8 avril 2023

Le Coin des Tendances – intelligence artificielle, guerre technologique

La guerre technologique sino-américaine est-elle déclarée ?

Le trafic frauduleux de microprocesseurs entre les États-Unis et la Chine se développe depuis que les premiers imposent à la seconde des embargos. Des femmes et des hommes sont même utilisés comme mules afin de passer les frontières. Les passages en fraude de marchandises n’empêchent pas les entreprises chinoises de manquer de puces de haute technologie. Yangtze Memory Technologies Corp (YMTC), un fabricant public de cartes mémoires, qui est une des entreprises chinoises les plus performantes est entravée dans son développement depuis l’instauration des sanctions. YMTC serait en voie de différer la construction d’une nouvelle usine de production.

Les difficultés des entreprises de pointe chinoises se répercutent sur l’ensemble des chaînes de production entraînant des licenciements. Elles pèsent sur la croissance du pays et montrent la dépendance encore réelle vis-à-vis des Occidentaux. Les prévisions concernant la mainmise technologique chinoise sont revues à la baisse. Selon le cabinet « International Business Strategies », d’ici 2030, les entreprises devraient contrôler 33 % de la production de microprocesseurs, contre 50 % lors des précédentes prévisions.

L’objectif des Américains est d’empêcher la Chine d’accéder non seulement à des armes avancées et à des technologies civiles de pointe, mais aussi d’affaiblir les capacités exportatrices du pays. Dans un discours prononcé en septembre 2022, Jake Sullivan, le conseiller américain à la sécurité nationale, a expliqué que le gouvernement souhaitait entraver le développement en Chine des technologies fondamentales comme l’intelligence artificielle, la biotechnologie et l’énergie propre. Pour appliquer cette doctrine, l’administration américaine a adopté des mesures visant à restreindre la vente non seulement de biens fabriqués aux États-Unis, mais également de tout article fabriqué dans des pays tiers qui incorporerait des brevets ou des biens intermédiaires américains (règle de l’extraterritorialité). Les entreprises américaines et non-américaines qui enfreignent ses règles risquent des poursuites. Les autorités américaines interdisent également aux ingénieurs américains, et encore plus aux ressortissants chinois titulaires d’une carte verte américaine, de travailler dans les sociétés de microprocesseurs chinoises. Ces sanctions sont, par leur ampleur, selon Joerg Wuttke de la Chambre de commerce de l’Union européenne à Pékin, une véritable « une déclaration de guerre technologique ».

La guerre a réellement commencé durant le mandat de Donald Trump avec les mesures prises notamment, en 2019, contre Huawei. Depuis quatre ans, les autorités américaines essaient de contraindre l’entreprise chinoise ByteDance de vendre son application TikTok, voire de l’interdire.

Les États-Unis pourraient encore durcir les règles concernant les exportations de microprocesseurs, les Chinois contournant celles actuellement en vigueur en multipliant le nombre de puces. Les Américains pourraient se concentrer uniquement sur la puissance de calcul des puces afin de pénaliser les systèmes d’intelligence artificielle et l’industrie des jeux vidéo, un marché en croissance rapide d’une valeur de 40 milliards de dollars l’année dernière. Les autorités américaines doivent néanmoins tenir compte des conséquences sur les fabricants américains de puces. Autre secteur qui pourrait être pénalisé par les restrictions commerciales, la biopharmacie chinoise, une industrie dont les ventes devraient atteindre plus de 100 milliards de dollars d’ici 2025. Celle-ci est fortement dépendante des brevets américains. Les entreprises américaines fournissent également de nombreux matériaux biologiques, des informations techniques et des équipements de laboratoire aux installations chinoises en charge de produire de nouveaux médicaments et de nouvelles thérapies. Les autorités américaines ont dans le collimateur un logiciel développé par les États-Unis que les entreprises chinoises utilisent pour fabriquer des médicaments. Ces derniers sont ensuite exportés en Europe et aux États-Unis. De nombreuses entreprises occidentales exportent également des données vers la Chine afin de développer de nouveaux traitements médicaux. À l’avenir, de tels transferts de données pourraient également être restreints du fait de l’incapacité des entreprises chinoises d’utiliser des logiciels d’origine américaine. L’administration fédérale pourrait allonger la liste des entreprises américaines ne pouvant plus commercer avec des sociétés chinoises comme Huawei. En mars, le ministère américain de l’Agriculture a annoncé qu’il constituait un groupe de de travail pour étudier les règles commerciales en vigueur en matière de semences afin de promouvoir une concurrence loyale. La valeur des obligations émises par Sinochem, un groupe agro-industriel chinois, a chuté à cette annonce, en raison des craintes que le nouvel organisme puisse recommander des restrictions sur ses semences. L’industrie agroalimentaire chinoise dépend des brevets occidentaux dans de nombreux domaines. Une réduction des échanges serait également préjudiciable au secteur agro-alimentaire des États-Unis et de l’Europe.

Dans certains secteurs comme l’informatique quantique, les Chinois sont en pointe et sont peu dépendants des Américains. En revanche, les échanges sont nombreux. Un arrêt des coopérations serait nuisible pour les eux zones économiques. Les spécialistes américains de l’informatique quantique écrivent plus d’articles avec des Chinois qu’avec des Européens.

Les États-Unis seront prudents en ce qui concerne les flux de capitaux. Une interdiction d’une utilisation du dollar pour certaines exportations en direction de la Chine pourrait se répercuter sur l’économie américaine, ce pays n’étant ni l’Iran ou la Russie. Elle inciterait les autorités chinoises à se dédollariser encore plus vite et, par voie de conséquences, de se rapprocher un peu plus des ennemis des États-Unis.

La fragmentation économique et financière est en marche. Depuis 2019, les flux de capitaux à destination de la Chine en provenance des États-Unis sont en baisse. L’épidémie de covid a provoqué un repli de l’Empire du Milieu avec une accentuation de la tendance nationaliste du gouvernement. L’argent américain est moins important pour l’industrie chinoise du capital-risque en 2023 que dans les années 2000. L’application des restrictions commerciales n’est pas sans limite. Les compagnies aériennes chinoises dépendent des avions et des pièces importées, dont beaucoup sont américains. Or, ces pièces comportent, pour certaines d’entre elles des microprocesseurs. L’Amérique pourrait donc paralyser l’aviation en Chine mais accélérer le développement des producteurs de ce pays. Airbus, le constructeur européen pourrait être pris entre deux feux. Ses avions incorporent des puces américaines ce qui peut les soumettre aux règles d’extraterritorialité américaine. Le fabricant européen pourrait être ainsi poursuivi voire être interdit d’accès aux États-Unis.

Les Chinois travaillent en outre à remplacer rapidement les matériels américains interdits. Huawei a réussi à assurer l’approvisionnement national de 13 000 composants électroniques malgré les sanctions. Cette société a repensé plus de 4 000 circuits imprimés et a lancé des logiciels pour concurrencer Microsoft, Google, Oracle ou Apple. Xi Jinping s’est fixé comme objectif « l’autonomie en science et en technologie ». Des sommes conséquentes ont été versées aux entreprises publiques afin de créer des systèmes non dépendants de la technologie occidentale. Les sanctions américaines pourraient finir par stimuler ce qu’elles sont censées empêcher. Les blocus dans l’histoire ne sont pas toujours fructueux pour ceux qui les mettent en place comme l’a prouvé celui de Napoléon à l’encontre du Royaume-Uni. Les sanctions américaines sont, en outre, de plus en plus mal acceptées par les autres pays. Les entreprises occidentales non américaines sont obligées de considérer leurs opérations en Chine comme des entités autonomes et isolées ne pouvant pas avoir de liens avec leurs départements de recherche qui peuvent être amenés à travailler avec les États-Unis. L’Allemagne dont la Chine est un de ses principaux clients est la plus hostile à la politique américaine. La France même si elle est moins concernée lui a emboîtée le pas avec les déclarations d’Emmanuel Macron à Pékin lors de sa visite officielle le 5 avril. Les Pays-Bas, la Corée du Sud et le Japon sont également plus que réservés sur ce sujet car ces pays fabriquent des puces et des biens équipements électroniques qui sont vendus en Chine. La Corée du Sud exporte environ la moitié de ses puces mémoire vers la Chine. Ce pays a obtenu un délai d’un an pour se conformer à la réglementation américaine. Samsung et Sk Hynix, deux grands fabricants de puces sud-coréens, ont investi des milliards de dollars dans des installations de fabrication. Ils sont menacés de pénalités de la part des États-Unis s’ils n’y renoncent pas. ASML un fabricant néerlandais d’équipements de fabrication de puces a accepté de s’y plier mais de mauvaise grâce tout comme les grandes entreprises japonaises. Le vaste programme de sanctions américain se heurte à de nombreux obstacles de ce type, note Mme Howell.

Les dirigeants chinois se sont jusqu’à présent abstenus de mesures de représailles de la même ampleur constatant que certaines entreprises américaines comme Apple continuent d’investir dans leur pays. À l’occasion d’une visite en Chine, Tim Cook, le PDG d’Apple, a cherché à apaiser les craintes d’un découplage économique avec les États-Unis. Il a déclaré le 25 mars à Pékin que la relation symbiotique entre les deux pays au cours des 30 dernières années les avait aidés à grandir. Le ministère chinois du Commerce envisage néanmoins d’interdire les exportations de certaines tranches de silicium avancées utilisées dans les panneaux solaires, ce qui pénaliserait à de nombreuses entreprises américaines. Des mesures sont également envisagées à l’encontre des exportations de produits issues de la biotechnologie, car de nombreuses entreprises américaines ont une « dépendance inconfortable » vis-à-vis de la Chine pour les intrants pharmaceutiques et les dispositifs médicaux. Certains des ingrédients utilisés dans les anticorps contre l’anthrax, par exemple, ne sont produits qu’en Chine.

La politique américaine risque de peser sur la croissance de ses propres entreprises, et de freiner l’innovation et sa diffusion. Les coûts de production pour les entreprises des secteurs concernés devraient augmenter et alimenter l’inflation. La campagne de sanctions risque également de marginaliser les États-Unis au sein du monde des pays émergents et en développement en donnant le beau rôle à la Chine.

L’intelligence artificielle a-t-elle pris le pouvoir ?

Grâce à l’applications d’intelligence artificielle intégrée dans le système de conférence vidéo, Teams de Microsoft, les utilisateurs peuvent obtenir à la fin de leur réunion en ligne un compte rendu automatique contenant les questions abordées, les réponses apportées et les éventuels points à traiter ultérieurement. Microsoft entend équiper tous ses logiciels comme Word, Excel, Powerpoint, de modules d’intelligence artificielle. Alphabet, la société mère de Google, a également indiqué faire de même pour ses produits comme Gmail ou Sheets. Le 21 mars dernier, Google a lancé son propre chatbot, appelé Bard, pour rivaliser avec Chatgpt.

La révolution de l’intelligence artificielle s’est diffusée à l’ensemble de la sphère du digital qui depuis plusieurs années était à la peine en matière d’innovation. Microsoft et le logiciel de sa filiale Openai, ChatGPT, a créé un électrochoc. Amazon Web Services (aws), la branche de cloud computing du groupe de commerce électronique, a annoncé un approfondissement de son partenariat avec Hugging Face, une startup d’intelligence artificielle. Apple testerait de nouvelles applications d’intelligence artificielle sur ses produits, y compris son assistant virtuel, Siri. Mark Zuckerberg, le PDG de Meta qui ne jurait que par le métavers a annoncé vouloir équiper tous ses produits dont Facebook et Instagram d’intelligence artificielle.

La diffusion des logiciels d’intelligence artificielle est si rapide qu’elle effraie par ses conséquences. Elle menacerait des professions entières. Elle pourrait conduire les étudiants à ne plus réviser leurs examens et à les utiliser pour passer des épreuves. L’Italie a décidé de bloquer l’accès à ChatGPT à compter du 31 mars 2023. L’Allemagne et plusieurs pays européens ont décidé d’ouvrir des enquêtes sur les robots conversationnels sur le thème de la protection des données. Elon Musk, le PDG de Tesla, et une centaine d’experts ont appelé à une pause dans le déploiement de l’intelligence artificielle.

Depuis des années, les équipes de recherche des géants du digital travaillent sur l’intelligence artificielle. De nombreux logiciels utilisent déjà des briques d’intelligence artificielle afin de cibler les messages publicitaires, gérer des voitures autonomes, répondre à des requêtes de recherche sur Internet. ChatGPT par sa puissance de calcul a créé une rupture ou une prise de conscience du changement de dimension que permettent les nouvelles technologies. La capacité des nouveaux robots à produire du contenu rationnel a marqué les esprits. Les entreprises du digital n’entendent pas perdre la bataille de l’intelligence artificielle. Elles ont conscience que leur survie passe par l’innovation permanente. Leurs dirigeants ont en mémoire le destin funeste de Kodak et de Blackberry qui ont refusé de prendre en compte certaines ruptures technologiques. En 2022, malgré la chute des cours boursiers des valeurs technologiques, les GAFAM ont investi 223 milliards de dollars dans la recherche et le développement (R&D), contre 109 milliards de dollars en 2019 auxquels s’ajoutent 161 milliards de dollars de dépenses en capital, un montant qui a doublé en trois ans. Au total, elles ont consacré 26 % de leur chiffre d’affaires à la recherche et l’investissement en 2022, contre 16 % en 2015.

Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a récemment déclaré que l’intelligence artificielle était la désormais sa priorité en matière d’investissement. Dans son prochain rapport relatif aux résultats du groupe au premier trimestre 2023, Alphabet a prévu de mentionner explicitement les montants investis dans l’intelligence artificielle. Selon les données de PitchBook, une société d’études économiques, un cinquième des acquisitions et des investissements combinés des entreprises depuis 2019 impliquaient des entreprises d’intelligence artificielle, soit plus que les sommes consacrées aux cryptoactifs, à la blockchain, au métavers ou à la réalité virtuelle. Au cours des quatre dernières années, les grandes technologies ont pris des participations dans quelque 200 entreprises travaillant sur l’intelligence artificielle. Selon les chiffres de PredictLeads, un autre cabinet d’études, environ un dixième des offres d’emploi des GAFAM exigent des compétences en intelligence artificielle. Microsoft et Alphabet sont en pointe en matière d’investissements et d’emplois en lien avec l’intelligence artificielle, Meta, Amazon ou Apple étant un peu retrait. Un tiers des partenariats et acquisitions de Microsoft concerne l’intelligence artificielle, soit le double d’Amazon ou d’Alphabet et six fois plus que Meta.

En acquérant, pour 11 milliards de dollars, des parts d’Openai qui a développé ChatGPT,  Microsoft a fait un pari gagnant lui permettant de repositionner son moteur de recherche Bing dont les parts de marché étaient faibles par rapport à celui de Google. Microsoft a également investi dans D-Matrix, une entreprise travaillant sur des technologies d’intelligence artificielle pour les centres de données et Noble.ai qui utilisent des algorithmes pour rationaliser les travaux de laboratoire et d’autres projets de R&D. Microsoft a par ailleurs fait l’acquisition de Nuance, qui développe la reconnaissance vocale pour la santé. De son côté, Alphabet renforce sa filiale dédiée à l’intelligence artificielle, DeepMind, localisée à Londres et acquise en 2014. DeepMind a été à l’origine de d’AlphaFold, un système pour prédire la forme des protéines, permettant d’accélérer la  la découverte de médicaments.

Apple qui était en retard par rapport à ses concurrents entend le rattraper en multipliant les rachats de startups. Près de la moitié de ses objectifs de rachats sont liés à l’intelligence artificielle. Elle a ainsi acheté ai.Music, qui compose de nouveaux morceaux en fonction des morceaux trouvés sur Internet, à Credit Kudos qui utilise l’intelligence artificielle pour évaluer la solvabilité des demandeurs de prêt. Les acquisitions d’Apple sont moins flamboyantes que celles d’Alphabet voire que celles de Microsoft mais sont en règle générale plus faciles à intégrer dans les produits maisons.

Au niveau des publications scientifiques, l’intelligence artificielle occupe de plus en plus de place. Entre 2020 et 2022, Alphabet a publié environ 9 000 articles sur le sujet. Microsoft en a accumulé environ 8 000 et Meta 4 000. En 2022, la proportion d’emplois en lien avec l’intelligence artificielle est de 27 % pour Alphabet et de 18 % pour Meta. Cette dernière pour attirer les jeunes talents communiquent assidûment sur l’intelligence artificielle et joue la carte de « l’opendata ». Sa bibliothèque de logiciels d’intelligence artificielle, appelée « PyTorch », est accessible à toutes et à tous comme le langage maison appelé « Lama ». Compte tenu de son poids relatif plus faible que Microsoft, Apple ou Amazon, Meta est l’entreprise qui réalise l’effort le plus important en matière d’intelligence artificielle. L’objectif de Meta est de générer du contenu sur ses réseaux à moindres coûts et ainsi concurrencer Apple ou Alphabet.

Les GAFAM utilisent la force de l’intelligence artificielle pour leur propre compte. Le service financier de Microsoft utilise cette dernière pour automatiser 70 à 80 % de ses quelque 90 millions d’approbations de factures annuelles. Un chatbot lié à un logiciel d’intelligence artificielle signale les factures douteuses qu’il convient de contrôler. La production de lignes informatiques est de plus en plus automatisée permettant de générer d’importants gains de productivité.

La révolution provoquée par la ChatGPT est rapide. Quatre mois après avoir été révélée au grand public, cette application a créé une onde de choc qui ne semble pas s’arrêter. Microsoft et Google ont revu leur moteur de recherche. Leurs programmes de productivité comme les traitements de texte sont assistés par l’intelligence artificielle. Alphabet et Meta proposent un outil qui génère des campagnes publicitaires en fonction des objectifs des annonceurs L’intelligence artificielle peut désormais proposer des campagnes commerciales ciblées sur des catégories socioprofessionnelles en fournissant les éléments de langage pour les commerciaux. Les systèmes d’incitation des achats risquent de devenir de plus en plus intrusifs et personnalisés ce qui pose des problèmes de respect de la vie privée et de libre consentement.