse monétaire afin de casser les anticipations. L’inflation américaine qui était de 13,5 % en 1981 revint à 3,2 % en 1983 au prix d’une sévère récession. Les différents pays suivirent les États-Unis. Si aujourd’hui, les banques centrales reprennent les grandes lignes de cette politique monétaire, le contexte est profondément différent. L’économie s’est mondialisée et les mouvements de capitaux se sont démultipliés.

Une onde de choc mondial

La hausse des taux directeurs est une vague qui s’est formée dès le milieu de l’année 2021 et qui gagne, mois après mois, en force. Au cours du printemps de l’année dernière, des banques centrales d’Amérique latine et d’Europe centrale ont commencé à relever les taux d’intérêt pour éviter la dépréciation de leurs monnaies et pour contenir l’inflation. À la fin de l’année 2021, la Norvège et la Corée du Sud, se sont joints au mouvement. En 2022, presque toutes les grandes économies ont suivi, à l’exception du Japon. Depuis les années 1980, jamais un mouvement d’ensemble ne s’était produit. Avec l’accélération du resserrement monétaire, un nombre croissant d’économistes souligne que les prises de positions rapides et synchrones des banques centrales étaient susceptibles de conduire à une récession mondiale. Maurice Obstfeld, ancien économiste en chef du FMI, a déclaré que l’incapacité des banques centrales à tenir compte des effets mondiaux de leurs politiques expose l’économie mondiale au risque d’un ralentissement « historique ». En l’état, les effets combinés des hausses sont difficilement appréciables.

L’inflation est au départ un problème monétaire. Elle se nourrit de l’abondance des liquidités. Or, depuis 2007, les banques centrales ont accru, sans précédent, leur bilan et de ce fait la masse monétaire en circulation. Jusqu’à 2021, les liquidités émises étaient en grande partie stérilisées dans des actifs comme l’immobilier ou les actions. Depuis la crise sanitaire, avec les plans de relance, les liquidités sont de retour dans les circuits productifs qui ont été désorganisés par les confinements et depuis peu par la guerre en Ukraine. En augmentant les taux, les banques centrales ont décidé de ralentir la croissance en réduisant la demande, mais dans une économie mondialisée, celle-ci est mondiale. Quand une banque centrale augmente ses taux directeurs, cela affecte également la demande adressée aux autres pays. Si ces interactions ne sont pas prises en compte, l’économie mondiale ralentira bien plus que ce que les banques centrales avaient individuellement imaginé. L’interdépendance se manifeste également au niveau des capitaux. Une hausse des taux dans un pays attire les capitaux étrangers et renforce la valeur de sa devise comme cela est constaté actuellement pour le dollar. Le pays bénéficie d’une réduction des coûts d’importation, ce qui facilite sa lutte contre l’inflation. La zone euro se trouve dans une situation inverse avec une devise qui se déprécie. Un resserrement politique non coordonné peut engendrer une guerre des devises, dans laquelle chaque pays s’efforce de déplacer le fardeau de l’inflation chez l’autre, la conséquence pouvant être une montée aux extrêmes des taux.

La hausse des taux d’intérêt peut déstabiliser le marché des changes et avoir de lourdes conséquences pour les pays émergents. L’économie est devenue beaucoup plus intégrée financièrement qu’en 1971, lorsque John Connally, alors secrétaire au Trésor américain, avait déclaré aux représentants des États étrangers que « le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». Un dollar cher et des taux en augmentation peuvent provoquer des défauts de paiement et des problèmes d’importation pour des pays émergents et en développement.

Le Japon, seul au monde en matière monétaire ?

Pour le moment, un État résiste au mouvement général de hause des taux d’intérêt, le Japon. Le pays est aux prises avec une faible inflation, voire une déflation, depuis des décennies. La guerre en Ukraine n’a pas abouti à une forte augmentation des prix. Les prix à la consommation japonais ont augmenté de 2,8 % en glissement annuel en août, légèrement au-dessus de l’objectif de 2 % de la banque centrale. Hors produits frais et coûts de l’énergie, les prix n’ont augmenté que de 1,6 % en glissement annuel, contre une moyenne de 7,2 % dans l’OCDE. La politique monétaire japonaise a été conçue pour faciliter au maximum les conditions de financement des entreprises et des ménages, afin de les inciter à dépenser. En 2016, la banque centrale japonaise, la Boj, a adopté une politique de contrôle de la courbe des taux, qui plafonne les rendements des obligations d’État à 10 ans à environ 0 %. Cela devient plus difficile lorsque le reste du monde augmente les taux d’intérêt, car l’écart croissant conduit à une devise plus faible et les investisseurs recherchent des rendements plus élevés ailleurs. Malgré tout, Le 22 septembre dernier, Kuroda Haruhiko, le gouverneur de la Boj, a réitéré que la banque maintiendrait les taux bas. La valeur du yen est tombée à son plus bas niveau en plus de 20 ans, ce qui a conduit le gouvernement japonais à intervenir sur les marchés des devises pour la première fois depuis la crise financière asiatique de 1998. La banque centrale japonaise met avant tout l’accent sur la courbe des taux contrairement à la plupart des banques centrales qui se concentrent sur les taux d’intérêt à court terme. La dépréciation du yen accroît la facture des importations du pays de 50 %. Comme en Europe, le gouvernement japonais multiplie les aides aux ménages avec à la clef une progression de l’endettement. La faiblesse du yen peut conduire les Japonais à réaliser des arbitrages sur les actifs qu’ils détiennent sur l’étranger. Ils sont les premiers créanciers au monde ayant accumulé durant les années fastes plus de 3 500 milliards de dollars d’actifs. Compte tenu de l’augmentation de sa valeur, accrue par la hausse du dollar, des ventes sont constatées depuis le début de l’année, plus de 13 milliards de dollars net de titres vendus.

En 2023, l’économie mondiale pourrait être confrontée à une hausse de taux, une inflation persistante et un fort ralentissement de la croissance. Les interactions économiques rendent difficiles les prévisions en termes de croissance et d’inflation. Les incertitudes sur l’évolution du conflit ukrainien compliquent la réalisation de toute prévision. Par ailleurs, la bonne tenue de l’activité jusqu’à maintenant est imputable aux plans de relance et aux cagnottes constituées durant l’épidémie. Les effets des plans de relance devraient s’atténuer. Pour les cagnottes, force est de constater que les ménages occidentaux, en continuant à épargner, n’ont que marginalement puiser dans leur cagnotte Covid.