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Quand le travail devient hybride
En ce début d’année 2022, les salariés rencontrent des difficultés à revenir au travail. Il y a ceux qui ont décidé de se mettre en réserve du marché de l’emploi et ceux qui veulent rester le plus longtemps possible en télétravail. Par ailleurs, il y a ceux qui démissionnent pour changer de vie professionnelle. Aux États-Unis, trois à quatre millions de salariés sont concernés par « la grande démission ». Ils viennent grandir les rangs constitués des trois millions qui ne sont pas revenus travailler après la crise sanitaire. Ce phénomène concerne dans une moindre proportion les salariés européens. Malgré tout en France comme dans le reste de l’Europe, les entreprises peinent à recruter surtout en ce qui concerne les postes à horaire décalé ou pénibles.
Avec la sortie de la crise sanitaire, les entreprises entendent encadrer le télétravail. Aux États-Unis, les entreprises commencent ainsi à faire pression sur leurs employés afin qu’ils reprennent le chemin des bureaux. Wells Fargo, JPMorgan Chase et Morgan Stanley figurent par les sociétés le plus insistantes pour mettre un terme au régime dérogatoire issu de la crise sanitaire. Les entreprises technologiques comme Meta et Microsoft demandent également à leurs salariés de revenir sur site. La plupart des grands campus de la Silicon Valley ont prévu le retour à la normale d’ici la fin avril. Apple éprouve des difficultés à restaurer la situation d’avant-crise. En mars, elle a simplement imposé à son personnel de venir au moins une journée par semaine sur site. D’ici le 23 mai, ce nombre passera à trois. Citigroup, HSBC et Standard Chartered, face à la pression de leurs salariés, ont accepté le maintien d’un ou plusieurs jours en télétravail. Longtemps considéré comme exceptionnel, le télétravail est devenu la norme pour de nombreux salariés avec la crise,
La crise sanitaire a prouvé qu’un quart des salariés pouvait travailler où qu’ils se trouvent. Les études sur les conséquences de ce mode d’organisation sur la productivité, la collaboration et l’innovation sont contradictoires. Plusieurs soulignent néanmoins que le télétravail aurait des effets délétères sur le comportement des employés. Même l’hybridation, associant présentiel et télétravail, ne serait pas sans incidence sur la vie des entreprises. Passer en moyenne trois jours par semaine au bureau pourrait limiter les rencontres entre deux travailleurs de 64 % par rapport aux normes prépandémiques. Si ce nombre de jours est ramené à deux, le déficit atteint 84 %. La diminution des interactions entraînerait des conséquences psychologiques et jouerait en défaveur de la créativité. Dans les années 1970, Thomas Allen, un spécialiste de la gestion, a découvert que la communication entre les employés de bureau diminuait de façon exponentielle avec la distance entre leurs bureaux ; ceux d’étages séparés ou de bâtiments séparés ne se parlaient presque jamais. Une étude portant sur plus de 60 000 employés de Microsoft, un géant de la technologie, au premier semestre 2020 a montré que les travailleurs virtuels étaient également moins susceptibles de se connecter avec des personnes dont ils n’étaient pas déjà proches. Google tend à remédier à ce problème en proposant des systèmes performants de « chat » aux entreprises. L’objectif est de faciliter les échanges. Depuis le début de la crise sanitaire, les managers ont tendance à multiplier les réunions et les rendez-vous en ligne pour conserver le contact avec leurs collaborateurs au risque de générer de l’ennui. Les managers sont de plus en plus nombreux à faire remonter des informations sur la passivité croissante des salariés durant les réunions virtuelles. Ces derniers y participent tout en suivant les différents « chats » auxquels ils sont rattachés, en menant des travaux en parallèle voire en surveillant leurs enfants.
Pour pallier le déficit d’échanges, certaines entreprises entendent valoriser la présence des salariés sur leur lieu de travail. Le siège d’Apple a été pensé dans cet esprit. L’atrium central comprend les studios d’animation en vue d’attirer les salariés de l’entreprise. Les restaurants et les cafés sont placés au cœur des zones de passage afin de permettre des rencontres fortuites. La communication électronique limiterait par ailleurs les mouvements physiques, ce qui altère les performances cognitives. Pour limiter les risques d’épuisement, la plate-forme Outlook de Microsoft permet désormais aux employeurs d’adapter les paramètres de planification de leurs employés en insérant des pauses entre les appels vidéo. Le télétravail aboutirait à une segmentation des salariés, d’un côté ceux optant pour le présentiel qui pourraient bénéficier des promotions et des augmentations salariales, de l’autre, les télétravailleurs, concernant essentiellement les femmes et les parents de jeunes enfants. Pour éviter cette segmentation, des entreprises notamment dans le secteur de la haute technologie font du télétravail une obligation. Dropbox, une entreprise de stockage en ligne, a ainsi adopté une approche « virtuelle d’abord » pour éviter que les travailleurs à distance ne deviennent des citoyens de seconde classe. Les entreprises Robinhood, Shopify, Vinted et Spotify, sont devenues largement virtuelles. Le nombre de salariés sur site est réduit au maximum.
L’hybridation du travail est en marche. Pour les moins de 40 ans, elle s’inscrit dans la logique de la digitalisation et de l’individualisation du travail. S’affranchir des contraintes de temps et de lieu leur apparaît logique tout comme la possibilité de passer en un clic de la vie familiale à la vie professionnelle.
Gros temps pour les multinationales
La guerre en Ukraine a conduit de nombreuses multinationales à fermer leurs établissements, leurs points de vente, ou d’arrêter leurs activités en Russie et en Biélorussie. Les autorités russes ont bloqué l’accès à Facebook et freinent l’accès à Twitter. Les multinationales prennent conscience de la notion de risque géopolitique. Hier, considérées comme plus fortes que les États, elles sont contraintes de passer sous leurs fourches caudines. Cette évolution avait commencé avant le conflit en Ukraine. La crise sanitaire avait été marquée par un regain du souverainisme économique, les États exigeant des entreprises d’être moins dépendantes de la Chine que ce soit dans le secteur de la santé, de l’électronique, de l’informatique ou de l’énergie. Cette volonté s’était également exprimée lors de la présidence de Donald Trump, aux États-Unis. La mondialisation qui a été le fil rouge dans les années 1990/2010 est aujourd’hui battue en brèche. S’il est déraisonnable de parler de démondialisation, une inflexion est à l’œuvre. Le protectionnisme qui a été combattu durement par les États occidentaux de 1944 aux années 2000 revient par différents canaux. Les pays qui utilisaient autrefois le commerce pour faciliter leurs relations avec des concurrents recourent de plus en plus aux tarifs douaniers et aux sanctions pour saper les adversaires ou les concurrents. Le libre-échange était avant censé provoquer la libéralisation des régimes dictatoriaux ; aujourd’hui, les embargos sont mis en avant. En 2001, lors de l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce, il était admis que celle-ci allait transformer en profondeur le pays. Si les valeurs démocratiques n’ont pas progressé dans des pays comme la Chine ou la Russie depuis les années 1990, ces États sont de plus en plus contestés au sein des pays occidentaux. De nombreux partis mettent en cause la mondialisation et en rendent responsables les gouvernements. Il y a une dédiabolisation pernicieuse du protectionnisme dont les avantages ont été vantés par le Président Joe Biden lors de son discours sur l’état de l’Union le 1er mars dernier. « Au lieu de compter sur des chaînes d’approvisionnement étrangères, faisons-le en Amérique » a-t-il lancé aux membres du Congrès. Son intervention était à l’opposé de celle de son prédécesseur Bill Clinton qui en 1993 avait souligné que l’effondrement de l’URSS s’accompagnerait d’une croissance sans précédent du commerce international.
Les entreprises sont contraintes de s’adapter à cette nouvelle donne. Les firmes industrielles américaines enregistrent une chute de leur rentabilité avec le recentrage de leur production dans les pays occidentaux. Leur cours en bourse en pâtit. Les marchés étrangers restent essentiels pour de nombreuses entreprises. En 2020, ces marchés assurent plus de 30 % des revenus des grandes entreprises. L’industrie technologique est particulièrement tournée vers l’extérieur, réalisant 58 % de son chiffre d’affaires à l’étranger. Malgré des achats importants d’entreprises à l’étranger, les revenus qui en sont issus ont tendance à stagner, voire à diminuer, en raison de l’augmentation des coûts de production et des impôts. Au troisième trimestre 2021, les entreprises américaines (cotées et non cotées) ont réalisé 18 % de leurs bénéfices à l’étranger, contre 24 % trois ans plus tôt.
Face aux pressions des différents gouvernements occidentaux, les grandes entreprises essaient de préserver autant que possible leurs activités. ExxonMobil a averti qu’il serait dangereux d’abandonner soudainement le projet pétrolier qu’il exploite dans l’Extrême-Orient russe. Certaines entreprises craignent de voir l’ensemble de leurs biens en Russie gelés voire nationalisés. Certaines sont tentées de se restructurer et de filialiser leurs activités en Russie dans des pays non-soumis aux embargos. Cette option permet d’échapper au risque des sanctions occidentales et des contremesures russes. Demeure néanmoins le risque de réputation. Les problématiques en cours vis-à-vis de la Russie pourraient se poser un jour ou l’autre avec la Chine. Les enjeux ne sont pas les mêmes. L’économie chinoise est environ dix fois plus importante que celle de la Russie. Pour le moment, seules des sanctions tarifaires ont été appliquées à l’encontre de ce pays avec des effets limités. Elles ont été en grande partie contournées. Selon The Economist, plus de 100 milliards de dollars de produits fabriqués en Chine pourraient avoir esquivé les tarifs américains en 2021. Si la montée du protectionnisme est nette en Occident, elle concerne également des produits émergents comme l’Inde. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, en appelle à l’autosuffisance et a décidé d’imposer ses tarifs pour soutenir les fabricants locaux. Le gouvernement indien est en train de concevoir une plateforme open source pour le commerce électronique, en partie pour défier Amazon et le Flipkart de Walmart. Le gouvernement mexicain, dirigé par Andrés Manuel López Obrador, entend faire prévaloir la primauté de la compagnie pétrolière national, Pemex. L’année dernière, une société énergétique américaine a été fermée sur ordre des autorités mexicaines.
Au Royaume-Uni, Nvidia, une entreprise américaine de microprocesseurs a abandonné l’idée de rachat, pour 40 milliards de dollars, de Arm, une société japonaise basée en Grande-Bretagne, du fait des pressions médiatiques.
Les entreprises américaines tentent de s’adapter. Pour réduire leur dépendance à l’égard de la Chine, les entreprises s’approvisionnent de plus en plus en produits et intrants à Taïwan, en Thaïlande et au Vietnam. La part des importations américaines en provenance d’autres pays asiatiques à bas coûts est passée de 12,6 % en 2018 à 16,2 % en 2020. L’année dernière, General Motors a suivi l’exemple de Tesla et a investi dans un projet de lithium en Californie, pour augmenter l’approvisionnement d’un produit essentiel à sa stratégie de voiture électrique. Les constructeurs automobiles américains réagissent et imitent les entreprises chinoises soutenues par l’État qui ont longtemps privilégié la sécurité à la simple efficacité.
Peu de pays peuvent rivaliser avec les vastes bassins de travailleurs qualifiés de la Chine, note Stewart Black de l’INSEAD, de sorte que les entreprises américaines et européennes sont réticentes à fermer leurs établissements dans ce pays. Selon le PDG d’Intel, Pat Gelsinger, les grandes entreprises auront plusieurs chaînes d’approvisionnement disponibles à travers le monde. Ces dernières disposeront de chaînes de fabrication dans les pays riches avec des coûts plus élevés. Les stocks de pièces augmenteront, renchérissant le prix des produits finis en lien avec des fonds de roulement moins efficients. Les grandes entreprises pour rapatrier leurs centres de production au sein des pays de l’OCDE demandent des subventions aux États. En février, l’Union européenne a dévoilé un plan visant à subventionner la fabrication de semi-conducteurs. Les entreprises ont réclamé un total de 40 milliards d’euros. Pour ne pas être exclues de ce marché, les entreprises américaines sont contraintes de réaliser des associations avec des sociétés européennes. Par ailleurs, face à la multiplication des mesures restreignant l’accès aux marchés locaux, les GAFAM réalisent des concessions. Au début de l’année 2022, Google a accepté de payer les éditeurs français pour la publication d’extraits d’actualité. De plus en plus de multinationales font l’objet de recours devant les tribunaux. Apple, google, Facebook, Amazon ou Walmart que ce soit en Europe ou en Inde sont sur le coup de décisions de justice.
Les autorités occidentales sont de moins en moins favorables aux transferts de technologies. Ainsi, Honeywell qui produit et de vend de l’avionique à des clients chinois est soumis à des pressions de la part du gouvernement américain. La Chine qui a décidé de se doter d’une industrie aéronautique de haut niveau d’ici le milieu du siècle a besoin de la technologie occidentale pour y parvenir.
Face aux risques géopolitiques, les multinationales sont tentés de ruser et de composer afin de conserver des parts de marché. En Russie, les entreprises américaines aveint réussi à contourner les premiers embargos, ceux décidés en 2014 après l’affaire de Crimée, en jouant sur leurs filiales. Pour se conformer aux lois chinoises sur la cybersécurité, Apple stocke et partage les données des utilisateurs d’iPhone avec une entreprise soutenue par l’État. Depuis 2018, les entreprises américaines ont cessé de contester la contrefaçon de brevet devant les tribunaux chinois par crainte des mesures de rétorsion. Malgré tout, le rêve du marché mondial sans frontière des années 1990 s’estompe, les entreprises sont confrontées à un ajustement de leur stratégie et doivent apprendre à se jouer des mesures protectionnistes.
Matières premières, énergie, une nouvelle ère commence ?
La hausse des prix des produits de base provoque de graves dommages économiques et sont susceptibles d’entraîner d’importants bouleversements politiques. Les chocs pétroliers des années 1970 ont amené la stagflation. La rente pétrolière a alors renforcé les pays du Moyen-Orient et ont certainement permis à l’URSS de perdurer quelques années. Les pays en voie de développement non producteurs ont été lourdement touchés par la hausse des cours. L’Argentine et plusieurs pays d’Afrique ont été contraints à des banqueroutes ou à des abandons de dettes. La hausse des prix des céréales en 2010 et 2011 a été le déclencheur des manifestations de rue qui ont conduit au printemps arabe et au renversement de plusieurs régimes. L’augmentation du prix du brut a été également un élément déclencheur de la crise des subprimes de 2008 et de la crise de la dette grecque en 2011.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie déclenche le plus grand choc des matières premières depuis 1973, choc qui s’accompagne d’une potentielle désorganisation du marché des céréales, désorganisation sans précédent au niveau occidental depuis 1917. L’augmentation des prix est pour le moment le produit d’anticipations, l’offre n’est pas encore affectée, ni par le conflit, ni par les embargos. Il n’en demeure pas moins que les indices globaux des prix des matières premières sont, début mars, 26 % plus élevés qu’au début de 2022. Les prix du gaz ont presque triplé. L’augmentation de celui du nickel, utilisé entre autres pour la conception des voitures électriques, a été tel sur le marché de Londres que la fixation de son cours a été interrompue.
La désorganisation des marchés devrait se ressentir dans les prochaines semaines. Les sanctions occidentales contre les banques russes ont dissuadé les prêteurs, les assureurs et les compagnies maritimes de conclure des accords pour transporter des produits russes ou biélorusses, laissant des quantités de métaux industriels invendus. Des navires remplis de brut en provenance de l’Oural ne peuvent pas décharger leur cargaison dans les ports occidentaux. En Ukraine, les ensemencements de printemps risquent d’être impossibles à réaliser si le conflit s’éternise. Un embargo sur le pétrole russe de la part des Américains et des Européens aboutirait à retirer du marché plus de 5 % de l’offre mondiale provoquant une hausse du cours du baril qui pourrait atteindre 200 dollars. Si l’économie mondiale consomme moins d’énergie par unité de PIB que dans les années 1970, elle reste dépendante du pétrole. L’inflation qui est proche de 7 % pourrait augmenter de deux à trois points. La croissance pourrait ralentir à mesure que le pouvoir d’achat des ménages diminue, que la confiance des entreprises est ébranlée, et que les taux d’intérêt augmentent.
En 2022, plusieurs grands pays ont des échéances électorales importantes : en France, les élections présidentielle et législatives en avril/juin ; aux États-Unis, les élections de mi-mandat et, au Brésil, l’élection présidentielle. Les tensions sociales ne peuvent que s’accroître en particulier dans les pays émergents et en développement où la nourriture et le carburant représentent une part plus importante des dépenses des ménages. En 2007-2008, la hausse du prix des céréales avaient provoqué des émeutes dans 48 pays.
Dans les prochains mois, les Occidentaux devront donner la priorité à l’augmentation de l’offre afin de contrer les effets néfastes de la crise des matières premières. Les alliés occidentaux au sein de l’OPEP sont appelés à accroître leur production. Le Président Joe Biden a demandé aux producteurs américains de pétrole de schiste de multiplier les gisements après avoir promis l’inverse au cours de l’élection présidentielle. Plusieurs pays européens dont la France s’engagent à relancer la construction de centrales nucléaires. Il faudra une décennie avant de bénéficier des nouvelles centrales. D’ici là, une montée en puissance des énergies renouvelables est attendue même si elle n’empêchera pas un recours plus important au charbon. Au niveau mondial, pour les pays en développement, certains importateurs de produits alimentaires et de pétrole pourraient être confrontés à des déficits importants de leur balance des paiements et à une chute de leurs réserves de devises. Le FMI pourrait être appelé à intervenir. En Europe, l’idée d’une mutualisation accrue – que ce soit au niveau de l’énergie et des financements des dettes publiques – est avancée afin d’éviter que des pays comme les Pays Baltes soient étranglés.