Le Coin des tendances – le patrimoine – emploi et digital
Le droit du travail face au défi du digital
L’économie numérique remet en cause la structure et l’identité des entreprises. Durant des décennies, l’entreprise était organisée hiérarchiquement autour de la combinaison capital-travail afin de réaliser des biens et des services. Quelle que soit la forme de l’entreprise, sociétés par actions cotées ou pas, mutuelles, institutions paritaires, coopératives, etc., les salariés étaient soumis à un lien de subordination. Le droit de travail et le droit social ont, eu dès leur origine, comme objectifs de compenser les effets de cette subordination par des mécanismes de protection. La limitation du nombre d’heures, le droit aux congés payés, la fixation de règles pour le licenciement, la mise en place de revenus de remplacement en cas d’incapacité de travail sont autant de droits qui ont été obtenus pour réduire l’inégalité de la relation contractuelle qui prévaut entre les salariés et leurs employeurs.
A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’un monde du travail organisé autour de grandes entreprises et d’un filet social protecteur s’est imposée. Le recul du secteur agricole et du travail indépendant ainsi que l’essor des grandes entreprises s’inscrivaient dans cette logique. Les deux chocs pétroliers ont créé une rupture qui se matérialise par une désindustrialisation au sein des pays occidentaux. Les crises à répétition et la tertiarisation des activités économiques qui s’accompagne d’une baisse des gains de productivité ainsi que le vieillissement de la population ont remis en cause le modèle social d’après-guerre. En 2020, en France, le secteur tertiaire occupait 76 % de la population active, contre 50 % il y a 50 ans. Tout un symbole, Eurodisney ouvert l’année même où les usines Renault fermaient leurs portes à Billancourt, est devenu le premier site en termes d’emploi quand dans les années 1960 cette place était occupée par les grandes usines d’automobile. Le secteur tertiaire couvre de larges secteurs et un grand nombre d’emplois très différents. Il regroupe, en effet, le secteur financier, les services aux entreprises, les administrations publiques, la distribution, les transports, etc. Il comprend des emplois à faible valeur ajoutée et des emplois exigeant de très fortes qualifications. Les métiers du service ont profondément évolué à compter des années 1980 avec l’informatisation. Le contenu du travail salarié a profondément évolué. Les entreprises sont moins verticales. Les équipes sont légères et mobiles. Le salarié est plus autonome. Dans un système plus ouvert et concurrentiel, le législateur a été contraint de modifier le droit du travail et du droit social en donnant plus de place aux négociations d’entreprise et en personnalisant certaines protections (formation, licenciement, etc.).
La technologie a également contribué à transformer les relations économiques. Le statut d’auto-entrepreneur créé en 2009 a dévoilé toute sa force avec la montée en puissance des plateformes en ligne (Uber, Deliveroo). Initialement institué pour encourager et légaliser des activités de services à domicile (ménages, jardinage, etc.), le statut d’auto-entrepreneur puis celui de micro-entrepreneur a gagné de nombreux autres secteurs (transports de personnes, livraisons, etc.). Le recours à des prestataires indépendants micro-entrepreneurs concerne également les entreprises. Fin 2019, les micro-entrepreneurs représentaient près d’un indépendant sur deux (47,6 %) et 68,4 % sont dits « économiquement actifs » (générant un chiffre d’affaires positif sur l’année). La progression du nombre de micro-entrepreneurs est perçue par certains comme une menace pour le statut du salarié. Pour d’autres, il accélère la paupérisation croissante d’une partie de la population active qui serait privée du cadre protecteur du droit social traditionnel. Si le recours aux non-salariés est en augmentation, il convient de souligner que le contrat à durée indéterminée reste le contrat de droit commun. En 2020, 90 % des actifs ayant un emploi sont des salariés. Trois quarts bénéficient d’un contrat à durée indéterminée et 10 % d’un CDD ou d’un contrat en intérim (stable depuis de nombreuses années). Le nombre des indépendants a constamment baissé depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces derniers présentaient 20 % de la population active en 1970 et 10 % en 2016 avant de remonter légèrement. Au sein de l’OCDE, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni sont les seuls pays ayant enregistré une augmentation du travail indépendant. Sa part dans l’emploi total est passée de 14,9 à 16,4 % de 2003 à 2019 aux Pays-Bas, de 12,2 % à 15,5 % au Royaume-Uni et de 8,9 à 10,5 % en France. Dans les 33 autres pays de l’OCDE, le poids des indépendants est stable ou en déclin depuis une vingtaine d’années. Certains secteurs sont fortement exposés à la montée en puissance du travail indépendant. Figurent parmi ceux-ci les transports, la livraison, l’action sociale, l’enseignement ou le bâtiment.
Le plateformes en ligne ont contribué à faciliter la mise en relation et ont connu un développement très rapide. Selon une étude de Damien Babet, la France compterait plus de 100 000 travailleurs proposant leurs services via des plateformes, soit 0,4 % de l’emploi total. 25 % seraient des conducteurs de VTC. L’étude ne prend en compte que les emplois à titre principal. Il faut y ajouter les personnes travaillant à titre accessoire. De manière évaluative, le nombre total de travailleurs des plateformes en France pourrait dépasser 300 000. Ce sont souvent des demandeurs d’emploi, des personnes en CDD ou en intérim, des jeunes et des travailleurs immigrés.
Les travailleurs des plateformes bénéficient d’une couverture sociale appauvrie. Ils ne sont pas couverts en matière de chômage et accumulent de faibles droits de retraite. Ils n’ont pas accès à un rémunération minimale garantie par des dispositions conventionnelles, par exemple de branche, ou par des dispositions légales comme le SMIC. Leur indépendance est toute relative, ceux-ci ne pouvant bien souvent pas choisir leurs tarifs et les conditions d’exercice de leurs activités. Ils sont dans un lien de subordination proche de celui des salariés.
Selon l’OCDE, le recours aux indépendants est avant tout à la conséquence des faibles charges sociales et fiscales dont bénéficient ces derniers dans le cadre de statut spécifique. Les non-salariés ne sont pas assujettis à des dispositions nationales ou supranationales concernant par exemple la durée du travail ou le droit au repos. En 2017, le rapport de Jacques Rapoport sur les VTC soulignait que la rentabilité de cette activité supposait au moins 60 heures par semaine. Une analyse économétrique de Gilbert Cette indique que l’essor des micro-entrepreneurs en France s’est effectué au détriment des salariés. A cela, il faut relativiser la situation en notant que la France fait partie des pays où l’emploi non-salarié est le plus faible. Son poids est de 5 points inférieur à la moyenne de l’Union européenne.
Une harmonisation des statuts ou l’instauration d’un nouveau droit du travail
La République tchèque, l’Italie ou l’Autriche ont décidé de rapprocher le droit du travail des indépendants de celui des salariés pour éviter toute distorsion de concurrence. En Pologne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Italie, des dispositions réglementaires ont été prises ou sont en cours de discussion afin de mieux protéger des indépendants économiquement subordonnés.
Au début du mois de décembre 2021, la Commission de Bruxelles a annoncé la préparation de mesures visant à renforcer les droits des travailleurs des plateformes numériques comme Uber, Deliveroo ou Bolt, en fixant des critères à l’échelle de l’Union pour déterminer s’ils doivent ou non être considérés comme des salariés. Pour déterminer le lien de subordination, la Commission propose cinq critères.
- La fixation les niveaux de rémunération ;
- La supervision à distance les prestations ;
- La liberté des horaires et de choix des missions ;
- Le port d’un uniforme ;
- L’interdiction de travailler pour d’autres entreprises.
Si au moins deux critères sont remplis, la plateforme serait présumée employeur et devrait se soumettre aux obligations du travail salarié (salaire minimum, temps de travail, indemnités maladie, normes de sécurité…) imposées par la législation du pays concerné.
Le texte en préparation prévoit également d’imposer une transparence accrue sur le fonctionnement des algorithmes des applications, en informant les travailleurs sur la façon dont ils sont supervisés et évalués (distribution des missions, attribution de primes, etc.). La directive pourrait concerner plus de 500 entreprises au sein de l’Union et 28 millions de travailleurs.
Le télétravail qui au sein de l’Union européenne concerne depuis le début de la crise sanitaire au moins 20 % des salariés conduit à une autonomisation des salariés. Si le lien de sujétion demeure, les salariés ont une plus grande latitude pour réaliser leur travail. Ils se rapprochent des indépendants tout en bénéficiant du cadre protecteur qui leur est associé. Les liens de subordination prennent des formes de plus en plus diverses. Face à cette mutation, l’avocat Jacques Barthélémy proposent l’instauration d’un droit du travail centré, non plus sur le statut, mais sur l’activité. professionnelle. L’autonomie devenant la règle, le droit ne doit pas la récuser mais s’y adapter. Les frontières entre le travail salarié et non-salarié s’estompent. Un droit de l’activité professionnelle transcendant les droits du travail pourrait devenir incontournable. En vertu de ce droit, tout actif se verrait doter d’un minimum de protection qui augmenterait en fonction de son degré de sujétion. L’objectif est d’éviter la création de statuts hybrides qui ne résoudrait que partiellement le problème. Les droits ne doivent plus être associés au statut mais à l’homme ou à la femme. Cette évolution s’inscrirait dans le prolongement de ce qui a été réalisé avec l’assurance maladie qui est devenue universelle et détachée de tout lien statutaire. La retraite qui est un droit reconnu par la constitution devrait, au moins pour le régime de base, être identique à toutes et à tous. Les droits constitués devraient par ailleurs être transférables. Cette individualisation de la protection sociale n’empêche pas la mise en place de système de couverture additionnel au niveau des branches ou des entreprises. Les conventions de branche ont vocation à compléter les droits de base afin notamment de tenir des spécificités des métiers qu’elles couvrent.
Les nouvelles formes de travail, les nouvelles organisations de travail, les nouveaux risques ainsi que l’apparition de nouvelles demandes des actifs amènent le droit du travail comme le droit social à évoluer, à se moderniser. En tant que miroir de la société, ils sont obligés de s’adapter. Une économie ne reste vivante et ouverte au progrès que si elle dispose d’un droit de travail conciliant protection et expansion.
Les limites de la glorification du patrimoine
Les vieilles pierres, les paysages, les activités du passé sont sacralisés en tant qu’éléments constitutifs du patrimoine national. Deux tiers des Français ont déjà participé aux Journées du patrimoine qui ont été instituées en 1984. Avant la crise sanitaire, en 2019, elles ont attiré sur 17 000 sites plus de 12 millions de personnes. Toute ville rêve aujourd’hui d’être classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Le tourisme culturel représenterait 40 % du tourisme international. Il englobe la visite des musées, des monuments, des sites historiques et religieux, les festivals et les la gastronomie. Cet engouement pour la vieille pierre est assez nouveau. Jusque dans les années 1970, les vieux quartiers étaient synonymes de malpropreté, de misère. Nul n’aurait imaginé que le quartier du Vieux Panier à Marseille puisse devenir un lieu touristique. A Paris, la destruction des halles Balard, en 1971, a été le symbole d’une rupture, tout comme la décision de ne pas détruire la gare d’Orsay. Depuis les années 1970, la patrimonialisation des centres anciens fait l’objet d’une forte demande sociale de la part d’une population en quête d’une identité et mue par un rejet croissant du progrès. Le goût pour l’ancien s’est développé notamment à travers les brocantes dont le nombre dépasse 50 000 par an, soit dix fois plus qu’il y a vingt ans. L’idéalisation du passé a remplacé le désir de progrès, d’innovations. Jusque dans les années 1960, les ménages étaient empreints de modernité. Les signes du Vieux monde étaient par nature dépréciés et moins désirables que ceux du Nouveau. Les ménages aimaient mettre en avant leurs derniers équipements électroménagers, leur télévision couleur, leur chaîne hifi ou leur dernière voiture, plus moderne, plus rutilante que l’ancienne.
La glorification du patrimoine n’est pas qu’une quête d’identité. Elle obéît aux lois de l’économie. La préservation des territoires s’inscrit dans une logique d’attractivité afin de développer le tourisme. La demande d’authenticité patrimoniale entre complètement dans la sphère de la consommation de masse même si celle-ci peut s’opposer avec la tentation de repli sur soi ou de conservatisme qu’elle sous-tend. Les tenants du respect des territoires peuvent être des opposants au tourisme de masse qui est favorisé par la sacralisation du patrimoine. Si le goût des vieilles pierres est général, force est de constater que les touristes se concentrent sur un nombre de sites très restreints. Ainsi, en France, quatre sites historiques et 1 % des musées accaparent 50 % des visites. Même si le tourisme de masse est dénoncé, tout le monde veut voir les mêmes choses.
L’industrie de l’héritage culturel n’est pas exempt de manipulation du passé. Les spectacles de reconstitution théâtralisent des évènements plus ou moins historiques. Le goût du sensationnel prime sur la vérité. Souvent, les villages, les vieux quartiers, très aseptisés sont à des années lumières de leur état d’origine. Il s’agit d’un artificialisation ou une réification du patrimoine afin de le rendre consommable au XXème siècle.
Aujourd’hui, tout est patrimoine, couvents, églises, châteaux, prisons, docks, usines sont requalifiés comme éléments patrimoniaux à sauvegarder. A Paris, des associations se sont battues afin d’éviter la destruction de la gare d’Austerlitz ou des entrepôts des pompes funèbres ou de l’hôtel Dieux, monuments qui dans le passé ne faisait guère l’objet d’une attention particulière. Le Havre dont la reconstruction a été durant des années critiquée a été classé au patrimoine de l’Unesco. La liste des bâtiments et des lieux conservés s’allonge de jour en jour. Ce goût de la vieille pierre n’est pas que française. A Londres, la centrale électrique, Battersea Power Station, rendue célèbre par la pochette de l’album « Animals » des Pink Floyd a été classé comme un bâtiment historique et transformé en lieu d’art. La sauvegarde des ouvrages du passé donne lieu à des opérations de réaménagement qui tout en jouant sur la nostalgie s’inscrivent dans des logiques très contemporaines. Le fétichisme de l’originel s’apparente à un conservatisme de la vision. La peu esthétique base sous-marine de Lorient construite pendant la seconde guerre mondiale sur ordre du régime nazi a été conservée mais transformée en lieu de spectacle.
D’un côté, les tenants des vieilles pierres critiquent les pratiques du tourisme de masse ; de l’autre, ils contribuent à la « disneylandisation » du pays. Le rejet du nouveau est-il un manque de confiance dans nos capacités d’innovation et de création ? Quand l’Etat décide de reconstruire à l’identique Notre Dame de Paris, le choix obéît-il à des considérations historiques ou à la crainte d’imposer des modifications illégitimes. Dans les siècles passés, les cathédrales ont, en permanence, évolué, intégrant au fur et à mesure les dernières techniques de construction. C’est ainsi que la charpente de la cathédrale de Reims a été reconstruite avec une armature en béton ininflammable qui a remplacé celle en bois détruite durant la Première Guerre mondiale.
La muséification des villes et des villages répond autant à un besoin d’authenticité qu’à une peur de l’avenir. Le progrès, autrefois, porteur d’amélioration est aujourd’hui, suspect. Pour autant, cette glaciation du patrimoine s’accompagne non pas d’une plus grande confiance au sein des opinions publiques et d’un sentiment d’une amélioration des conditions de vie. Quand ils en ont le choix, les Français préfèrent une maison moderne tout confort à un logement du passé, authentique mais toujours adapté à leurs attentes et aux besoins. Les logements anciens trouvent preneurs à la condition d’être restaurés selon les goûts du XXIème siècle. La patrimonialisation n’est donc pas exempte de contradictions.