Le Coin des Tendances – les jeunes et les entreprises – le capital risque
La révolution du capital-risque
La capital-risque a révolutionné l’économie de ces soixante dernières années. Quelques milliers d’investisseurs installés, initialement sur la côte ouest américaine, ont parié très tôt sur des entreprises spécialisées dans la haute technologie dont certaines sont devenues les fameuses GAFAM. Le capital-risque (« venture capital » en anglais) est un segment du capital-investissement, spécialisé dans le financement de jeunes entreprises innovantes à haut potentiel de croissance. La naissance de segment est attribué à un professeur français de management à Harvard, Georges Doriot qui est également à l’origine de l’INSEAD. Le Wall Street Journal considère qu’il figure parmi les dix personnalités qui ont changé le monde des entrepreneurs. Si un Français est à l’origine du capital-risque, l’Europe n’a pas su exploiter cette invention jusqu’à une date récente.
Le capital-risque, l’arme secrète des États-Unis ?
Si le monde de la bourse et des actions cotées est en repli, en revanche, le marché du capital-risque est en forte croissance avec des apports annuels de fonds sans précédent. Plus de 450 milliards de dollars sont attendus en 2021 aux États-Unis. Cet apport d’argent constitue une force pour l’innovation et la croissance mais peut se révéler contreproductif en conduisant à la survalorisation de start-up et à des investissements sans réels intérêts économiques. Le capital-risque est né dans les années 1960 avec des acteurs voulant se différencier des financiers de Wall Street et de la côte est. L’objectif était au départ de financer de manière quasi artisanale des entrepreneurs à fort potentiel. Malgré des investissements relativement modestes au fil des décennies, les fonds de capital-risque américains ont créé des entreprises qui valent aujourd’hui au moins 18 000 milliards de dollars. Cette montée en puissance est la conséquence de l’ascension vertigineuse des grandes plateformes technologiques comme Google et des entreprises technologiques comme Apple. Le capital-risque a, lors des dix dernières années, offert aux investisseurs des rendements sans précédent, plus de 17 % par an. De nombreux fonds ont réalisé des résultats bien plus élevés.
Par ses succès, le capital-risque s’est diffusé et a conquis l’ensemble de la sphère financière. Les caisses de retraite, les Organismes de Placement Collectif, les fonds souverains, etc., ont investi dans ce type de placement. Le contexte de taux bas les y a également incité. Sur les dix premiers mois de l’année, près de 600 milliards de dollars de transactions concernant le capital-risque ont été enregistrés, soit dix fois le niveau d’il y a dix ans. Si initialement, le capital-risque est une affaire américaine, il s’est diffusé à l’ensemble des pays. En 2021, 51 % des transactions en valeur a été réalisé en dehors des États-Unis. La Chine a été, ces dernières années, un pays actif en matière de capital-risque mais la décision du Président Xi Jinping, de contrôler le secteur de la haute technologie a réduit à néant ou presque les prises de participation. Le capital-risque connaît un essor important dans les autres pays d’Asie et en Europe. De nouveaux secteurs activité attirent de plus en plus de fonds de capital-risque. Les investissements dans les énergies propres, l’espace et la biotechnologie sont en forte progression. Les apports des fonds de capital-risque ont doublé en trois ans dans ces secteurs.
Le développement de ce segment financier n’est pas sans s’accompagner d’excès. L’abondance des capitaux peuvent rendre les entreprises et leurs bailleurs de fonds complaisants. Sur les cent premières entreprises ayant bénéficié des apports le plus importants en 2021, 54 enregistrent des pertes d’élevant au total à 71 milliards de dollars. La gouvernance des entreprises peut laisser à désirer avec de réels conflits d’intérêt. Un autre danger est que, comme pour toute classe d’actifs, les rendements sont dilués à mesure que l’argent afflue. Le risque de krach sur le segment du capital-risque est relativement faible en raison du faible endettement des entreprises concernées. Les avantages du capital-risque dépassent de loin ses faiblesses. Ce dernier permet de financer l’innovation de manière plus importante que le marché des capitaux traditionnels. Les grandes entreprises doivent avant tout préserver la valeur de leurs actions, ce qui les contraint en permanence à réduire leurs coûts et donc parfois leurs investissements.
L’Europe est-elle rétive au capital-risque et aux entreprises à fort potentiel ?
L’absence d’entreprises de taille internationale européennes dans le secteur de l’information et de la communication donne l’impression que le vieux continent est hostile aux entrepreneurs. Cette idée peut sembler absurde aux regard de l’histoire. Le développement des bourses a permis également de drainer de l’argent pour développer les entreprises. Des circuits de financement se sont multipliés grâce aux banques tout le long du XIXe et au début du XXe siècle favorisant l’émergence de nouvelles entreprises. Renault, Mercedes, Porsche, Peugeot, Wendel, Schneider, l’Oréal.
Les deux grands conflits mondiaux, avec les destructions qu’ils ont engendrées ont brisé l’élan créatif de l’Europe. Le renouvellement des entreprises y est plus faible qu’aux États-Unis. Le rôle clef joué par les entreprises publiques et une aversion plus forte aux risques peuvent expliquer cette différence de part et d’autre de l’Atlantique. Avec la révolution numérique, le fossé s’est accru. L’Europe absente ou presque dans le domaine de l’informatique l’est tout autant dans celui des techniques de l’information et de la communication. Si la capitalisation d’Apple, Microsoft ou de Google dépasse 2 000 milliards de dollars, aucune des jeunes entreprises européennes n’a atteint les 100 milliards de dollars. L’entreprise d’origine suédoise, Skype permettant de réaliser des échanges audio et vidéo a été rachetée en 2011 pour 8,5 milliards de dollars par Microsoft. Spotify, une application de musique en ligne, qui est également suédois, est valorisée à hauteur de 48 milliards de dollars. L’entreprise d’édition de logiciels allemande, SAP, fondée trois ans avant Microsoft, en vaut moins d’un quinzième. La capitalisation de Dassault System, premier éditeur de logiciels en France et deuxième en Europe, est de 78 milliards de dollars contre 2 450 milliards pour Microsoft.
Indéniablement, ces dernières décennies, les entreprises européennes n’ont pas eu la possibilité de drainer des capitaux suffisants, et de nombreux chercheurs et inventeurs sont partis dans la Silicon Valley exploiter leurs talents. Cependant, depuis quelques années, l’état d’esprit change. Dans les années 2000, les entreprises européennes captaient moins d’un dixième de l’argent du capital-risque investi dans le monde, soit un montant inférieur au poids de l’Europe dans le PIB mondial (environ 25 %). En 2021, l’Europe a réussi à drainer aux profit de ses entreprises 18 % des ressources des fonds de capital-risque, selon la société de conseil néerlandaise, Dealroom. 65 bassins d’emploi en Europe accueillent en leur sein des jeunes entreprises à fort potentiel, « les licornes », valorisées à plus d’un milliard de dollars. Les rendements proposés par les fonds de capital-risque européen sont comparables à ceux des États-Unis. Si jusque dans les années 1990, le parcours modèle pour un jeune était d’intégrer une grande entreprise, si possible dans la sphère financière, depuis quelques années, le secteur des start-up attire de plus en plus les jeunes talents. Avec les États-Unis, une différence demeure. Les créateurs d’entreprise ont tendance, en Europe, à vendre cette dernière rapidement afin de bénéficier de plus-values substantielles. Ils sont incités à le faire par les grandes entreprises qui tentent ainsi de maîtriser la concurrence des start-up. Les cessions interviennent avant l’arrivée à maturité des entreprises qui sont souvent absorbées par de grandes groupes. L’unification réelle des marchés de capitaux et l’instauration d’un marché européen concurrentiel faciliteraient l’émergence d’entreprise technologiques de taille mondiale même si la langue et les pratiques diffèrent d’un État à l’autre. Les succès de Vinted, une application de produits d’occasion d’origine lituanienne, ou de Spotify, prouvent que l’Europe n’est pas une terre réfractaire au digital.
Les jeunes actifs et les entreprises : je t’aime, un peu, beaucoup à la folie…
Les jeunes actifs de moins de 35 ans sont censés avoir un rapport au travail et à l’entreprise en opposition avec celui de leurs aînés. Les générations du numérique ne supporteraient pas les contraintes que toute organisation impose. Ces antiennes ne sont pas confirmées par les études d’opinion réalisées sur le sujet. Comme leurs prédécesseurs au même âge, les jeunes actifs sont exigeants. Ils n’en rejettent pas pour autant l’entreprise comme lieu de création de richesse, d’épanouissement et de socialisation. Parmi les antiennes fréquemment énoncées figurent celle d’un désengagement professionnel des jeunes actifs qui seraient enclins à se soustraire aux contraintes du salariat et à privilégier leur vie personnelle au détriment de leur travail en entreprise. Ils seraient également pessimistes pour leur avenir. Là aussi, les études réalisées par l’IFOP, ces dernières années, révèlent une situation différente et bien complexe.
Des jeunes heureux dans leur entreprise
En 2020, selon un sondage IFOP, 80 % des salariés de moins de 30 ans se déclarent satisfaits de leur situation professionnelle contre 76 % pour l’ensemble des salariés. La proportion des « très satisfaits » dépasse de 6 points la moyenne nationale. 79 % des jeunes se déclarent satisfaits en ce qui concerne l’équilibre vie privée, vie professionnelle, contre 77 % pour l’ensemble des Français. De manière assez surprenante, dans un contexte de tensions sur la question du pouvoir d’achat, 54 % des moins de 30 ans expriment une satisfaction supérieure à celle de leurs aînés (52 %) sur leur rémunération. Les jeunes actifs sont plus nombreux que le reste des salariés à faire part de leur implication dans la vie de l’entreprise. 76 % se déclarent ainsi très fiers d’appartenir à leur entreprise dont 28 % sont même très fiers. 74 % se déclarent motivés, contre une moyenne de 72 %. Malgré la crise sanitaire, près des trois quarts des jeunes se déclarent optimistes concernant l’évolution de leur carrière professionnelle, soit huit points de plus que la moyenne. À la sortie du troisième confinement, l’optimisme vis-à-vis de leur situation professionnelle a fortement augmenté. Ces appréciations optimistes concernent évidemment les jeunes qui disposent d’un emploi stable. Les titulaires de CDD ou en mission d’intérim portent des jugements bien plus contrastés sur leur vie professionnelle et sur le monde de l’entreprise.
Les nouvelles générations sont jugées rétives aux modes d’organisation traditionnels, souhaitant pouvoir gérer librement leur temps de travail et pouvoir télétravailler. Selon l’IFOP, en 2021, seuls 8 % des jeunes actifs perçoivent le travail en entreprise comme une contrainte remettant en cause leur liberté d’agir. Les jeunes ne considèrent pas que le travail est une aliénation. Cette acceptation du monde professionnelle s’accompagne néanmoins de fortes exigences. La priorité affichée par les moins de 30 ans est la conciliation avec la vie privée (54 % des réponses à l’enquête IFOP). Plus des deux tiers jugent, par exemple, déplacés et stressant de recevoir des mails en-dehors des heures traditionnels de travail (baromètre IFOP Workplace de 2018). Les cadres de moins de 30 ans souhaitent majoritairement le respect du droit à la déconnexion. Malgré ces jugements, la porosité entre vie professionnelle et vie privée s’accroît, notamment depuis le début de la crise sanitaire. Pour plus de 53 % des 25/35 ans, les collègues de travail sont également des amis, contre 29 % des plus de 50 ans. 55 % des jeunes actifs soulignent que le bureau est un lieu de socialisation. Ce taux n’était que de 47 % avant le premier confinement. La conciliation entre vie professionnelle et vie privée passe de plus en plus par le choix de l’entreprise en fonction du lieu de résidence. 59 % des jeunes de moins de 35 ans ont choisi leur emploi en tenant compte de leur implantation qui doit être, si possible, à proximité du lieu de résidence. Les jeunes actifs déclarent majoritairement privilégier un emploi moins bien payé s’il est à moins de 20 minutes de leur domicile. Les déplacements sont vécus de manière plus négative par les jeunes que par les ainés. Les premiers ont moins recours, pour des questions de coût ou de non-obtention du permis de conduire, à la voiture que les seconds. Ils sont donc plus tributaires des transports publics, ce qui influe par ricochet leur choix au niveau de l’embauche.
Les jeunes actifs impliqués mais libres
Si les jeunes actifs ne rejettent pas les valeurs de l’entreprise, ils entendent disposer d’une forte liberté d’organisation pour gérer leur vie professionnelle et privée. Ils considèrent comme normal de pouvoir s’absenter durant la journée pour effectuer des courses (58 %), aller chez les médecin (39 %) ou se rendre à son domicile (32 %). Cette liberté de gestion du temps de travail se diffuse au sein des autres catégories d’âge même si un écart demeure. L’entreprise n’est pas qu’un lieu de travail. Les jeunes trouvent logique de se faire livrer des colis, d’y faire du sport, voire d’apporter des vêtements à nettoyer ou de pouvoir recevoir des amis. Les sphères privé et public se rejoignent. Afin de répondre à ces attentes, les grandes entreprises proposent de plus en plus de services de conciergerie. Par ailleurs, les quartiers d’affaires se dotent de commerces, de salles de sport, de centres médicaux, etc. pour conserver les sièges sociaux.
Si le passage au bureau constitue un moment clef de la vie social, les jeunes sont favorables au développement du télétravail. Trois quarts des jeunes actifs pronostiquent son essor, dans les prochaines années avec un minimum de deux jours par semaine. Ils ne sont, en revanche que 37 % à le souhaiter pour eux-mêmes. Si les annonces d’emploi « full remote » (emplois sans bureau et lien physique avec l’employeur) se développe, cela reste marginal et peu concevable pour une majorité des moins de 35 ans. Ils considèrent qu’une entreprise demeure avant tout une communauté « humaine » permettant de réunir des compétences avec comme principe l’unité de temps et de lieu.
L’entreprises, un acteur social
Pour les jeunes actifs, l’entreprise doit être porteuse de valeurs. Selon une enquête Viavoice pour le cabinet Mazars d’avril 2021, 43 % d’entre eux estiment qu’elle doit faire preuve de solidarité (33 % pour l’ensemble des salariés). Pour 33 %, elle se doit d’être porteuse de bienveillance (26 % en moyenne). 85 % des moins de 35 ans considèrent que l’entreprise est un acteur clef de la transformation environnementale. 76 % estiment également qu’elle doit jouer un rôle dans la réduction des inégalités. Aux yeux des jeunes actifs, les entreprises sont plus légitimes que les pouvoirs publics dans ces deux domaines. Les jeunes sont néanmoins moins convaincus que leurs aînés que les entreprises puissent réellement transformer la société dans laquelle ils évoluent. Toujours selon l’étude Viavoice, les jeunes actifs considèrent que les entreprises doivent s’impliquer plus fortement dans le bienêtre de leurs salariés.
Un attachement pas une fidélité à l’entreprise
Si les jeunes sont attachés à leur entreprise, ils sont néanmoins prêts à en changer assez rapidement. 40 % des jeunes cadres, selon une enquête menée par l’IFOP pour Cadremploi en avril 2021, se disent ouverts à de nouvelles opportunités professionnelles. Attachement ne signifie pas fidélité dans le temps. La notion de carrière a perdu de son sens. L’avancement s’effectue à travers des changements de carrière. Selon l’étude précitée, plus du tiers des jeunes salariés avouent s’ennuyer régulièrement dans son travail, contre 20 % chez les 35/49 ans et 10 % chez les plus de 50 ans. Cet ennui peut expliquer le désir largement partagé de changer de vie. Un cinquième des jeunes de moins de 35 ans souhaitent créer leur propre structure contre 12 % pour l’ensemble des salariés. Dans les années 1990/2000, la création d’entreprises concernait essentiellement les plus de 40 ans. Avec le développement des start-up, le statut de micro-entrepreneur, un rajeunissement des créateurs d’entreprise est intervenu. 86 % des jeunes actifs anticipent une mobilité professionnelle dans les deux à venir, contre 65 % en moyenne.
Dans l’essai La fracture de Frédéric Dabi, les jeunes actifs apparaissent épris de justice sociale tout en se déclarant méfiant à l’encontre des formes publiques de solidarités. Les thèses liées au wokisme sont amplement partagées comme le respect des identités et l’égalité homme/femme ou le droit à la différence. L’ambition s’exprime différemment que par le passé. Elle passe moins par la réussite professionnelle et plus par la défense de valeurs.