Le coin des tendances – prévisions – travail de plateforme – protectionnisme
Les contours complexes du travail de plateforme
Depuis une dizaine d’années, le travail de plateforme s’est fortement développé en concernant de multiples activités, depuis les locations saisonnières à la prise de rendez-vous chez le médecin en passant par la livraison à domicile et le bricolage. Ce type de travail a généré une nouvelle catégorie d’actifs, indépendants sur le plan statutaire tout en étant en situation de dépendance vis à vis des différentes plateformes auxquelles ils peuvent être rattachés. L’essor de ce type de travail qualifié d’ubérisation de l’économie est à la fois perçu comme une régression sociale et comme un outil permettant de générer des revenus et de l’activité.
La classification du travail de plateforme est malaisée à réaliser. Ce dernier n’est pas clairement défini par un code dans les nomenclatures sectorielles APE (Activité Principale d’Entreprise) et NAF (Nomenclature d’Activités Française). Il est globalement admis que le travail de plateforme inclut les activités de service dont la mise en relation entre travailleurs et clients se fait par l’intermédiaire d’une plateforme numérique ou d’une application informatique. Certaines divergences concernent, cependant, la nature de la contrepartie monétaire ou non, ou encore le seuil de temps ou de revenus exigé pour rendre cette activité tangible. Les plateformes peuvent donner lieu à des échanges de services (logements, travail par exemple), à des activités bénévoles ou à des opérations commerciales. Une enquête engagée en 2022 par l’INSEE propose de restreindre la définition du travail de plateforme à un service rémunéré impliquant de multiples offreurs et clients. Le paiement entre clients et prestataires peut être direct ou indirect comme c’est le cas avec Doctolib qui fait intervenir la Sécurité sociale sans que cette dernière soit partie prenante dans la prise de rendez-vous. Dans l’approche de l’INSEE, les plateformes de locations saisonnières pourraient être exclues. Or, pour certains loueurs, elles peuvent fournir une part plus importante de leurs revenus. Il en est de même pour ceux réalisant des activités de bricolage ou des cours du soir à domicile.
L’importance du travail par plateforme est difficile à évaluer car l’infrastructure des sites Internet ne permet pas de les dénombrer ni d’apprécier le volume de travail ou la réalité du chiffre d’affaires global. Une inscription sur une plateforme n’implique pas toujours une activité réelle, les travailleurs de plateforme peuvent être inscrits plusieurs fois sous des pseudonymes différents et sur plusieurs plateformes. L’autre écueil est l’appréciation des revenus générés par ces plateformes par rapport aux autres activités professionnelles des personnes qui s’y adonnent. Un autre facteur difficile à mesurer est le temps de travail issu des commandes réalisées sur les plateformes. Il peut y avoir du temps de préparation (nettoyage de la maison, réalisation du cours, entretien de la voiture, etc.). Il y a évidemment le travail dévolu à la commercialisation sur Internet. Il est nécessaire de se connecter ou d’être actif pour être identifié et recevoir une offre de prestation. Les travailleurs sur plateformes sont confrontés comme les autres actifs, voire plus encore, à l’intensification du travail, à la multiplication des tâches et finalement à l’empiètement sur les temps sociaux (vie familiale, études, loisirs). La présence sur la plateforme et la disponibilité conditionnent bien souvent la valorisation du profil sur celle-ci. Si les étudiants ont vu à travers ces plateformes des sources de rémunération faciles, ils ont constaté que ces dernières pouvaient être chronophages, entravant éventuellement le temps consacré aux études. Pour les chauffeurs et les livreurs sondés par l’INSEE, la nécessaire souplesse ou flexibilité face aux fluctuations de la demande réduit fortement la promesse de maîtrise des temps.
Le travail via des plateformes n’étant pas défini, l’absence de régulation des conditions de travail imposées par les ces dernières n’est pas sans conséquence pour les actifs concernés. Le risque d’une faible protection des actifs est fréquemment évoqué. L’hétérogénéité des situations dans lesquelles les travailleurs des plateformes exercent leur activité rend certes ardue la mise en place d’un cadre unique. Depuis leur apparition, la question des modalités de la protection sociale des actifs cherche toujours une réponse. Faut-il créer un régime spécifique, l’aligner sur celui des salariés ou accroître les droits de tous les indépendants ? Jusqu’où la responsabilité des détenteurs de la plateforme s’étend ? Comment s’articule-t-elle avec celui qui est à l’origine de la prestation ?
Le travailleur doit assumer le risque économique lié à l’exécution de la prestation, mais aussi le financement de sa protection sociale dès lors qu’il n’est pas salarié. Jusqu’ici, les actions intentées en justice pour faire évoluer le droit social dans un sens qui soit plus favorable aux travailleurs des plateformes, ont eu des effets limités, de même que les actions collectives et syndicales.
Face à ces nouvelles activités, de plus en plus d’acteurs de l’assurance et du secteur bancaire développent des produits destinés à couvrir les risques matériels et sociaux auxquels sont confrontés ces travailleurs de plateforme. Ils essaient de suppléer autant que possible les faiblesses des régimes obligatoires.
Pour disposer des ressources et des protections suffisantes, certains travailleurs de plateformes sont contraints de combiner des dispositifs comme les minima sociaux, les activités réduites et les missions courtes ou d’utiliser le statut d’ayant droit de leur conjoint ou parents.
Les frontières avec le salariat sont parfois ténues. Bien qu’ayant le plus souvent un statut de micro-entrepreneur, les livreurs à vélo sont explicitement soumis à un management, digital mais réel. Ils sont évalués et peuvent être sanctionnés. Ils évoluent avec un lien de subordination réel même s’il est virtuel. En revanche, les freelances dans l’informatique sont dans une tout autre situation, les plateformes participant à la mise en relation des travailleurs et offreurs de prestations.
Les plateformes peuvent être des vecteurs puissants de discriminations et de ségrégation sociales. Elles utilisent des procédures automatisées pour gérer un grand volume d’usagers, assurer l’appariement entre les offres et les demandes, les classer, les sélectionner selon des critères potentiellement multiples. Leurs algorithmes, plus ou moins sophistiqués, orientent la décision de l’utilisateur. Elles ne sont objectives qu’en apparence. Les algorithmes privilégient ainsi les services entre personnes se ressemblant ce qui amène une partition, par exemple, en fonction des origines. Les offreurs les plus notés, les plus évalués sont favorisés ce qui peut induire des procédures d’auto-valorisation. Les offreurs qui sont les plus actifs seront ceux qui seront en tête des pages au détriment des nouveaux entrants ou des offreurs occasionnels.
De l’art difficile de la prévision économique
Les économistes ne sont pas des météorologues de l’économie ou des diseurs de bonne ou de mauvaise aventure. Compte tenu de la multitude de facteurs rationnels et irrationnels, extrêmement difficiles de prévoir de manière certaine un taux de croissance, un taux d’inflation. Les économistes peuvent décrypter le passé et donner des lignes de tendance. Ils peuvent établir des scénarii pour le futur en ayant recours à des modèles économétriques. Ils ont une tendance naturelle à être pessimistes par crainte d’avoir tort en étant optimistes. Il y a encore quelques mois, ils étaient nombreux à prédire une récession des États-Unis, la Réserve fédérale ne cessant d’augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation. Cette politique étant suivie par toutes les grandes banques centrales, les économistes ont craint une récession mondiale s’accompagnant d’un risque de crise financière au sein des pays émergents en raison de l’appréciation du dollar. La guerre en Ukraine a accru leur pessimisme. Les augmentations des cours des matières premières, de l’énergie et des produits agricole, voire les menaces de pénuries, ont conduit nombre d’entre eux à estimer qu’une crise était inévitable. Un peu plus d’un an plus tard, les craintes et les menaces ne se sont toujours pas réalisées. L’inflation après avoir atteint un sommet au second semestre 2022 est en recul aux États-Unis comme en Europe. Le taux d’inflation annuel aux États-Unis est tombé à 3 % en juin laissant présager la fin du processus de hausse des taux directeurs de la FED. Après avoir subi une correction en 2022, les marchés « actions » sont en hausse depuis le début de l’année et les rendements obligataires sont en baisse. Le billet vert est proche de son niveau le plus faible depuis que la Fed a commencé à relever ses taux ce qui constitue une bonne nouvelle pour les pays émergents.
Depuis le début de l’année, l’optimisme tend à supplanter le pessimisme chez les investisseurs, voire, avec plus de réserves, chez les économistes. Ce revirement peut surprendre au vu du ralentissement de la croissance et du niveau élevé des incertitudes. Le 17 juillet, la Chine a annoncé que son économie n’avait augmenté que de 0,8 % au deuxième trimestre par rapport aux trois mois précédents, contredisant les pronostics de rebond après l’abandon de la politique « zéro-covid » en décembre dernier. Dans ce contexte, la résilience de l’économie américaine surprend. Malgré le train de hausse des taux directeurs, elle continue à créer des emplois. La consommation y demeure dynamique.
Plusieurs points doivent être pris en compte en ce début de second semestre. Bien que plus faible, l’inflation reste bien au-dessus des objectifs de 2 % fixé par les banques centrales. La baisse l’inflation a été provoquée par une diminution ponctuelle des prix de l’énergie. Hors alimentation et énergie, les taux d’inflation sous-jacente demeurent supérieurs à leur niveau de mi-2022. En zone euro comme aux États-Unis, les salaires continuent de croître bien au-delà de la croissance de la productivité. De nouveaux durcissements de la politique monétaire sont, de ce fait, envisageables, avec à la clef un risque accru de récession. L’inflation pourrait persister naturellement autour de 3 % du fait de la transition énergétique et du vieillissement démographique. Le deuxième point important à scruter est l’évolution de l’emploi. Pour le moment, il se tient bien mais des signes d’essoufflement se manifestent tant en zone euro qu’aux États-Unis. Pour le moment, les entreprises, par peur des pénuries de main-d’œuvre conservent leurs salariés même en cas de baisse de la demande. Elles pourraient réviser brutalement leur comportement si l’atonie de celle-ci se confirmait. Dernier point, les divergences entre les grandes économies mondiales augmentent. Le Royaume-Uni connaît une inflation sous-jacente de plus de 7 % quand aux États-Unis et en zone euro, elle se situe autour de 5 %. Le Japon a à peine entamé son resserrement monétaire, ayant connu une montée de l’inflation plus tardive. La Chine pourrait faire face à un ralentissement structurel de la croissance en raison du poids des créances douteuses. Plusieurs moteurs de l’économie mondiale pourraient être en panne freinant une reprise dans les autres pays.
Dans ce contexte compliqué, les économistes ont tout intérêt à faire preuve de prudence afin de ne pas être contredit par les faits même si Milan Kundera se plaisait à écrire « je préfère vivre en optimiste et me tromper que vivre en pessimiste pour la seule satisfaction d’avoir eu raison ! »
Le retour perdant/perdant du protectionnisme ?
Le protectionnisme serait-il de retour après une cycle de près de 80 ans favorable aux échanges ? Les importations chinoises aux États-Unis ont diminué de 25 % au premier semestre 2023 au point que la Chine a perdu sa place de premier fournisseur de ce pays. Ces deux grandes puissances multiplient les mesures visant à limiter les échanges. Le mercredi 9 août dernier, le Président américain a signé un décret limitant les investissements liés aux nouvelles technologies dans plusieurs pays. Cette décision a été prise au nom de la défense « de la sécurité nationale ». Les entreprises américaines ne pourront plus investir librement à l’étranger dans les technologies, comme l’intelligence artificielle ou l’ordinateur quantique, dès lors que les investissements sont réalisés dans des « pays problématiques », ensemble dont fait partie la Chine.
Après la publication du décret, la Chine a adressé à Washington une protestation solennelle par la voie diplomatique. Elle « s’oppose fermement à l’insistance des États-Unis à introduire des restrictions sur les investissements en Chine ». Les autorités de ce pays soulignent que les États-Unis nuisent à « l’ordre commercial international et perturbe gravement la sécurité des chaînes industrielles et d’approvisionnement mondiales ». La Chine ne manque pas également d’utiliser l’arme des échanges pour faire pression sur les autres pays. Ainsi, en 2019, le Quotidien du Peuple avait prédit que le monopole chinois sur les terres rares, des minéraux essentiels à la production de la plupart des équipements modernes, deviendrait un outil pour contrer la pression américaine. Entre 2009 et 2020, le nombre des restrictions portant sur les exportations chinoises de la part de Pékin ont été multipliées, selon l’OCDE, par neuf.
Après la décision des Occidentaux de restreindre les ventes à la Chine des semi-conducteurs de pointe et les machines pour les fabriquer, celle-ci a annoncé une limitation des exportations concernant les métaux utilisés dans les puces et autres technologies de pointe. De nouvelles mesures de rétorsion sont en préparation. La Chine recourt aux mêmes armes que les occidentaux pour réduire ses échanges avec ces derniers. Ainsi, une liste des « entités non fiables », créée en 2020, sanctionne toute entreprise portant atteinte aux intérêts de la Chine. Une loi sur le contrôle des exportations de la même année a créé une base juridique pour un régime de licences d’exportation. En 2021, une loi anti-sanctions a permis des représailles contre les organisations et les individus qui ont appliqué les sanctions d’autres pays. Une loi anti-espionnage est également entrée en vigueur, étendant la portée du contrôle que les agences de sécurité chinoises peuvent réaliser. Ces nouvelles dispositions ont donné lieu à plusieurs applications concrètes. En février 2023, Lockheed Martin et une unité de Raytheon, deux fabricants d’armes américains ayant des activités non liées à la défense en Chine, ont été placés sur la liste des entités non fiables après avoir expédié des armes à Taïwan. Les entreprises concernées ne peuvent plus réaliser de nouveaux investissements en Chine. En avril, Micron, un fabricant de microprocesseurs américain, a fait l’objet d’une enquête du régulateur chinois du cyberespace. Micron ne peut plus exporter en Chine ses semi-conducteurs car ils ne respectent les règles de sécurité de ce pays.
Compte tenu du caractère large des fondements des sanctions, les entreprises occidentales peuvent à tout moment se voir interdire le marché chinois. L’évaluation de leurs risques est un enjeu majeur. La loi sur les relations étrangères qui permet de tenir pour responsable toute personne agissant d’une manière jugée « préjudiciable aux intérêts nationaux de la Chine constitue une menace pour les activités occidentales en Chine.
Les nouvelles lois chinoises autorisent le gouvernement de restreindre un large éventail de minéraux et de composants. Les fabricants de batteries, en particulier, sont fortement exposés. Selon la Commission européenne, 40 % à 80 % de la fabrication des batteries dépendent d’une manière ou d’une autre de la Chine. Ce pays a également les moyens de bloquer la fabrication de la quasi-totalité des panneaux solaires. La dépendance des pays de l’OCDE est totale en matière de gallium et le germanium. La Chine produit 98 % du gallium brut mondial, un ingrédient clé de la technologie militaire de pointe. Cela inclut les systèmes de défense antimissile et de radar de nouvelle génération des États-Unis. De plus, un composé à base de gallium, le nitrure de gallium constitue un élément clef pour l’élaboration de la future génération de semi-conducteurs hautes performances.
Le protectionnisme est un jeu perdant/perdant. Il contribue à l’augmentation des prix et au ralentissement de la croissance. Contrairement aux espoirs de certains, il ne permet pas la création d’emplois. Dans les années 1970 et 1980, les mesures protectionnistes prises par les États-Unis et l’Europe en ce qui concerne la sidérurgie et l’automobile ont été contreproductives. Les dispositions de restriction des échanges adoptées par la Chine sur les terres rares pourraient se retourner contre elle. Dans le cadre des chaines de valeurs, des produits en provenance de Corée du Sud, du Vietnam, des États-Unis ou de l’Europe intègrent des terres rares de Chine et font l’objet d’une valorisation au sein de cette dernière. Des interdictions pures et simples d’exportation inciteraient l’Occident à accélérer la construction de ses propres usines de batteries et de trouver des substituts en ce qui concerne les matières premières.
Dans l’histoire économique, le protectionnisme est synonyme de faible croissance et de tensions pouvant déboucher sur des conflits armés. Il trouve pourtant de nombreux avocats au sein des populations occidentales. Il constituerait la meilleure arme pour lutter contre la désindustrialisation et pour éviter toute dépendance économique et technologique. Les relations entre la Chine et les pays de l’OCDE se tendent essentiellement du fait des États-Unis et de la compétition économique et géostratégique que ces deux pays ont engagée. Depuis des années, l’Organisation Mondiale du Commerce n’assure plus réellement son rôle d’arbitre. La Chine aurait dû certainement perdre son statut de la nation la plus favorisée qui lui a été attribuée quand elle était un pays sous-développé. Devenu le premier exportateur mondial, elle conserve ce statut en raison de la faiblesse du PIB par habitant. Compte tenu de sa puissance économique, ce pays devrait être soumis aux mêmes règles que les autres grands exportateurs. L’OMC aurait également dû traiter les dispositifs d’extraterritorialité qui se multiplient et qui autorisent les États à poursuivre des entreprises étrangères dès lors qu’elles ne respectent pas leur législation. L’OMC devrait également s’inquiéter des mesures prises pour subventionner les entreprises en lien avec la transition énergétique. Une surenchère s’est instaurée entre les grandes puissances au détriment des pays émergents ou en voie de développement. La mise en place de taxes carbones aux frontières pourrait à terme réduire les échanges internationaux. Or, ces quarante dernières années, ceux-ci ont permis de diminuer la pauvreté et de favoriser l’émergence d’une classe moyenne au sein de nombreux pays en Amérique Latine, en Asie et depuis peu en Afrique.