12 juin 2021

Le Coin des tendances – vingt ans déjà et l’impôt sur les bénéfices

Les vingt ans qui ont changé le monde

En juin 2001, le cours de l’action d’une startup, Amazon, dirigée par Jeff Bezos enregistrait une perte de 70 % sur un an, victime de l’éclatement de la bulle Internet. Nul ne misait sur l’avenir d’une librairie en ligne qui accumulait perte sur perte. Toujours en 2001, la bourse américaine était frappée de plein fouet par la manipulation financière de plus de 14 milliards de dollars chez Enron entraînant la faillite de cette société qui fut un temps la septième capitalisation des États-Unis. Ce scandale a provoqué le démantèlement d’un des premiers cabinets d’audit mondiaux, Arthur Andersen. Le 11 septembre 2001, l’effondrement des deux tours du World Trade Center créa un onde choc qui est encore ressentie vingt ans plus tard. Le cœur financier des États-Unis avait été frappé, prouvant qu’aucun pays n’était désormais à l’abri d’attaques terroristes et meurtrières. Le 11 septembre renvoie immanquablement à Pearl Harbor par son caractère imprévisible ou presque et par sa violence.

En 2001, la Chine commençait à peine son envolée vers les sommets, l’image du pays était entachée par les chars sur la place Tien Amen. Son PIB pesait moins de 5 % du PIB mondial. Ses entreprises publiques étaient peu rentables et n’inquiétaient personne. Dix ans après la chute de l’URSS, la monnaie unique s’était substituée avec aisance aux monnaies nationales déjouant toutes les craintes. Les taux d’intérêt convergeaient sur le Vieux Continent, l’Europe du Sud connaissait alors une expansion rapide. Une nouvelle ère européenne semblait s’ouvrir.

Vingt ans après, le temps d’une génération, le panorama est tout autre. L’économie s’est mondialisée à un rythme inconnu depuis la fin du XIXe siècle. La Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale et pourrait devenir la première d’ici 2027. Après avoir mené deux guerres extérieures, les États-Unis ont réussi à maintenir leur supériorité militaire et technologique. Ils ont été ébranlés par la crise des subprimes qui est née sur leur territoire mais dont les effets ont été bien plus élevés pour l’Europe. De son côté, la zone euro a survécu à la crise de 2008/2009 mais a failli succomber à celle des dettes souveraines de 2012. Les pays d’Europe qui, depuis 1951, malgré de nombreux obstacles, poursuivaient un processus d’intégration sont en proie à des divisions croissantes. Le Traité constitutionnel de 2005, après l’échec des référendums français et néerlandais et le Brexit, adopté par référendum au mois de juin 2016, ont semblé sonner le glas de toute ambition européenne. Sur le plan économique, les entreprises technologiques ont pris la place des compagnies pétrolières et des firmes automobiles parmi les plus grandes capitalisations. Elles représentent désormais plus du quart du marché boursier mondial. La répartition géographique est devenue déséquilibrée avec une prédominance des États-Unis et de la Chine. 76 des 100 entreprises les plus valorisées au monde proviennent de ces deux pays. Les entreprises européennes au sein de ce classement sont passées de 41 en 2000 à 15 aujourd’hui. L’Europe n’est pas la seule à avoir reculé. Le Japon qui à la fin des années 1980 menaçait la suprématie américaine, est en retrait depuis.

Au-delà de la capitalisation boursière, pour mesurer les rapports de force, il n’est pas inutile de prendre en compte l’activité commerciale du pays qui intègre le chiffre d’affaires et les activités de financement des entreprises. En la matière, les États-Unis sont dominants. Selon l’hebdomadaire « The Economist », avec 24 % du PIB mondial, ils sont à l’origine de 48 % de l’activité commerciale mondiale, la Chine en assurant 20 % pour un PIB de 18 %. Les autres pays qui représentent 77 % de la population mondiale se partagent 32 % de l’activité commerciale mondiale.

L’Europe semble avoir manqué une marche. Focalisée sur la création de la monnaie commune puis enlisée dans l’affaire des dettes souveraines, elle n’a pas réussi à faciliter l’émergence de grandes entreprises technologiques. L’élargissement à l’Est a également accaparé de nombreuses énergies tant publiques que privées. L’absence d’un vaste marché de financement des start-ups et la mise en œuvre de politiques orthodoxes au niveau tant budgétaire que monétaire ont joué en défaveur de l’Europe. D’autres pays ont également échoué sur le terrain de la haute technologie. Le Brésil, le Mexique et l’Inde ont failli connaître un essor rapide entre 2000 et 2010 avant de retomber dans leur travers. Certains annonçaient que le Brésil pouvait intégrer le trio de tête des grandes puissances économiques mondiales. La domination économique sino-américaine est impressionnante et a peu de précédents. Depuis vingt ans, sur les 19 entreprises créées de plus de 100 milliards de dollars, neuf se trouvent aux États-Unis et huit en Chine. L’Europe n’en a pas. La crise sanitaire ne fait que renforcer les positions des entreprises de ces deux pays. La bataille fait désormais rage sur le terrain des paiements, de la mobilité et de la vidéo.

La formule gagnante en matière de haute technologie comprend de nombreux ingrédients : un vaste marché intérieur, une aide publique ciblée et efficiente, un marché de capitaux profonds, des réseaux de capital-risqueurs développés et la présence d’établissement d’enseignement supérieur ainsi que de centres de recherche en lien avec le secteur privé. Une culture entrepreneuriale et favorable à l’innovation est indispensable. Les pays performants exaltent la valeur travail. En moyenne, la durée de celui-ci dans les entreprises de haute technologie peut atteindre 9 heures six jours sur sept… la Chine comme les États-Unis appliquent la théorie de la destruction créatrice. Entre 2000 et 2020, des millions d’emplois ont été supprimés dans les deux pays remplacés par des nouveaux au sein des secteurs de pointe ou dans les services domestiques. En Chine, les entreprises publiques d’État ont licencié au début des années 2000 plus de 8 millions de salariés.

La Chine, comme les États-Unis, semble avoir mené une bataille économique à distance mais dont les effets commencent à être durement ressentis par les populations. Aux États-Unis, que ce soit à travers le vote en faveur de Donald Trump ou celui en faveur de Joe Biden, les électeurs s’inquiètent du déclin national, ainsi que des bas salaires et des monopoles (environ un quart de l’indice S&P 500 serait susceptible de mériter un examen antitrust). Des demandes de revalorisation des salaires se font jour. En Chine, le président Xi Jinping considère les grandes entreprises privées comme une menace pour le pouvoir et la stabilité sociale du Parti communiste. Les autorités tentent de reprendre le contrôle de ces entreprises dont celle de Jack Ma, Alibaba. L’ingérence des autorités chinoises est un sujet d’inquiétude pour les États-Unis comme pour l’Europe.

L’économie mondialisée de ces vingt dernières années cherche sa direction. Les moyens technologiques offrent aux entreprises et aux États qui les utilisent des moyens de surveillance, d’orientation, de domination sans précédent. L’Europe qui a privilégié la création d’un espace économique régulé est démunie face à cette mutation. Elle dépend des multinationales américaines ou chinoises. La tentation serait d’instituer des barrières protectionnistes comme le font l’Inde ou le Brésil, au risque d’être marginalisée. L’autre solution serait d’accélérer le processus d’intégration et l’engagement de programmes européens sur la haute technologie comme cela vient d’être réalisé, non sans difficulté, pour les batteries. Les États européens ont réussi dans le passé à s’unir avec succès dans l’aéronautique civil et dans le spatial. Le futur projet d’avion militaire européen, traduit cette nouvelle volonté de s’unir, étant rappelé que, dans les années 1980, les États membres ont développé trois avions concurrents : Le Rafale français, l’Eurofighter d’Airbus et le Saab Gripen suédois. Que ce soit dans les énergies, hydrogène, nucléaire, solaire, dans les moyens de transports (flotte autonome de véhicules, avions et trains à grande vitesse, etc.) ou dans les biotechnologies, l’Europe dispose des moyens pour redevenir attractive. Elle dispose d’un nombre important d’universités, de centres de recherche et d’entreprises reconnues.

L’impôt mondial sur les bénéfices : des gagnants et des perdants ?

La mise en place d’un minimum d’imposition pour les bénéfices des sociétés multinationales n’a été rendue possible que par le changement de cap de la politique américaine. Au mois de février, la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, annonçait qu’il était temps de mettre fin au « nivellement par le bas » de l’impôt sur les sociétés. Les discussions qui étaient au point mort depuis deux ans au sein de l’OCDE ont alors repris. La discussion entre les membres du G7 a porté sur la question de réaffectation des droits d’imposition vers les pays où se déroule l’activité économique, plutôt que vers ceux où les entreprises choisissent de comptabiliser leurs bénéfices. Le sujet n’a donc pas été celui de la fixation d’un taux d’imposition global minimum. Ce changement de l’enjeu de la discussion a permis aux négociateurs d’accepter l’idée d’un taux minimum d’au moins 15 % avec une redistribution des droits d’imposition afin de garantir une plus grande part des droits d’imposition aux pays où les entreprises réalisent une part de leurs bénéfices. Ils ont également souhaité ne pas centrer les débats sur la taxation des géants du numérique, ces derniers étant principalement américains. Les Européens ont par ailleurs promis de démanteler leurs taxes protectionnistes contre les entreprises du digital. L’accord intervenu au niveau du G7 devra être approuvé par le G20 qui comprend des pays comme la Chine, la Russie, l’Inde ou le Brésil pouvant avoir quelques réticences à accepter un diktat occidental. Si au mois de juillet, le G20 validait cet accord, ce dernier pourrait s’imposer dans les faits à plus de 120 État.

Les gagnants de cet accord sont les grandes nations dans lesquelles les multinationales réalisent des chiffres d’affaires importants mais peu de bénéfices imposables, grâce à une optimisation fiscale. Les pays en développement dans lesquels les entreprises mondiales ont des usines devraient également en bénéficier, mais pas autant qu’ils le pensent. Les perdants les plus évidents seront les paradis fiscaux et les États ayant abaissé sciemment le taux de leur impôt sur les sociétés pour attirer des sièges sociaux plus ou moins réels comme l’Irlande ou le Luxembourg. Une étude de 2018 de l’OCDE concluait que 40 % des bénéfices à l’étranger réalisés par les multinationales étaient artificiellement transférés vers des pays à faible fiscalité.

Les États paradis fiscaux purs comme les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou les îles Caïmans ont tout à perdre de ce changement de cap fiscal. Bien qu’ils ne gagnent rien en revenus de l’impôt sur les sociétés, ils dépendent, à des degrés divers, des honoraires des filiales de grandes entreprises et d’une industrie artisanale de comptables, d’avocats et d’autres prestataires de services aux entreprises qui se sont installés sur place pour pouvoir opérer les montages fiscaux. Les services aux entreprises et financiers représentaient plus de 60 % des recettes publiques des Îles Vierges en 2018. Dans le cadre des négociations internationales, les États paradis fiscaux ont peu de soutien, les gouvernements étant confronté à des besoins de financement croissants et à une exigence de transparence plus forte de la part des opinions publiques.

Les représentants des économies mieux intégrées comme l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg ou Chypre au sein de l’Union européenne et Singapour ou Hong Kong essaient de limiter l’ampleur de l’accord. Ils souhaitent notamment que le taux minimum soit le plus faible possible. Ces pays disposent de taux sur les bénéfices faibles doublés d’une législation autorisant leurs transferts vers des paradis fiscaux permettant in fine une absence quasi-totale de taxation. Le Luxembourg serait ainsi devenu, selon le FMI, une plaque tournante pour les investissements directs étrangers, plus de 10 % du total mondial y transiteraient. L’Irlande grâce à son taux de 12,5 % a connu une croissance de son PIB très rapide au point de figurer parmi les États de l’Union européenne où le PIB par habitant est le plus élevé. Au-delà des montages fiscaux, de nombreuses entreprises ont choisi Dublin pour s’installer. L’Irlande est ainsi une porte d’entrée pour de nombreuses multinationales dont Google. Ces implantations ont généré d’importants apports de richesses. L’impôt sur les sociétés représente 20 % des recettes fiscales du pays. Lors des discussions au sein du G7, les Irlandais ont fait pression sur les États-Unis pour qu’ils s’opposent à un transfert des droits d’imposition et à la fixation d’un taux supérieur à 12,5 %. L’Irlande estime que les petits États devraient être autorisés à utiliser la politique fiscale pour compenser les avantages d’échelle, de localisation et de ressources dont bénéficient les grands. Avec l’adoption de l’accord, le gouvernement irlandais a prévu une perte annuelle de recettes fiscales de 2 milliards d’euros, soit environ 2,4 % des recettes publiques. Contre l’accord du G7, l’Irlande peut compter sur le soutien, en Europe, de la Hongrie dont le taux sur les bénéfices est de 9 %, Chypre et Malte. En dehors de l’Union européenne, Singapour et la Suisse ont également indiqué que le taux de 15 %, à leurs yeux, était trop élevé.

Dans cette affaire, le Luxembourg et les Pays-Bas préfèrent jouer profil bas. Ils ont mal vécu les accusations de paradis fiscaux sorties dans la presse en 2014. Ils ont depuis durci leur législation et coopèrent avec les services fiscaux des pays de l’OCDE. Dans ce contexte, l’Irlande aura du mal à rejeter l’accord même si au sein de l’Union les sujets fiscaux exigent l’unanimité sachant que, quoi qu’il arrive, sur le Vieux Continent les États-Unis pourraient imposer ce nouveau cadre aux multinationales américaines fortement représentées en Irlande.